Scène XX
L’épée frappa la main de Jondrette qui poussa un cri de douleur et lâcha la matraque. Javert profita de ce moment pour se fendre et sa lame se posa juste sous la gorge de Jondrette. Le malfrat était immobilisé par la peur.
Un seul mouvement et il était proprement égorgé.
Javert et Thénardier restèrent gelés tous les deux, les yeux dans les yeux. Haine intense. Des promesses de mort se faisaient entre les deux hommes.
« Les gonzes sont menottés, monsieur, » fit la voix calme d’un policier.
Il fallait apaiser la tension, faire se reculer Javert. Un seul geste et Thénardier était froidement assassiné.
« Ma femme est morte à cause de toi le cogne, cracha Thénardier. Je me suis juré de te démolir Javert.
- Inspecteur, » fit le policier précédent, conciliant.
Une main se posa sur l’épaule de Javert, douce. Elle fit sursauter Javert qui quitta enfin le regard hypnotisant de Thénardier. Le serpent !
Javert revint à lui et se recula, l’épée fut abaissée. On ne permit pas à Jondrette de bouger, deux policiers se jetèrent sur lui pour le menotter proprement.
Poucettes, cabriolets.
Des bruits de fiacre retentirent dans la rue. Les renforts de la Préfecture !
Javert rengaina son épée, se permettant enfin de respirer. La douleur dans la poitrine était agonisante.
Enfin, il put se tourner vers Jean Valjean et se jeter à ses côtés, bousculant le policier qui s’en chargeait déjà. Les cordes avaient déjà été retirées.
Javert souleva le blessé et l’étendit sur le canapé, murmurant des phrases douces, posant des questions inquiètes, l’adrénaline était retombée, laissant la place à une folle panique.
« Jean ?! Putain ! Jean ! Tu vas bien ? Tu vas bien ? »
Aucune réponse, dés que le forçat fut couché, il perdit connaissance… Et Javert perdit le peu d’impassibilité qu’il avait.
La suite de cette journée fut pour l’inspecteur un moment de flou. On lui parlait, on lui collait entre les mains des tasses de liquide chaud à boire. Café ? Thé ? Il n’en avait aucune idée.
Il se souvint un instant d’avoir été déshabillé et examiné. Il portait maintenant un large bandage enveloppant son torse recouvert d’une épaisse couche d’onguent à l’arnica. On lui avait donné du laudanum également. Il en avait reconnu l’amertume entre deux tasses de café…
Il remarqua que des gens parlaient autour de lui. Lui parlaient certainement. Mais il ne bougea pas jusqu’à ce qu’une voix domine sur les autres.
« Javert ! Il faut décarrer le cogne.
- Vidocq ?, fit Javert, la voix devenue rauque.
- Il s’en sortira ton fagot. Il est fort.
- Quelles blessures ? »
On avait du lui dire mais il avait du mal à comprendre. Il lui semblait que le monde était recouvert d’un épais brouillard.
« Rien de brisé. Mais une épaule salement amochée. Plusieurs coups de matraque manifestement.
- Et...et son visage ?, tenta maladroitement le policier.
- Des gifles. Dures mais rien de cassé. Jondrette ne voulait pas le tuer tout de suite. Tu es arrivé à temps pour sauver ton fagot.
- Merci mon Dieu…, » souffla Javert.
Et la tension se dissipa, Javert se laissa tomber en avant et ses mains vinrent se poser devant sa bouche. Il n’allait pas pleurer, putain ! Il n’allait certainement pas pleurer.
« Sa fille est prévenue, expliqua Vidocq, articulant bien ses mots. Une jolie fille la belle du fagot. Une baronne de surcroît.
- Cosette est venue ?, » demanda Javert, étonné.
Mais depuis combien de temps était-il là ?
Le policier se redressa et regarda autour de lui. Pour la première fois depuis qu’il était arrivé en compagnie de Valjean dans l’hôpital, amené là par ses collègues inquiets devant sa crise d’angoisse.
Car le fameux inspecteur Javert de la police de Paris avait fait une crise d’angoisse !
Il faisait nuit dans le grand dortoir de l’hôpital, Vidocq se tenait assis à ses côtés, une simple chandelle posée non loin éclairait la scène.
« Elle est venue, elle est repartie. Elle a essayé de t’emmener avec elle mais tu es resté intraitable. Cabochard de cogne ! Elle a embarqué le petit môme et la gamine.
- La gamine ?
- Une fille nommée Azelma. J’ai pas tout saisi de son affe mais je crois qu’il s’agit d’une des filles de Jondrette. Elle faisait le pet devant la rue Plumet, avant de décider d’aller chercher la fille de Valjean.
- Elle devrait être avec son père, grogna Javert.
