Scène XVI

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Javert se tordit pour capter les yeux de Valjean. Un nouveau regard, pétillant de joie, de la part du policier fit frissonner de joie Valjean, mais il ne devait pas s’investir trop. Il avait trop souffert durant toutes ces vies. Ce damné mouchard perçut la retenue dans les yeux si limpides du forçat. Il perdit son sourire et murmura :

« Que se passe-t-il Jean ? »

Puis, sans laisser le temps à Valjean de répondre, le policier se méprit sur la signification de cette soudaine détresse.

« Pardonne-moi, je suis un jobard. Je ne te parlerais plus en argot, j’imagine bien que cela ne doit pas éveiller de bons souvenirs chez toi.

- Ce n’est pas cela, le rassura Valjean. Même si cela me fait étrange d’entendre parler une langue que je me suis juré d’oublier.

- Alors c’est moi ? Je suis trop entreprenant. Je vais te laisser. »

Javert allait se redresser mais la poigne forte de Jean-le-Cric le retint dans une prise implacable.

« Certainement pas ! Je suis juste en train de repenser à cette nuit.

- Ho, je vois. »

Javert ne souriait plus, ne se sentait plus à l’aise, Valjean le sentit se raidir dans ses bras et il détesta cette sensation.

« Je suis désolé Jean, je ne me permettrais plus de venir te déranger en pleine nuit. Les soucis de police resteront au commissariat.

- Mais non, voyons ! Seulement, je suis encore sous le choc. Je n’ai pas l’habitude qu’on tue pour moi. »

Ces mots, tellement incongrus, achevèrent de briser la belle entente. Javert s’échappa et s’assit sur le lit. Valjean regardait le dos, long et mince, du policier, il n’était pas vierge de cicatrices. Il portait des marques de fouet et des blessures dues à sa vie dangereuse. Valjean posa sa main sur le dos et caressa doucement, sentant les muscles bouger sous ses doigts.

« Je n’aurais pas dû te le dire…

- Je suis content que tu me l’ais dit. N’est-ce-pas ainsi que cela fonctionne ?

- Quoi ? »

Javert s’était retourné pour regarder Valjean, interrogatif.

« Un couple ?, rétorqua Valjean, incertain.

- Nous formons une jolie paire. Un couple ? »

Le sourire revint, amusé, légèrement ironique.

« Un couple d’invertis… »

Javert se leva et saisit ses vêtements froissés sur le sol. Il s’habilla rapidement et Valjean le regarda faire. Ce n’était pas l’inspecteur Javert, c’était le mouchard. Ses vêtements puaient la sueur et la poudre noire. Valjean regardait aussi les tâches de sang, le sang de l’homme que Javert avait tué. Égorgé.

Un bain et un rasage auraient fait du bien au policier mais il n’en était pas question. Javert, enfin habillé, saisit le regard de Valjean et fut surprit d’y lire le désir.

Un sourire, gouailleur, le mouchard revint sur le lit et rampa jusqu’à l’homme étendu, totalement nu, sur le lit.

Un baiser, sans prendre garde à l’haleine de la nuit. Ils avaient connu bien d’autres soucis d’odeur et d’hygiène dans leur vie.

Et Javert approfondit le baiser, il se savait désiré et cela changeait toute la donne. Merde ! Il avait tué pour avoir le droit d’être avec Jean Valjean.

Valjean se laissait caresser, embrasser, convoiter ainsi, les mains de Javert glissait sur une de ses cuisses, l’écartant pour lui permettre de s’installer plus commodément. Puis, la main caressant toujours la cuisse, ferme et musclée, Javert embrassait et mordait la gorge tendre de Valjean, ravi d’entendre ce dernier gémir doucement.

Quels âges avaient-ils ? Ils avaient déjà fait l’amour la veille au soir. Et pourtant...

Valjean plaça ses mains sur les épaules vêtues de Javert, perdu dans l’odeur forte, masculine du mouchard, puis les mains partirent dans la nuque, les cheveux du policier.

« Je me fous d’être un inverti, murmura Javert dans le creux de l’oreille de Valjean. J’ai passé ma vie à être en-dehors de la société. Je peux continuer ainsi éternellement. Mais qu’en dit le si pieux M. Madeleine ? »

Un baiser, encore plus profond. Oui, le désir revenait, plus brutal, plus puissant. Javert le manipulait si bien.

Mieux que les autres en fait. Ce Javert-là le connaissait, ce Javert-là avait brûlé tous ses vaisseaux. Il faisait ses choix en toute connaissance de cause.

Et il était prêt à se damner. De toute façon, n’allait-il pas le faire au Pont-au-Change ?

« M. Madeleine avait beaucoup d’admiration pour son chef de la police, » admit Valjean.

