Scène XIX

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La peur formait une boule d’angoisse dans son ventre.

Dernier regard et l’inspecteur Javert se précipita en avant, le pistolet à la main et la peur panique l’empêchant de réfléchir correctement.

Oui, Valjean était heureux. Cette relation qu’il vivait avec Javert ne ressemblait en rien aux autres. Ce n’était pas une histoire de sexe, étincelante, certes, mais sans profondeur. Ce n’était pas une rivalité entre deux hommes luttant pour la domination de l’autre. Ce n’était pas une dilettante, une simple histoire d’amour qui s’attiédissait durant l’absence.

Non, c’était quelque chose de merveilleux, de magique et de fragile. C’était les sourires partagés, les soirées d’échanges sans contrainte, c’était les jeux sans compétition, c’était un amour sincère qui demandait des preuves tangibles.

Valjean et Javert s’aimaient. C’était indéniable.

Jean et Fraco s’aimaient. Ils se l’étaient déjà avoué mais cette fois c’était authentique. Valjean le sentait. Il n’avait pas connu cela durant ses autres vies, entre les bras des autres Javert…

L’amour…

Des mois heureux.

Vraiment heureux.

Jusqu’au coup d’arrêt.

Javert était parti pour le poste de Pontoise. Le policier devait jongler entre son commissariat de rattachement, la préfecture et la Sûreté...et les quelques heures qu’il offrait bénévolement au chef du Bureau, Vidocq. Il se fatiguait mais cette vie lui convenait.

Plus de nouveau plongeon dans la Seine. Bien que parfois, un regard mélancolique ternissait les vitraux de glace que formaient les yeux de l’inspecteur.

Valjean aimait enfin...et se sentait aimé…

Ils avaient fait l’amour ce matin-là avant que Javert s’en aille pour son poste. Un amour doux et passionné, un amour qui rendait tellement heureux Jean Valjean. Avant de quitter la maison, l’inspecteur Javert, dans son uniforme raide et sanglé, avait saisi le forçat avec ardeur pour l’embrasser profondément.

Valjean avait laissé courir ses doigts dans les cheveux de l’inspecteur. Serrant et caressant. Se laissant aimer, désirer, caresser…

« Je t’aime, souffla le forçat dans le creux de l’épaule du policier.

- Mhmmmm, à ce soir Jean... »

L’inspecteur Javert disparut et laissa Valjean à ses occupations tranquilles. Lire, jardiner, se reposer et attendre son retour…

La journée se déroulait selon ce programme en effet lorsque la porte du salon fut violemment ouverte. Valjean ne sut pas comment réagir, il jeta un regard effaré sur la fenêtre mais on ne lui laissa pas le temps de s’évader.

Quatre bras le saisissaient violemment et le jetèrent sur le canapé. Et un sourire, diabolique, apparut dans l’encadrement de la porte.

« Comme on se retrouve monsieur le philanthrope ! Une belle maison le birbe !

- Qui êtes-vous ?, tenta maladroitement Valjean.

- JE SUIS THENARDIER ! »

Maladroit, mais Valjean ne savait pas comment agir. Il devait réfléchir et réfléchir vite. Trois hommes se tenaient devant lui. Thénardier était au centre, efflanqué comme un loup et tout aussi dangereux que l’animal.

Thénardier souriait, prenant son temps, examinant le salon dans lequel il se trouvait. Valjean le contemplait. Puis, sur un mouvement vif, le vieux forçat se redressa, prêt à se battre.

Mais les deux brutes le saisirent à nouveau.

« Attachez-le, fit Thénardier, amusé. On va discuter tous les deux et cela risque de durer un moment, hein Valjean ?

- Je ne connais pas ce nom. »

Thénardier se mit à rire, hystérique, avant de se tourner à nouveau vers Valjean, le regard fou.

« Ma femme ! Morte aux Madelonnettes ! Tu en dis quoi le gonze ?

- Je n’y suis pour rien, monsieur. »

Rapides et efficaces, les deux malfrats avaient attaché Valjean. Thénardier en profita pour gifler violemment ce dernier.

«Blagueur [menteur] ! Tu n’y es pour rien ? Tu as partie liée avec ce salopard de cogne ! J’espère que Javert viendra, hein Valjean ? Que je puisse vous suriner tous les deux et m’en foutre plein les pognes au passage ! »

Valjean se calmait, respirant profondément, reléguant en arrière-plan la panique. Il était Jean-le-Cric, il n’avait peur de rien ni de personne, il s’était brûlé avec un tisonnier la première fois, il était prêt à subir pire cette fois et à rester silencieux.

« Je vais te détacher [découper], morceaux par morceaux le gonze ! Et crois-moi tu vas la cracher ta mitraille [argent] !

- Va te faire foutre Thénardier !, » cracha Valjean, les yeux haineux.