- Elle a cherché à prévenir la fille de ce qui se passait. Ne sois pas trop dur avec la môme, Javert, elle a l’air d’une pauvre fille. M’étonnerait pas qu’elle soit du putanisme [prostitution] pour faire vivre le papa. »
Cosette avait donc recueilli Azelma.
L’inspecteur Javert ferma les yeux sur le sort de la fille. Il préféra examiner le visage endormi de Jean Valjean, couvert d’hématomes et pâle comme un linge. Cette vue attira des larmes sur son visage. Une main, épaisse et puissante, se posa sur son épaule.
« Il s’en sortira ! Tu vas enfin lâcher le castu [hôpital] ? J’ai besoin d’un glace ! Rivette est venu me chercher dés qu’il a su ton affaire. Décidément, c’est un bon gars ce petit cogne.
- Jondrette voulait le tuer.
- Oui, et te tuer aussi. Tu me raconteras pourquoi vous aviez tant d’importance aux yeux de ce malfrat ? J’ai comme qui dirait l’impression que c’est passionnant. Comme de juste !
- Ta gueule, Vidocq, » opposa mollement Javert.
Mais cela fit sourire l’ancien chef de la Sûreté, immensément soulagé. Enfin, sur un dernier regard, le policier accepta de se lever et de quitter l’hôpital.
Vidocq l’entraîna dans un café où il fit boire et manger le policier. Enfin, il le ramena rue des Vertus.
Un nouveau discours devant une porte. Cela devenait une habitude !
« Dors ! Demain, tu pourras retourner le voir ! Mais n’oublie pas le rapport, ce serait bien urbain de ta part.
- Pourquoi tu t’agites comme cela à mon sujet le Mec ?, demanda Javert, lassé.
- On peut pas se biler pour un poteau ?
- Un poteau ? Moi ?
- T’es vraiment épais le cogne, se mit à rire le Mec. Alors va pioncer, tu es hors de toi. »
Un poteau. Javert resta un instant gelé puis soudainement, il se jeta sur le fiacre et saisit la portière avant que Vidocq ne la referme.
« Merci le Mec. Tu es un bon ami.
- Eh bien voilà le cogne ! Quand tu veux ! Je suis un type bien et ce depuis le pré ! Va falloir t’y faire ! »
Un rire, partagé, résonna dans la nuit. Un rire aux accents douloureux…
« Je vais bien Fraco !, souriait Valjean, tandis que le policier vérifiait encore une fois que la couverture était bien posée sur les genoux du blessé.
- Papa ! Laisse faire l’inspecteur !, gronda Cosette, tout aussi inquiète que le policier.
- Père ! Je préférerais que vous restiez couché, ajouta le jeune baron de Pontmercy, anxieux.
- Je vais bien, répéta Valjean.
- Le médecin a dit que tu devais te reposer, papa !, fit la voix menaçante de Cosette. Tu as eu le droit de quitter l’hôpital mais tu dois te reposer.
- Fraco ! Je t’en prie, aide-moi ! Tu le sais, toi, que ce ne sont que des ecchymoses. »
Mais Javert ne pouvait rien dire, il leva ses yeux qu’il gardait obstinément baissés sur le sol et Valjean fut soufflé par la terreur qui y régnait. Le policier était épouvanté.
« Je vais bien, » murmura Valjean.
Ce n’était pas bien, ce n’était pas correct, ce n’était pas acceptable dans la société, mais Valjean n’en avait cure. Il voyait la détresse de son compagnon et voulait l’apaiser. Il leva la main et caressa doucement la joue de Javert. Cela fit jaillir des larmes dans le coin des yeux de l’inspecteur, un ciel de brouillard.
« Dieu, » souffla Javert, la voix brisée par l’émotion.
Valjean n’était resté que deux jours à l’hôpital. Cosette et Marius étaient venus le chercher dés que le blessé avait repris conscience. Il serait mieux traité rue des Filles-du-Calvaire. Les Pontmercy-Gillenormand étaient riches, ils pouvaient faire appel à de bons médecins et la chambre de Jean Valjean était spacieuse, bien mieux qu’un dortoir encombré et mal aéré. Le policier avait assisté à l’enlèvement de son amant, sans rien pouvoir dire. De quel droit se serait-il opposé ?
Valjean allait mieux mais il était sous laudanum. La douleur venant de l’épaule était agonisante.
Javert l’avait laissé partir et se sentait devenir fou.
Il avait repris le travail et avait attendu qu’on se rappelle son existence. Un chien oublié au bord de la route.
Cela dura deux jours avant que Valjean soit assez conscient de son entourage pour remarquer l’absence du policier et le réclamer avec force.
Tout d’abord on ne comprit pas.