Un ricanement dédaigneux et Javert mordit fort la peau fragile de la gorge de Valjean à la marquer. Ce qui provoqua un gémissement éhonté de la part du vieux forçat, embarrassant ce dernier au-delà de tout.

« M. Madeleine aurait été un imbécile s’il l’avait fait ! Sauf votre respect. Monsieur le maire n’était pas un imbécile.

- Et si ses pensées concernant son chef de la police n’avaient pas toutes été dictées par la peur ?

- Je l’aurais su.

- Vraiment ?

- Tes yeux sont limpides. Et j’y ai toujours lu l’appréhension, la méfiance…, la haine...

- M. Madeleine savait cacher ses sentiments les plus profonds. »

Un rire, suffisant puis Javert reprit la bouche du maire de Montreuil, glissant d’autorité sa langue dans celle de M. Madeleine.

« Menteur… , » souffla Javert, ses lèvres tout contre celles de Valjean.

Puis ce ne furent que des gémissements et des halètements qui remplirent le silence de la chambre…

Ensuite, le plaisir encore chaud au creux de leur rein, les deux hommes prirent le petit-déjeuner devant une madame Toussaint, surprise mais silencieuse devant la présence du policier, si tôt à la table du maître.

Cette scène domestique se renouvela…

La routine s’installa si vite.

La première fois, Valjean avait passé dix mois à connaître le bonheur avec Javert. Régulièrement le policier venait le retrouver pour un repas et une nuit d’amour.

Valjean s’attendait à revivre la même chose...et il fut agréablement surpris.

Non, il ne vit pas une redite de sa dernière vie à Paris…

Javert était plus amoureux, ou plus désespéré, dans cette vie. En fait, l’inspecteur de police passait la majorité de ses nuits au côté de Jean Valjean. Et pas que les nuits. Il était régulier que le policier rentre de son travail pour rejoindre Valjean.

Et ça, Valjean ne l’avait jamais vécu.

La première fois le surprit et l’inquiéta. Il s’attendait à un nouveau drame.

On frappa à la porte et Javert se tenait là. Seul, sans blessures, sans collègues et un sourire incertain.

« Que se passe-t-il ?, demanda Valjean, paniqué sans vraiment savoir pourquoi.

- Je voulais te voir. »

Ce fut tout. Le policier attendait, prêt à repartir.

Et cela frappa Valjean aussi fort que la foudre.

Javert voulait juste le voir, passer du temps avec lui. Le sourire de Valjean pouvait éclairer toute la rue. Est-ce que cette vie serait vraiment la dernière ?

« Entre ! Je t’en prie ! »

Un mouvement de chat, fluide et méfiant et l’inspecteur retira son uniforme. Il était repassé chez lui, rue des Vertus, pour se changer, se laver, se raser.

Il avait passé une journée à se demander quoi faire de Valjean et la réponse fut simple. Aller le voir et profiter de sa présence.

Ce fut une révélation !

Le lendemain de l’arrestation, lorsque l’inspecteur Javert pénétra dans les locaux de la préfecture de police, où il savait que Vidocq l’attendait pour son rapport dans le bureau du préfet en personne…, lorsque le policier, fatigué et encore choqué de vivre, faisait résonner ses bottes sur le sol de pierre de la Préfecture…, il fut accueilli par une salve d’applaudissements.

Il retomba de ses nuages pour observer autour de lui avec stupeur.

L’ensemble des policiers de la Préfecture l’applaudissait et le félicitait. Patron-Minette était tombé !

Tout le monde remarqua l’air stupéfait du policier. Cela ne lui allait pas et le rendait stupide.

Puis, le chef de la Sûreté s’approcha, continuant à applaudir, le regard amusé et moqueur. Suffisant comme à son habitude.

« En retard le cogne ! Faut-il un nouveau chapeau de papier ?

- Que se passe-t-il ?, murmura Javert, se maudissant en sentant ses joues brûler.

- Un cogne courageux le Javert ! Qui aurait cru cela d’un connard d’argousin tel que toi ?

- Comment cela ?

- Il a été question d’une récompense. Pour ton action d’éclat.

- Action d’éclat ? »

Javert était perdu, les applaudissements cessaient. On ne comprenait pas ce qui se passait.

« L’arrestation de Patron-Minette au grand complet, pardi ! Tu crois que je parlais de quoi ? »

Un rire, amer, choqua tout le monde et Javert secoua la tête.

« Je refuse d’être récompensé pour...un meurtre… Merci bien le Mec. »

La voix avait été assez faible pour que seul Vidocq l’entende, le sourire disparut remplacé par la consternation.

« Javert…, commença le chef de la Sûreté.

- Merci tout le monde !, lança Javert à la volée. Nous avons fait du bon travail ensemble. »

Quelques sourires, soulagés, apparurent et Javert put disparaître de la salle de garde, suivi par le Mec, décontenancé.

