Scène XVII
Javert obéit, soumis, respectueux, obséquieux. Vidocq salua ironiquement M. Chabouillet en passant près de lui.
La porte du bureau du préfet se referma, Chabouillet se glissa à la suite des deux hommes venus faire leur rapport sur la veille.
« Alors ?, » demanda le préfet.
Alors… Javert fit son rapport, conscient qu’il offrait une faute professionnelle assez grave pour permettre au préfet de le chasser sans ménagement, voire d’obtenir son incarcération.
Patron-Minette, infiltration, surveillance, trois jours, Babet, suspicion, combat...puis meurtre de sang-froid…
Vidocq ne pouvait rien faire pour rattraper les choses, il contemplait, contrarié, le policier s’enfoncer dans l’infamie. Vidocq ne comprenait pas comment un mouchard aussi talentueux que Javert, sachant mentir avec tant de brio dans le cadre de son travail, ne pouvait pas déformer la vérité lorsqu’il parlait à ses chefs.
Pas un mensonge mais une légère transgression de la vérité.
Enfin, le silence se fit. Consternant.
Dire qu’on avait applaudi l’arrestation, qu’on avait même parlé de récompenser Javert et maintenant…
Mais le préfet de police n’était pas un imbécile. Les barricades étaient passées par là. Et il reconnaissait la valeur de Javert. Le meilleur élément de sa police.
« Que se serait-il passé Javert si vous n’aviez pas tué cet homme ? »
Javert se mit à sourire, amusé qu’on essaye de le sauver, encore et encore, par le même argument.
« Je serais mort, monsieur.
- Et pour l’affaire ?
- Ils seraient morts, sourit Javert, mais avec une telle amertume que chacun en fut choqué.
- Javert !, reprit durement le préfet. Des victimes ! Et vous traitez cela avec une désinvolture qui frôle...
- Je suis désolé, monsieur. Je ne suis pas indifférent. Mais...
- Javert, souffla M. Chabouillet. Aviez-vous le choix ? »
Lorsque l'inspecteur Javert demanda à être renvoyé par M. Madeleine, il avait accepté par avance la condamnation et le renvoi. Il en était de même à présent.
Javert était un esprit simple, il y avait les coupables et les innocents, il y avait les criminels et les policiers. Un policier commettant un crime était indigne de son poste. Il n'y avait pas à tergiverser.
Donc, il devait être renvoyé. Cela n'était pas discutable.
Javert était un esprit simple.
« Non, reconnut Javert, mais cela ne change rien au problème. »
La Seine !
On pensa à la Seine !
Il ne fallait pas laisser le policier seul sinon il retournerait à la Seine et mettrait définitivement fin à cette situation. Il fallait le surveiller et l'attacher à un bureau sans le laisser libre de ses mouvements. Un collègue ? Rivette ?
Sinon...
Mais le préfet en avait assez de cette situation, Javert l'agaçait. Il claqua des poings sur la table et asséna sèchement :
« Je veux un vrai rapport écrit, Javert ! Pas des aveux pour homicide ! Vous allez recommencer votre rapport en insistant sur les différents choix qui vous étaient proposés. Vous me parlez de meurtre, je suis d'accord !, mais je vois plutôt de la légitime défense. Nous sommes confrontés à des choix durant une enquête. Vous avez fait un choix. Je veux qu'il soit circonstancié dans votre rapport ! »
Le préfet rendit le dossier d'un geste brutal à Javert. Un vrai soufflet en plein visage.
« Et cessez de vous lamenter ! Vous êtes un policier assermenté, un inspecteur de Première Classe ! Si vous ne pouvez plus faire face, je vais vous mettre au pas ! Croyez-moi ! »
Un silence profond succéda à ces paroles pleines d'irritation. Puis M. Gisquet poursuivit, la voix doucereuse, concluant son discours ferme par une flèche du Parthe :
« Ce matin, j'ai reçu une convocation officielle à votre nom, Javert, de la part du ministre de la justice. Vos damnés rapports ont eu un effet ! Il va sans dire que votre absence mettra fin à votre...rébellion... Vous et moi sommes convoqués, je n'irais pas seul parler en votre nom. »
Javert était ébloui. Se pourrait-il que toutes ses observations pour améliorer le système aient été entendues ?
Un vrai sourire apparut sur les lèvres fines du policier. Le premier depuis...un temps indéfini...
Cela détendit l'atmosphère. Javert ramassa son rapport, tombé sur le sol, dans la violence du préfet mais il se sentait si bien. Comme si un poids venait d'être retiré de ses épaules.
Le préfet le regardait avec appréhension. Ainsi que M. Chabouillet et Vidocq.
