Scène XVIII
Valjean voyait Javert presque chaque jour.
Mais ce qui avait changé radicalement par rapport aux autres vies, c’était la relation qui se nouait entre les deux hommes.
Javert venait passer des soirées avec Valjean. Les deux hommes ne se voyaient plus seulement pour baiser. Il y avait des soirées consacrées aux échecs, des heures de lecture côte à côte dans le salon de Valjean, des discussions tranquilles autour d’un verre de vin… Il y avait une amitié qui se nouait en même temps qu’un amour profond.
Les premières soirées, Toussaint fuyait pour ne pas assister à des scènes gênantes. Mais très vite, la servante se mit à servir deux maîtres au lieu d’un. Naturellement.
Une tasse de café, une tranche de gâteau, quelques admonestations sur la fatigue des deux hommes alors que les heures passaient et qu’ils poursuivaient leur discussion sans fin.
La routine.
Javert avait maintenant son coin sur le canapé et il lisait à la lumière d’une chandelle, tandis que de l’autre côté se tenait Valjean, lisant également. Heureux de la compagnie et du calme. Valjean lisait un peu de tout et n’importe quoi, Javert continuait à faire ce qu’il avait fait toute sa vie, il formait son esprit et travaillait sur le thème de la justice.
Malgré les nombreuses tentatives de Valjean, le policier n’arrivait pas à se détendre avec un simple roman. La lecture était un travail comme un autre.
Régulièrement, l’enfant Pierre venait passer quelques heures en compagnie des deux hommes, content de revoir le policier qui l’avait sauvé. Il commençait à parler de devenir policier. Ce qui faisait lever les yeux au Ciel à Javert et provoquait un sourire amusé chez Valjean.
Un autre membre de l’étrange famille de Jean Valjean.
Cosette et Marius côtoyaient peu le père de Cosette mais cela arrivait. Un dîner et une soirée. Valjean était heureux à vivre de cette façon tranquille.
Heureux ?
Oui, il l’était.
Et le forçat en était ébloui.
Plusieurs mois passèrent ainsi.
Javert abandonnait peu à peu son appartement de la rue des Vertus, il ne lui restait plus grand-chose à cette adresse. Le policier hésitait encore à faire le dernier pas pour emménager définitivement chez le forçat. Il ne savait pas pourquoi d’ailleurs vu qu’il passait toutes ses heures libres chez son compagnon.
Valjean était encore inquiet.
Il s’attendait toujours à un drame. Se réveiller ailleurs, à une autre époque et devoir reprendre à zéro.
A la préfecture, l’inspecteur Javert avait retrouvé un certain équilibre. Suite à l’arrestation de Patron-Minette, le policier avait recouvré son collègue Rivette et ses patrouilles dans Paris. Il était à nouveau attaché au poste de Pontoise.
Il avait réécrit son rapport concernant l’affaire Patron-Minette et maintenant, il devait vivre avec. Le préfet, accompagné de son secrétaire, avaient obtenu une récompense simple pour le policier.
Quelque chose qui avait réussi à faire sourire l’austère inspecteur Javert.
Toute la préfecture et la Sûreté s’étaient cotisées pour offrir un magnifique chapeau au policier, ainsi qu’un somptueux carrick et une nouvelle paire de bottes. Ainsi, le policier était habillé de neuf lorsqu’il patrouillait avec Rivette. Et cela lui allait plus qu’une récompense officielle. Javert n’oubliait pas qu’il était un meurtrier. Et il avait compris pourquoi cela l’avait choqué autant. Lui un cogne !
La mort de Cador avait rappelé en lui le souvenir d’un autre meurtre qu’il avait commis. Javert avait tué la femme Fantine dans un accès de colère. Et cela il ne se l’était jamais pardonné, même s’il avait vécu des années sans vraiment y penser.
Donc Javert vivait avec ses démons et cela allait tant bien que mal.
Et l’image de l’inspecteur Javert avait changé, subrepticement. De l’inspecteur le plus craint de Paris, il était devenu l’homme providentiel. Les victimes l’espéraient, les prévenus savaient qu’il avait toujours une oreille attentive pour eux.
Javert n’arrêtait plus sans laisser le bénéfice du doute. Et le policier se démenait pour trouver des preuves de la culpabilité, il écoutait et enquêtait, il assénait et prouvait, il dérangeait et agaçait.
Et Vidocq l’applaudissait à chaque procès durant lequel le fier inspecteur claquait des preuves sans contestation possible sur le bureau du juge.