Cela fit rire, encore, Thénardier. Il reprit sa promenade et regarda une belle étagère, sur laquelle étaient déposés divers objets.

« Je te connais, le fagot ! Poilu [courageux] qu’il est l’homme ! Il ne parlera pas sans une bonne dose de persuasion. »

Un cri surpris venant de Thénardier attira les regards sur lui. Le malfrat s’était retourné, un sourire réjoui sur le visage, illuminant ses yeux. Il tenait entre ses mains la matraque de l’inspecteur Javert et en jouait comme d’un bâton de maréchal.

« Là, va falloir m’expliquer le gonze ! Que tu aies envie de passer du temps avec un cogne, je comprends ! Cette saloperie de Vautrin a partie liée avec la rousse, tu as certainement des choses à raconter à un salopard de cogne...mais de là à ce que ce monsieur oublie des accessoires chez toi…

- Pas tes oignons, Thénardier !

- Tssss. Tu étais si beau dans le rôle du bourgeois philanthrope. Dommage ! »

Thénardier claqua des doigts et les deux assistants saisirent Valjean pour le mettre à terre, à genoux devant leur chef.

Le criminel souriait, faisant tournoyer la matraque au-dessus de sa tête.

« Je suis sûr que tu as plus l’habitude du bouis [fouet], mais l’inspecteur n’a pas eu l’amabilité d’en oublier un.

- Et tu crois qu’en me cassant la gueule, je vais te donner mon or ? T’es jobard !, lança Valjean, goguenard.

- Mais je ne crois rien, mon con. Je vais juste te poser une question. Une seule ! Où est ton magot ?

- Je n’ai rien, pauvre cave !

- Tu as tout donné à l’Alouette ?, sourit vicieusement Thénardier. Je vais peut-être devoir lui rendre visite à ma chère petite, tu ne crois pas le fagot ? »

Valjean était un homme dur, un homme valeureux, un homme prêt à tout. Mais l’idée que Cosette soit mise en danger par ce fou dangereux lui retira tout courage. Il se tut et attendit, luttant pour rester impassible. Que lui souffre mais pas Cosette !

« Tu dis plus rien le fagot ?, reprit Thénardier, moqueur. Alors cet or ?

- Je peux écrire une lettre, proposa Valjean.

- Je les connais tes lettres, monsieur le philanthrope ! Tu ne crois pas que tu vas me jouer deux fois la même comédie !!!

- Alors que veux-tu que je fasse ? »

Valjean était épuisé, inquiet et malade. Thénardier se pencha vers lui et sourit, mauvais.

« Un petit tour en Enfer avant de disparaître définitivement de la scène. Et si ton petit môme a correctement joué sa partie, il a dû courir chercher ton cogne, hein ? »

Javert allait venir ?

Javert était en danger ?

Oui, Pierre était là, il avait dû entendre les cris et fuir la maison, partir chercher du secours. Il savait où travaillait Javert.

Valjean perdait espoir et son visage s’allongeait. Tandis que le sourire s’étendait largement sur la face maigre de Thénardier, le sergent de Waterloo.

« Ma fille a fait le pet durant plusieurs jours. Azelma n’est pas maligne mais quand il s’agit de bouffer, elle est capable de tenir son rôle. Elle a surveillé ta maison et elle a repéré le manège avec ton cogne et ton môme. Ta servante est chez ta baronne de fille. Tu es seul à la maison. Il ne manque que ton cogne. Et je pourrai faire payer la note !

- Qu’est-ce que tu veux Thénardier ? De la thune ? Je peux.... »

Un mot de trop. Valjean le paya d’un coup de matraque bien placée en pleine épaule. Brutal. Le forçat haleta, sous le choc et la douleur.

La matraque revint et se plaça vicieusement sous sa gorge, le forçant à relever la tête et l’empêchant de respirer.

« Ta gueule Valjean ! TA GUEULE ! De la thune, j’en aurai, t’inquiète ! Il me suffira d’aller voir ta salope de fille et son jobard de mari ! Quelques mots sur le secret du beau-papa, ancien voleur et forçat ! Quelques rappels sur la situation dangereuse du baron de Pontmercy, ancien étudiant des barricades de juin. Tu verras qu’on va les cracher les picaillons [monnaies] ! »

Thénardier était fou.

Valjean le savait maintenant.

Et M. Madeleine se mit à prier désespérément Dieu de sauver l’inspecteur Javert. Car il ne se faisait plus aucune illusion quant à son propre sort.

« Et maintenant, puisqu’un boni est toujours le bienvenu… Tu disais quoi à propos de ta thune ? »

Valjean ne dit rien mais il ne put retenir ses cris de douleur.

Thénardier frappait juste et frappait fort.

Javert aurait été fier de lui.

