Thriton
La « ville » n'était peut-être pas à la hauteur des espérances de Kael (il avait imaginé quelque chose comme Arkonna, avec de grandes tours effilées de plusieurs kilomètres de haut, et même un soleil artificiel, pendant qu'on y était) mais elle ne manqua pas de le dépayser. Tout était mieux que les champs et les forêts sans fin de Pangu. Kael ne pouvait plus voir ces paysages bucoliques en peinture. Il voulait voir le vide sidéral, des planétoïdes exotiques, des astronefs aux formes félines et acérées, des gens, surtout, plein d'autres gens, autres que son père et sa mère, ou ses soeurs... Là, il était servi : l'astroport grouillait d'une foule bigarrée. Il y avait même quelques exos, nekomats et wê. Sur le pont d'arrimage, il passa un long moment, bouche bée, à observer les silhouettes des créatures qui appartenaient à la République Sapiens de l'Holos. Certains avaient une apparence encore plus éloignée de celle des humains qu'il l'avait imaginé. Mais tous avaient un point commun : ils avaient atteint un stade d'évolution suffisament élevé pour devenir des organismes complexes et douées d'empathie, venaient d'un biotope proche de celui d'origine des humains. Enfin, ils étaient composés de carbone.
À presque deux mètres devant lui, ses deux amis se retournèrent.
"Hé ! l'interpella Keita. Tu viens ? On ne doit pas être en retard pour l'enregistrement : ils pourraient prendre notre retard pour un trafic douteux ou une tentative d'intrusion illégale !"
Kael se pressa de rejoindre le jeune homme.
L'une des pires craintes de leur petite compagnie, passé le veto de leurs parents ou les problèmes inhérents au pilotage (ils avaient même craint, un moment, que leur vaisseau fait de pièces détachées se désagrège en plein vol), c'était que les fonctionnaires de l'Holos leur refusent la licence. Au vu des antécédents de ses parents, Kael avait même songé à enregistrer le vaisseau sous le nom de Keita Manami ou de Yamfa Dibate, afin d'éviter de prendre le risque qu'un fonctionnaire trop suspicieux fouille un peu trop loin dans le curriculum de sa mère. Mais le bureaucrate dématérialisé qui se trouvait présentement en face de lui ne paraissait pas être du genre zélé.
« Nom de famille ?
— Srsen, répondit Kael, les jambes bien écartées, calé au fond de sa chaise.
Il s'efforçait d'avoir l'air détendu sous l'oeil inquisiteur de ses camarades, assis à ses côtés. C'était lui, le capitaine et propriétaire du vaisseau, qu'on interrogeait.
— Prénom ?
— Kaelurin.
— Comment cela s'écrit-il ?
— K-A-E-L-U-R-I-N, épela-t-il. Ce n'était pas la transcription véritable de son prénom, mais il préférait donner celle-là.
— Âge ?
— Dix-huit ans solariens.
— Lieu de naissance ?
— Bras d'Orion, système de Nuniel, à bord du navire de croisière Blue Karayibe, mentit-il.
Ça, c'était la version officielle de sa naissance, acceptable pour l'Holos. Impossible de leur dire qu'il était né dans la bordure extérieure, à bord d'un vaisseau exo non-référencé.
L'IA continua son interrogatoire sans relever.
— Génitrice ?
— Rika Srsen, répondit-il. Exploitante terrienne.
Si ça devait coincer, ce serait à cette étape-là.
Mais l'IA ne réagit pas. Elle continua son petit interrogatoire :
— Géniteur ?
— Arwaen Rilynurden, répondit-il, après avoir hésité un instant à répondre « inconnu ». Mais sa mère les avait enregistrés, lui et sa fratrie.
— Comment cela s'écrit-il ?
— A-R-W-A-E-N espace R-I-L-Y-N-U-R-D-E-N... répondit-il en réfrénant son envie de soupirer.
— Occupation ?
— Exploitant terrien.
— Tonnage du vaisseau que vous souhaitez enregistrer, et type de licence souhaitée ?
— 45 000 UMS... Commerce de biens de loisirs et marchandises rares. »
L'opération s'était déroulée sans encombre. Son navire était enregistré. On lui avait même tiré le portrait. Son image holographique faisait désormais partie du répertoire officiel des nautes de la République. Il s'agissait de la seule qui existât, hormis ces infâmes photos de lui petit (une horreur poilue avec les oreilles décollées, qui souriait de ses trop grandes dents) qu'avaient pris ses parents avec le système intégré à l'armement nanomoléculaire de son père. Désormais, il était un vrai naute : sa mère elle-même n'avait jamais eu de vaisseau enregistré à son nom.
Maintenant qu'ils possédaient une licence officielle, il leur fallait embaucher du personnel. Eh oui. Hors de question de ce lancer dans l'espace sans, au minimum... Voyons, qu'est-ce qu'il leur fallait, déjà ?
« Que nous a dit le vieux Montolio ce soir-là, après mon anniversaire ? demanda-t-il à ses amis. Vous vous en souvenez ?
— Montolio... Ce vieux naute, l'ami de ta mère ?
Kael hocha la tête.
— Qui d'autre ? Ne me dites pas que vous ne vous en rappelez pas. C'est lui, en partie, qui nous a donné envie de devenir nautes !