« Quand aura lieu cette convocation, monsieur le préfet ?, demanda Javert.
- JE vous donnerai l'information en temps et en heure ! Allez réécrire ce rapport inique et me chasser d'autres escarpes, inspecteur. Le chef de la Sûreté a d'autres dossiers en souffrance. Vous pouvez vous rendre utile.
- Oui, monsieur le préfet, fit Javert, conciliant. Je vous suis tout dévoué. »
On se détendit. Peut-être...il y avait une possibilité de sauver Javert de lui-même ?
Vidocq s'approcha de Javert et posa une main apaisante sur l'épaule de son subalterne. Il était temps de quitter le bureau du préfet.
On se salua et on partit.
Dans le couloir, les deux hommes se retrouvèrent de nouveau seuls. Vidocq contempla Javert, mécontent.
« Putain le cogne ! Tu peux pas la boucler ?
- Un meurtre, Vidocq et tout le monde l'oublie. Tu ne trouves pas cela ironique ? »
Ils marchèrent, épaule contre épaule, dans les couloirs de la Préfecture, rejoignant la salle de garde afin de trouver un fiacre pour aller au Siège de la Sûreté.
« Ironique ?, reprit Vidocq.
- J'ai puni des criminels pour meurtre. Sans pitié. J'ai arrêté et conduit des hommes à la Veuve à cet effet. Et me voilà un meurtrier mais chacun veut en faire un acte héroïque. Amusant, non ?
- Tu es devenu tellement compliqué Javert. Tu allais mourir, tu t'es défendu. Tu vieillis le cogne, à une époque tu te posais pas de questions.
- J'aurais dû refuser de le tuer.
- Et tu serais mort ! Gisquet a raison, tu sais. Tu dois réécrire ton rapport. Tu n'es pas objectif.
- Un meurtre reste un meurtre ! Ce n'est pas une question d'objectivité ! »
Le rire de Vidocq résonna, haut et fort dans la salle principale de la Préfecture, attirant le regard des policiers présents.
« Mon cher cogne ! Tu es un jobard ! Tu as tué un type mais tu m'as permis de sauver une famille. Je n'aurais rien pu faire pour empêcher cela sans ton intervention.
- Un héros c'est cela ?, murmura Javert, sombre.
- Bienvenu dans la Sûreté, cher inspecteur. »
Un rire, partagé. Le policier et le forçat. Deux collègues travaillant ensemble et dont les méthodes n'étaient pas toujours acceptables.
Le chef de la Sûreté n'était pas un homme très bien vu des services officiels de police. Vidocq utilisait des méthodes qui frôlaient l'illégalité, voire qui l'étaient réellement. Utilisation de mouchards, de punaises, surveillance et délation, infiltration de bandes de criminels sous des alias, pots-de-vins et paires de gifles... Un policier-mouchard, un mouchard-policier.
Javert avait beaucoup appris de lui.
Ils avaient sensiblement le même âge. Deux hommes venus du bagne, entrés dans la police et vieillis sous le harnais. Deux camps opposés mais réunis dans un but commun.
Javert découvrait avec écœurement qu'il avait passé une ligne. Le policier irréprochable était mort dans la Seine et maintenant il devait tergiverser avec la loi. Il n'obéissait plus strictement à ses principes mais il avait sa propre morale.
Ce qui lui fit mal.
« Bienvenu dans la Sûreté, répéta Javert. Putain ! J'ai besoin d'un glace.
- Viens !, proposa Vidocq. Je t'en offre un au café « Suchet ».
- Je refuse de participer à une compétition.
- Petit joueur ! Javert l'argousin qui ne sait pas picter [boire] sans rouler sous la table.
- Pardon le Mec, je n'ai pas roulé sous la table !
- Javert, Javert, Javert... »
Et les deux hommes quittèrent la Préfecture de police...
Normalement, il était interdit de boire durant le service, le chef de la Sûreté avait bataillé assez pour l'imposer à ses hommes. Il faisait une exception pour Javert.
Il était évident que l'homme était fragilisé.
Il était évident qu'il fallait le soutenir.
Il était évident que c'était indispensable à la survie même de l'inspecteur.
En finissant son deuxième verre d'eau d'affe, Vidocq lança l'air de rien à son vis-à-vis :
« Tu as quelqu'un qui t'attend Javert ? »
L'air de rien mais les yeux très attentifs à lire la réponse dans le gris métallisé des yeux de Javert.
« Pourquoi ? Tu veux m'accompagner Vautrin ?
- Je voudrais que tu ne sois pas seul. Tu comprends cela le cogne ? »
Ne pas faire confiance à Vidocq, un ancien forçat, un homme qui s'était évadé du bagne de Toulon alors que Javert était de surveillance, était un credo pour Javert.