Un homme bien.
Un homme d’honneur.
Oui, cet argousin valait quelque chose !
Et Javert enquêtait et ne s’économisait pas. Il était à la poursuite de Lacenaire, il connaissait Claude Gueux, il se fatiguait à chercher l’identité du duelliste qui avait tué le mathématicien Évariste Galois dans les fossés de Paris…
Un homme humble.
Un homme efficace.
Oui, ce cogne était le meilleur de tout Paris !
Certaines nuits, la lecture était abandonnée, les yeux s’étaient dévorés avec trop de soin durant tout le repas, les deux hommes souhaitaient autre chose qu’une amicale discussion autour d’un verre de vin.
Toussaint se rendait compte que l’air était différent, elle n’était pas stupide et comprenait les regards, les sourires cachés et les mots tendus. Elle s’empressait de débarrasser la table et de débarrasser le plancher, laissant les deux hommes livrés à eux-mêmes.
Oui, Valjean n’avait jamais connu cela et il espérait que cela n’allait pas changer.
Il fallait si peu de temps pour se retrouver dans la chambre, devenue leur chambre. Si peu de temps pour fermer le loquet.
Et ils avaient toute la nuit devant eux.
Ils avaient perdu la frénésie des premières nuits. Ils se déshabillaient et se redécouvraient avec ravissement.
Oui, Javert pouvait être doux, la douceur du lieutenant new-yorkais. Il caressait avec affection et tendresse, il embrassait et se chargeait du plaisir de Valjean. Doucement, tendrement, affectueusement…, amoureusement ?
Valjean priait de toutes ses forces pour que cela soit de l’amour.
« Comment s’est passée ta journée ?, demandait Valjean, lorsque Javert le laissait enfin respirer, entre deux baisers empressés.
- Allard m’a lancé à la poursuite de Lacenaire, ce gonze continue à me glisser entre les doigts.
- Et Vidocq ?
- Chut Jean ! Je ne suis pas censé aider le chef du Bureau de renseignements dans l’intérêt du commerce. »
Car la Sûreté avait changé de maître. M. Allard avait remplacé M. Vidocq, poussé à la démission par le ministre de la police en personne, et l’inspecteur Canler était son adjoint. On avait épuré les services de la Sûreté et tous les hommes de Vidocq avaient été remerciés. Le cas de l’inspecteur Javert avait fait l’objet d’âpres discussions. Le vieux lion l’avait défendu, comme à son habitude, et Javert avait conservé son poste grâce à la protection sans faille de M. Chabouillet.
Donc Javert conservait une place étrange au sein de la police. De la Préfecture, de la Sûreté, du commissariat de Pontoise, du Premier Bureau… Un homme dévoué mais insaisissable. De plus, le policier était vu comme une sorte d’expert concernant la question de l’organisation judiciaire.
Ce qui faisait toujours rire aux larmes Vidocq.
Javert l’argousin proposant des améliorations sur le bagne et la prison ! C’était à en mourir de rire !
Et Javert était complètement d’accord avec l’ancien chef de la Sûreté.
De temps en temps, le mouchard offrait de l’aide et des informations au chef du Bureau. Ce qu’avait créé Vidocq était étrange et novateur, une sorte de bureau de police officieuse. Une police privée. Et les demandes affluaient.
Vidocq faisait toujours parler de lui et Gisquet tempêtait régulièrement contre ce damné forçat !
« Vidocq avait besoin de toi ?, reprit Valjean, essoufflé par les caresses de Javert.
- Le Mec voulait quelques informations sur un de ses clients. Je n’ai pas fait grand-chose qu’apporter quelques dossiers sortis des archives.
- Javert le mouchard.
- Dis mon nom, soufflait Javert, en embrassant le lobe de l’oreille.
- Fraco ?
- Mhmmm. Jean... »
Des mois heureux.
Vraiment heureux.
Jusqu’au coup d’arrêt.
Javert était au commissariat de Pontoise. Il gérait la paperasse que le commissaire Gallemand, toujours aviné, négligeait. L’inspecteur était fatigué. Il devait songer à la retraite ou à restreindre drastiquement sa charge de travail.
Les années de sa jeunesse étaient loin maintenant.
Ses yeux n’étaient plus aussi bons et il envisageait avec colère et dépit qu’une paire de lunettes ne serait pas inutile.
Il fatiguait maintenant lors des courses-poursuites, même s’il aurait préféré s’étouffer que de le montrer.