— Alors, attends... Il nous a dit que le minimum, dans une compagnie de commerce, c'est d'avoir un gros bras, au cas où il y aurait du grabuge avec des mauvais payeurs, des pirates ou des exos hostiles. Un type qui sait faire marcher un collisionneur et qui n'aurait pas peur de s'en servir...
— Moi, je sais faire marcher un collisionneur, précisa Kael avec un air bravache.
— Mais t'aurais peur de t'en servir, répliqua Yamfa en levant un sourcil blasé.
Kael ne répondit rien à cela. C'était sans doute vrai.
— Un gros bras, donc, reprit Keita. D'après ce qu'il nous a dit, en général, les compagnies embauchent d'anciens légionnaires. Des gros tunés réformés de l'infanterie mobile, qui ont survécu aux guerres homoncules, aux hordes hérétiques, aux wurg sauvages orcanides, aux raids esclavagistes des seigneurs de la guerre ældiens...
Un silence gêné suivit cette déclaration.
— Ouais, statua Kael pour briser la glace. Et ensuite ? Il faut quoi ?
— Un psyonique. Ça par contre, ça ne s'improvise pas, et c'est super important. Plus que le légionnaire. On ne peut pas faire l'impasse là-dessus.
— Un psyonique ? C'est quoi, exactement ? demanda Yamfa en enroulant une de ses boucles noires autour de son doigt.
— Un type avec des pouvoirs psy. Capable de voir l'avenir, de combattre des entités démoniaques sur un plan extradimensionnel, de tordre des petites cuillères par sa seule volonté...
— Pourquoi un type ? coupa Yamfa, la moue dubitative. Ça ne pourrait pas être une nana ?
Kael et Keita se regardèrent.
— Si, mais...
— Bon. Quoi d'autre ?
— Hmm, laisse-moi réfléchir... Un navigateur tactique, comme sur les croiseurs de guerre de la marine spatiale. Pour coordonner les opérations s'il y a du grabuge avec d'autres nautes, ou surtout, avec des pirates. Y en a plein, de toutes les races exos, et ils s'attaquent en priorité aux navires marchands comme nous, pour leur piquer la cargaison. En général, ces navigateurs tactiques sont des nanas, tiens. Des IA.
Yamfa lança un regard noir à Keita.
— Une nana, d'accord, mais pour toi, il faut que ce soit un robot... Bravo, Keita. Tu ferais bien de relire la troisième ligne de la charte de l'Holos : Hommes et Femmes sont égaux en devoirs et en droits, ayant les mêmes privilèges et obligations, chacun pouvant et devant également prendre les armes lorsque la République est attaquée...
— Les IA ne sont pas des robots, Yam', corrigea Kael. Ce sont des sapiens, comme nous. Ce n'est pas parce qu'ils ne se reproduisent pas qu'ils ne sont pas des citoyens de la République à part entière !
Keita se hâta d'acquiescer.
— Je n'aurais pas mieux dit que l'ami Kael.
— Bon... C'est tout ?
Le jeune homme secoua la tête.
— Je crois que pour finir, il faut quelqu'un qui connait vraiment bien la Voie. Qui possède des cartes introuvables, la connaissance de routes secrètes dans la Trame et le Dédale, des trucs de ce genre... Normalement, c'est le rôle du capitaine, mais le nôtre – autoproclamé – est un bleu qui vient tout juste de quitter sa ferme...
— Eh, je te rappelle que ma mère est naute, et que j'ai passé les premières années à naviguer avec elle et mon père et à participer à des guerres stellaires et à diverses aventures super dangereuses, intervint Kael. J'étais même là lors de la bataille de Nuniel.
— Ouais, mais t'as rien vu, non ? T'étais sur Nuniel, dans les bras de ta môman.
— J'ai vu les croiseurs des Astra Leo affronter la mégaruche Shoggoth, au moment où la fausse nuit tombait. Une nuit radioactive, qui nous laissait à la merci de plein de bêtes sauvages... Ma mère et mon oncle ont tué nombre de ces bêtes pour nous défendre et nous nourrir. C'était la guerre, la survie.
Keita acquiesça, le sourire légèrement moqueur.
— Impressionnant, concéda-t-il. Mais ta mère m'a conté une autre version de cette histoire : elle m'a dit que vous étiez en fait en sécurité, protégé par tout un bataillon de guerriers d'élite ældiens, et même un seigneur de la guerre sorśari ?
— Elle minimise le danger qu'on a couru, comme d'hab', répliqua Kael en plissant les yeux. Je te jure qu'on a tous failli y passer dix mille fois... Même le seigneur de la guerre sorśari n'en menait pas large ! »
Kael revivait encore ces épisodes dans ses rêveries. La mise à mort du fauve à six pattes qui l'avait attaqué, notamment... Son soulagement lorsque son oncle – le seigneur de la guerre sorśari – avait bondi, armé de sa seule dague, de ses crocs et de sa rage guerrière – pour le défendre, son admiration lorsqu'il l'avait mis à mort au terme d'un combat féroce, et, enfin, sa fierté en recevant une partie du coeur du monstre que son oncle avait arraché après l'avoir tué.
C'était la vraie vie, se dit Kael. Une vraie vie d'homme... Enfin, de mâle aeldien.
Mais le temps n'était plus aux songes. Désormais, il était capitaine de navire. Et il lui fallait trouver un équipage.
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