Mais lorsque Pierre ramena le policier avec lui et que Javert se soit jeté au chevet de Valjean, on comprit. Valjean n’était pas plus prudent dans ses touches, il tendit la main à son compagnon et Javert s’en empara pour l’embrasser avec effusion.
Estomaqués, Cosette et Marius quittèrent la chambre de Jean Valjean sur la pointe des pieds.
Marius demanda soudainement à sa jeune et charmante épouse :
« Ma chérie, t’ai-je parlé de Grantaire et d’Enjolras ?
- Des centaines de fois mon chéri.
- Je crois que je dois t’en parler encore. Peut-être t’expliquer mieux la nature de leur relation. »
Un regard candide, si naïf, la jolie petite oie blanche qu’était la baronne de Pontmercy…
On toléra la présence du policier sous le toit des Pontmercy. Le grand-père et la tante en furent surpris, mais Marius se montra intraitable. On ne dit rien.
Et les gestes affectueux entre les deux hommes étaient si rares en dehors de la chambre de Valjean ou à quelques rares occasions où l’inquiétude était trop forte. En fait, on pouvait très bien ne rien remarquer…
« Je voudrais rentrer rue Plumet, souffla Valjean.
- Dés que tu iras mieux, papa. Bien entendu, » fit Cosette, intraitable.
Javert regardait Valjean, comme s’il avait peur de le perdre, avec un amour si profond que Valjean en était ébloui.
La malédiction devait être terminée. Sa dernière vie, son dernier voyage. Valjean était heureux, malgré la douleur.
« Je voudrais que Javert reste ici, lança Valjean sur un ton qui n’admettait aucune réplique.
- Bien entendu, répondit le baron Pontmercy. Nous serions heureux d’accueillir votre sauveur et le mien par la même occasion.
- Je ne saurai accepter, » rétorqua Javert.
Et chacun put noter la fragilité de la voix du policier.
« Ne discutez pas, inspecteur, sourit Cosette. Sinon, je serais obligée d’envoyer Pierre chercher M. Vidocq ! »
Cela provoqua un rire général tandis que Javert baissait modestement les yeux, avec un petit sourire fragile.
« Ce n’est pas la peine, madame la baronne.
- Cosette, rectifia la jeune femme. Appelez-moi Cosette. »
Valjean posa une main, douce et tendre, sur les doigts de Javert, pour le soutenir. Valjean connaissait très bien le sentiment qui prenait Javert.
L’inspecteur était très semblable au forçat, il n’avait pas l’habitude de la sollicitude et ne se sentait pas à sa place au-milieu du luxe des Pontmercy-Gillenormand. En plus, le policier avait longtemps vécu sans ami.
Aujourd’hui, Javert avait des amis, un enfant, un compagnon…, une famille… C’était beaucoup à accepter pour un homme tel que lui, en proie au doute et à l’appréhension.
Un homme qui se haïssait assez pour songer encore à la Seine…
Mais, voilà, Javert se soumit. Il se soumit à la volonté de son amant, il se soumit à la volonté de tous. Un chien-loup bien dressé maintenant le Javert.
Il fallut trois semaines de patience à Valjean avant de pouvoir envisager de retourner rue Plumet. Javert resta le plus possible à ses côtés. Le policier s’en tenait scrupuleusement à ses horaires de travail, à la surprise générale...jusqu’à ce que Rivette découvre le pot-aux-roses.
Un soir, Javert avait été coincé par M. Chabouillet en compagnie de M. Allard. On voulait parler au mouchard d’un possible attentat contre le roi organisé par des républicains réunis en association illicite. Il fallut bien obéir et rester à écouter les directives des supérieurs.
Javert se plia et attendit, le visage impassible...seuls ses doigts tambourinant nerveusement sur le bord de son chapeau démontraient la fragilité de cette façade.
M. Chabouillet, le secrétaire du Premier Bureau aux Affaires politiques et M. Allard, le chef de la Sûreté, espéraient utiliser les compétences de Javert en travail d’espionnage.
Il ne suffit que d’un sourire, méprisant et mauvais, pour refuser.
« Je suis désolé, messieurs, mais je ne fais plus de travail d’infiltration.
- QUOI ? JAVERT !, claqua M. Allard, époustouflé par ce manque de respect intolérable.
- J’ai passé l’âge de jouer les mouchards, messieurs, et les dernières missions que j’ai menées n’ont pas été des succès.
- On en reparlera, Javert. On en reparlera. »
La voix onctueuse de M. Chabouillet était démentie par l’acier de ses yeux. Mais Javert ne releva pas. Il avait passé l’âge en effet et il était fatigué. Il ne voulait plus mettre sa vie en danger pour des nèfles.
Et à ses yeux Jean Valjean valait plus que toutes les autorités suprêmes réunies. Le forçat avait besoin de lui...et lui avait besoin de Jean.
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