Donc, Javert gérait la paperasse, un café bien chaud devant lui que son sergent, Brilliet, lui avait apporté. Une petite habitude que l’inspecteur appréciait.
Et la foudre abattit l’inspecteur de plein fouet.
On frappa à la porte de l’inspecteur avant d’entrer, le visage courroucé.
« Quoi ?, aboya Javert, la tête prise par un mal de tête lancinant à cause des travaux administratifs.
- Un gamin pour vous, inspecteur.
- Un gamin ? Quel gamin ? Que veut-il ?
- Il dit qu’il s’appelle Pierre et qu’il a besoin de vous, inspecteur. »
La pâleur qui prit son supérieur impressionna le jeune sergent. Il se précipita sur l’inspecteur pour le retenir de tomber.
Javert se reprit seulement lorsqu’il sentit deux bras forts le saisir aux épaules.
« Monsieur ? Vous allez bien ?
- Oui, oui. Où est le gamin ?
- Dans la salle de garde, monsieur.
- Fais le entrer, je vais m’en charger. »
Un regard inquiet mais Javert renvoya le sergent avec vivacité. Et Pierre entra, affolé.
« Monsieur Javert ! Monsieur ! Il faut venir ! Monsieur Jean est en danger !
- En danger ? Comment cela en danger ?
- Il y a un monsieur qui est venu voir M. Jean. Un sale type, monsieur. Je me suis enfui lorsque j’ai entendu des cris.
- Des cris ?
- Oui, l’homme a menacé M. Jean. Je suis venu vous chercher.
- Cet homme a-t-il dit son nom ?
- Oui, monsieur. Je l’ai entendu crier « Je suis Thénardier ! »
- Merde ! »
Javert était tellement paniqué que ses mains tremblèrent en saisissant ses coups-de-poings. Thénardier ! Jondrette ! Le sale rat avait sorti son museau des égouts dans lesquels il devait se cacher depuis quasiment un an.
Le sergent et d’autres policiers présents dans le commissariat virent apparaître leur supérieur avec stupeur. Javert était habillé de pied en cap et semblait déterminé, même si l’inquiétude brillait dans ses yeux clairs. Il n’arrivait pas à rester impassible.
Ce fut ce qui les choqua le plus et les inquiéta excessivement.
« Monsieur ?, demanda Brilliet en s’approchant.
- Une affaire. Je dois m’absenter.
- Nous pouvons vous accompagner ? »
Javert hésita. Pierre le tirait par la manche. Javert avait toujours été seul, ne prenant des hommes avec lui qu’en cas d’arrestation massive ou de danger trop fort.
Peut-être était-il temps de comprendre qu’il avait des collègues ? Qu’il n’était pas seul ?
« Trois hommes avec moi, Brilliet tu gardes la place. Nous allons à la chasse !, lança l’inspecteur de Première Classe, la voix claquant comme un fouet.
- Je préviens la Préfecture, monsieur ?, reprit l’infatigable sergent.
- Oui, on aura certainement quelqu’un à amener à la Force. Si tout se passe bien ! »
Si tout se passe bien…
Pour la première fois depuis des semaines, des mois, des années, Javert se mit à prier. Prier le Ciel de protéger Jean Valjean de tout danger !
Il était prêt à offrir sa vie en échange de celle du vieux forçat.
Sans le savoir, Javert venait de retrouver son cœur et la malédiction de la gitane, sa mère, était brisée !
Un fiacre suffit pour embarquer toute la troupe de policiers jusqu’à la rue Plumet, Pierre se tenait assis sur les genoux de Javert. L’enfant était livide et tout le monde l’observait avec curiosité. On se posait des questions, on en savait si peu sur la vie privée de l’austère inspecteur Javert, on cherchait les ressemblances entre le policier et le garçon.
Javert ne disait rien mais sa posture parlait pour lui, il avait glissé un bras pour entourer la taille de l’enfant et le tenir contre lui. Protecteur.
Rue Plumet, tout allait bien. Tout était normal.
Cela inquiéta d’autant plus Javert.
Il fit descendre ses hommes et se précipita sur la grille. Le portail avait été forcé. Il n’aimait pas cela.
Ce fut le moment d’armer les pistolets. D’un regard, Javert plaça ses hommes. Pierre fila se cacher dans le jardin.
Puis, on s’approcha de la porte d’entrée. Javert avait une clé, mais il essaya doucement d’ouvrir la porte. Elle était restée ouverte.
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