Peut-être...était-il temps de comprendre que les hommes pouvaient changer...
« J'ai quelqu'un, avoua Javert, précautionneusement.
- Merde !, rit Vidocq, s’étouffant dans son verre. Raconte-moi cela ! »
Nouveau verre. Mais cette fois-ci, on buvait ensemble et non l'un contre l'autre.
« Un ami.
- Tu es de ceux-là ? Je ne l'aurais jamais cru. Faudra que je le raconte à Coco-Lacour ! Tu sais qu'il me l'a dit le bougre ?
- Dis quoi ?
- Que tu étais de la jacquette. Note que je m'en fous avec qui tu te couches tant que tu gères tes affaires.
- Vidocq...
- Alors c'est qui ? »
Javert ne dit plus rien, il sirotait son verre mais le chef de la Sûreté n'était pas un imbécile.
Il sourit, encore plus moqueur, estomaqué par ce qu'il comprit.
« NON ! Ce fameux fagot ! Ce Fauchelevent ! Merde ! Toi et un fagot ! Cela se fête !
- Vidocq, tu mériterais une paire de baffes.
- Allez avoue ! C’est qui le Fauchelevent ? Je le connais ? »
Nouveaux regards. Javert et Vidocq se mesuraient du regard. Et les aveux continuaient. Vidocq...un ami possible ?
« C’est Jean-le-Cric.
- PUTAIN ! Le-Cric ? Je le croyais crevé ? Il a plongé de l’Orion, non ?
- Oui.
- Il a survécu ?
- Oui.
- Putain, tu me le présenteras ?
- Non. »
Un rire partagé, deux verres furent entrechoqués avant d’être vidés.
« Qui aurait cru que l’adjudant-garde Javert allait tomber pour un forçat ?
- Ta gueule Vidocq. »
Une soirée de bavardage et de beuverie.
Un allié pour Javert.
Après la soirée consacrée à l’alcool, Vidocq emprunta un fiacre au nom de la Sûreté et ramena Javert chez lui. Devant son immeuble, le Mec se mit à sourire et lança au cocher l’adresse de Valjean, rue Plumet.
Javert lui jeta un regard noir.
Le chef de la Sûreté n’était ni un imbécile, ni un incompétent.
Dans la bonne rue, Vidocq laissa Javert descendre et lui lança, l’air de rien :
« Le-Cric est gracié, je m’en fous de lui. De toute façon, je n’aurais jamais fait de mal à ton fagot, Javert. Il t’a sauvé l’affe. Je l’ai retrouvé noté dans les registres de la Garde Nationale sous le nom d’un type mort depuis des lustres, Ultime Fauchelevent et j’ai lâché l’affaire. Mais, un conseil, mon cher cogne, ne laisse pas ton robin [avocat] sortir de son trou. Gisquet en a encore après les révoltés de juin. D’ici quelques mois il y aura prescription mais pour l’instant, le daron de la raille les veut tous. Les Amis de l’ABC donnent encore des cauchemars à notre préfet.
- Vidocq..., commença Javert, le pied encore sur le montant du fiacre.
- Ta gueule Javert ! Il y a déjà quelques semaines que tu as cessé d’être cabochard [têtu]. La loi mérite quelques hésitations. Rends-toi simplement compte que tu as cessé d’être un policier irréprochable. Cela fait mal mais c’est comme ça ! Tu as déjà fait ton choix. Accepte-le et vis avec ! »
Javert ne disait rien, droit et raide comme une statue, debout devant la portière du fiacre restée ouverte.
« Tu as voulu te noyer dans la Seine à cause de ça. Rien de bon n’en serait sorti, le cogne. Tout le monde s’en serait foutu. Alors que là… Tu vaux quelque chose. Tu l’as prouvé et, si t’es pas stupide, tu continueras longtemps dans ce registre.
- Tu crois vraiment cela le Mec ?
- Cabochard de rabouin ! Va retrouver ton fagot ! Demain, nous reverrons ton rapport et je te parlerai d’un gonze qui m’indispose.
- Plaît-il ? »
Le chien-loup était intéressé, cela fit sourire le Mec qui secoua la main.
« Que nenni mon poteau ! Demain ! Ce soir, c’est relâche ! »
Un coup fort sur le toit du fiacre et la voiture s’en alla, laissant un Javert estomaqué devant la maison de la rue Plumet.
Oui, la routine s’installait et Javert devait apprendre à accepter ce qu’il était devenu. Un policier qui n’était plus irréprochable et qui avait des faiblesses.
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