Vidocq songeait avec aigreur au chapeau abandonné sur le parapet du Pont-au-Change. Dés que la porte fut refermée sur eux et qu’ils se retrouvèrent dans un couloir sans aucun témoin, Vidocq saisit brutalement le bras de Javert et l’obligea à se retourner vers lui.

« Putain ! Javert ! C’est quoi ces conneries ?

- Attends d’avoir mon rapport le Mec ! Je suis sûr que Gisquet sera heureux de me casser.

- Putain ! T’es trop con le cogne ! Tu étais sous couverture. Tu as suriné un gonze, la belle affaire ! »

Javert sourit, avec aigreur. Au fond de lui, quelque chose se réveillait et grondait. Le respect de la Loi ? Le tigre légal n’était pas mort, noyé dans la Seine.

« Je ne pensais pas tuer un jour un homme sans défense. Tu vois ? Je ne vaux pas mieux qu’eux.

- Ta gueule Javert ! Tu aurais préféré crever c’est cela ? Et qu’est-ce qui serait arrivé aux bourgeois qui vivaient dans la baraque ? Tu te souviens des Chauffeurs du Santerre ? »

Javert ne dit rien. Il se souvenait de cette affaire, en effet. Il avait du travailler avec Vidocq, cela lui avait permis d’obtenir le grade d’inspecteur de Première Classe et la place de chef de la police de Montreuil-sur-Mer.

Les Chauffeurs du Santerre était une bande de criminels qui avait sévit en Picardie entre 1818 et 1820, entre Péronne et Montdidier. Comme la police locale n’arrivait pas à mettre la main sur les coupables, le préfet de la Somme avait demandé de l’aide de Paris. Le gouvernement envoya Vidocq, chef de la jeune Sûreté, sur place.

Ce fut une affaire d’infiltration et de surveillance. Vidocq réussit à faire arrêter les principaux membres de la bande. On les jugea et on les condamna à mort en 1820. Le plus connu et qui entra dans la postérité fut le chef de la bande qui se révéla être une femme, Prudence Pezé, dont le surnom était la Louve de Rainecourt.

Seulement Vidocq n’avait pas agi seul, il avait à ses côtés un policier fraîchement arrivé de Marseille, un inspecteur de deuxième classe. Un homme nommé Javert dont on connaissait l’excellence du travail. M. Chabouillet avait tout fait pour que la valeur de son protégé soit reconnue et employée à bon escient.

Javert ne fut pas heureux de retrouver un ancien forçat de Toulon en tant que chef de la Sûreté mais il se montra obéissant et efficace. De la belle ouvrage !

Vidocq se révéla un merveilleux instructeur et Javert devint un excellent mouchard.

Les victimes mourraient dans d’atroces souffrances, les Chauffeurs torturaient les malheureux sur lesquels ils avaient posé leur dévolu. Ils n’hésitaient pas à brûler leurs pieds afin de leur faire avouer où était caché leur argent.

L’état de leurs victimes était atroce, Javert ne l’avait jamais oublié. Patron-Minette ne faisait qu’utiliser des méthodes bien affinées.

« Ce n’est pas la même chose, Vidocq, souffla le policier.

- Tu as tué combien de ces salopards Javert ? Et cela t’a permis de monter en grade ! Tu fais la fine bouche maintenant ? Pourquoi ? Tu préfères riffauder [tirer] que suriner [égorger] ?

- PUTAIN ! C’ÉTAIT UN MEURTRE ! UN MEURTRE ! Un putain de meurtre... »

Vidocq examinait son subalterne avec consternation et ressentiment.

Ils avaient travaillé ensemble durant des années, avec plus de mépris que de respect d’ailleurs. Javert devait être la seule personne à parler aussi insolemment au chef de la Sûreté sans que le Mec ne lui en retourne une.

Les Chauffeurs de Santerre n’était qu’une affaire parmi d’autres qui les avaient forcés à se côtoyer.

Javert avait baissé la tête et tout son corps tremblait de rage, d’accablement…

Le cri de colère de Javert avait fait s’ouvrir des portes et des visages apparaissaient, curieux de savoir qui provoquait tant de tapage.

« Un meurtre ?, reprit Vidocq. Alors je devrais te foutre en tôle, c’est cela ?

- OUI !, clama Javert.

- Cela pourrait s’arranger inspecteur si vous continuez à faire autant de vacarme devant ma porte. »

Le préfet en personne contemplait sans aménité les deux hommes dans le couloir. A ses côtés se tenait M. Chabouillet, horrifié par les propos de Javert et de Vidocq qu’il venait d’entendre.

Javert se recula et lutta pour reprendre un visage impassible. Vidocq retrouva aussitôt un sourire suffisant, si agaçant. Un forçat devenu chef de la police !

« Dans mon bureau !, » jeta M. Gisquet, sèchement.

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