L’inspecteur Javert resta un instant gelé à l’entrée du salon. Gelé devant la scène devant lui.

Valjean était à genoux, il avait un visage en sang. Il était vivant.

Trois hommes étaient présents. L’un d’eux accueillit Javert avec un large sourire, content. Jondrette ! Une matraque sanglante dans les mains.

« Javert ! Te voilà le cogne ! »

Javert était gelé mais il réagit rapidement, il leva son pistolet et visa Thénardier avec soin.

« Recule-toi !, grogna Javert, ou je tire ! Et je ne te raterai pas, crois-moi !

- Allons le cogne !, sourit Thénardier. Lâche ton feu [pistolet], tu vois bien que tu risques de faire du tort à quelqu’un ! »

La matraque se retrouva tranquillement posée sur la nuque de Valjean. Le forçat laissait sa tête tomber en avant, insensible à tout.

Javert réfléchissait, si vite, le plus vite de toute sa vie. De chaque côté de la porte, immobiles et invisibles, se tenaient ses collègues. Il y avait trois hommes avec lui. Javert ne dit rien. Les hommes reculèrent, lentement. Ils attendaient un geste pour agir.

« Allez le cogne ! Ma patience est limitée ! »

Et d’un geste méprisant, Javert laissa tomber son pistolet sur le sol. Et d’un pas assuré, il entra dans le salon.

Ses hommes avaient des pistolets, ses hommes savaient tirer. Javert espérait qu’ils allaient en faire bon usage.

« C’est bien ça le cogne !, lança la voix ironique de Jondrette. Viens mon joli cabot [chien] ! »

Javert s’approcha et lorsqu’il fut devant Thénardier. Les deux brutes le saisirent et le retinrent. Jondrette se mit à rire, heureux, tellement heureux de l’avoir sous sa dextre.

« PUTAIN JAVERT ! Des mois à te vouloir sous ma patte le cogne ! J’en ai rêvé en tôle tu sais ?

- Ta gueule Jondrette !, » fit Javert.

Une gifle, brutale, suivie d’une autre. Javert cracha du sang, il s’était mordu la langue.

« TU ME DONNES PAS D’ORDRE LE COGNE ! Je vais te démolir doucement ! »

Il fallait se reprendre.

Javert secoua la tête et se démena violemment. Il réussit à déstabiliser les deux malfrats qui le retenaient. Jondrette en riait, amusé de voir l’homme qui hantait ses rêves se défendre avec cette énergie endiablée.

« Un cabot mal dressé, constata Jondrette, moqueur. Qui dit chien, dit bâton, hein le cogne ?

- VA TE FAIRE FOUTRE JONDRETTE !, » hurla Javert.

Javert espéra avoir bien calculé ses hommes. Jondrette leva la matraque pour le frapper en plein visage mais Javert se jeta à genoux, déstabilisant les deux hommes. Le bois siffla dans les airs et Jondrette poussa un juron.

Cela suffit pour permettre aux policiers d’entrer dans la pièce à leur tour.

« LÂCHEZ L’INSPECTEUR !, cria l’un des policiers. Un dénommé Gembrel, un jeune homme prometteur.

- PUTAIN ! Tu as amené d’autres cognes, Javert ! »

Jondrette était surpris. Il s’attendait à ce que Javert soit venu seul, surtout dans une affaire concernant un forçat évadé. Il était un loup solitaire et c'était dans ses habitudes.

Et Azelma n’avait rien dit. Cette punaise allait être joliment esquintée [battue] ce soir.

Ce retournement de la situation suffit à Javert pour réagir. Il se démena comme un beau diable et récupéra sa liberté. Juste ce qu’il fallait pour se jeter à la gorge de Thénardier. Les policiers étaient venus à la rencontre des deux agresseurs, sous le choc. En fait, personne n’était armé.

Sauf Thénardier !

Il joua de sa matraque et frappa Javert dans la poitrine. Le policier haleta et serra les dents. D’un geste souple, l’inspecteur détacha son épée d’officier et se mit en garde. Ce n’était pas une arme que maîtrisait bien le policier, mais il était prêt à faire une exception.

La lame entra en contact avec le bois, mais Javert tint bon.

Il avait de la force, il était rempli de haine, il voulait venger Valjean. Il ne se retenait pas. Les coups pleuvaient, Javert savait se battre. Même s’il préférait sa canne ou sa matraque. Le sourire goguenard de Jondrette avait disparu, il reculait sous l’assaut. Il n’était pas bon au bâton, lui.

« Je vais te poisser, grondait le policier. Je vais me faire le plaisir de te marier à la Veuve Jondrette et je porterai moi-même ta tronche dans la malle !

- JAVERT ! CRÈVE !

- Viens Jondrette ! Et réglons cela en hommes ! »

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