Manon
La mise en route se passa très vite. Kael vécut la suite comme dans un rêve, un rêve qu’il avait souvent fait étant petit : le capitaine distribue les attributions, chacun se précipite à son poste, calme, rapide et efficace. On allume les moteurs, les machines rugissent de leur voix profonde et puissante, le second se tourne vers lui : « On y va, capitaine ? », la navigatrice lui énonce les chiffres d’une voix policée, son chignon blond bien serré… Et lui, face à la baie, les bras croisés dans le dos, annonce le décollage : « Païhekali », et c’est parti.
Bien sûr, les choses se déroulèrent un peu différemment dans la réalité. Il y eut des couacs, des ratés. Cela arrive toujours, les ratés. Tout ce qui importe, c’est la façon dont on les gère. Et pour Kael, ils parurent tous gérables : la navigatrice n’avait pas de chignon, Keita ne l’appela pas « capitaine » et lança les rétrofusées sans l’avertir. Enfin, lui-même ne se tenait pas debout face à la baie, hiératique comme un commandant de cair pendant une bataille spatiale (son père) mais à demi assis, une fesse dans le vide et les cheveux ébouriffés, en train de dispatcher des instructions confuses et d’appuyer sur tout un tas de boutons comme une pieuvre jouant du xylophone. Rien qu’il ne puisse gérer, vraiment.
Non, le véritable couac n’eut lieu que bien après, une fois qu’ils eurent quitté l’espace aérien de Thriton. Alors qu’il était trop loin du système de communication pour réagir efficacement, profitant à tort d’une détente qu’il pensait bien méritée, à l’arrière, avec ses deux comparses (« Qu’est-ce que vous en pensez, alors ? Vous pensez que ça va le faire ? »)
« Un appel, résonna la voix claire d’Indis. Je le prends. »
Kael bondit de l’arrière-boutique.
« Non… Non ! » hurla-t-il en se jetant dans le fauteuil du commandant pour mettre fin à la catastrophe.
Mais c’était trop tard. Indis avait déjà pris l’appel. Soudain, une imposante silhouette encapuchonnée se matérialisa dans l’habitacle, dominant toute l’assemblée de ses deux mètres quarante-trois.
Son père.
« Caëlurín » fit simplement la voix chaude et grave, néanmoins sévère, d’Ar-waën Elaig Silivren.
Résigné, Kael fit faire demi-tour au fauteuil sur lequel il était assis.
« Bonjour, papa », murmura-t-il dans sa barbe, parlant volontairement en Commun.
Par chance, son père portait son piwafwi, et la capuche en était rabattue, dissimulant ses traits outre-humains à son équipage. D’habitude, cette manie qu’avait son père de cacher son visage au regard de tous ceux qui n’étaient pas ses proches l’agaçait. Mais cette fois, elle lui parut salutaire. Tout en en ayant un peu peur, ses deux amis, Keita et Yamfa, connaissaient son père depuis leur enfance. Mais il était hors de question qu’il soit estampillé exo par son nouvel équipage : il avait eu trop de chance en réussissant aussi facilement à les recruter.
Ar-waën Elaig Silivren sembla remarquer – et prendre en compte – la volonté manifeste de son fils de ne s’exprimer qu’en Commun, car il passa à cette langue, tout en conservant cette petite trace d’accent haut-ældien qui agaçait tant son fils. Quitte à avoir un accent, Kael aurait préféré l’entendre s’exprimer avec la redoutable diction sorśari, et non cette diction affectée, fantomatique et hautaine de l’ældarin de cour.
« Pourquoi es-tu parti sans nous prévenir ? » attaqua tout de suite son père.
Kael sentit le regard de ses deux amis se poser sur lui.
La honte, la honte… se répéta-t-il dans sa tête, sachant que les trois nouvelles recrues le regardaient également.
Cette donnée fit hésiter Kael à passer à l’ældarin. Après tout, les nouveaux ignoraient sans doute à quoi ressemblait cette langue. La Brute, peut-être pas… C’était un vétéran, d’après la présentation succincte de ses capacités qu’il avait faite. Kael pesa rapidement le pour et le contre : valait-il mieux passer pour un sale gosse immature et fugueur, ou pour un organisme exomorphe à la réputation hostile et redoutée ?
Un gosse immature et fugueur, décida-t-il, mettant toute fierté à la poubelle.
« Je suis désolé, papa, dit-il alors. Je veux devenir naute… Je vous l’ai déjà dit mille fois. »
Son père garda le silence. Il devait préparer l’une de ses remarques philosophiques à la mords-moi-le-noeud, et s’empêtrer avec la traduction en Commun.
« Tu aurais dû nous prévenir, Caëlurín, dit-il enfin. Ta mère est très inquiète. Tes sœurs demandent après toi. »
Kael réprima une grimace. Ses sœurs… D’accord, elles étaient mignonnes, mais c’était des mômes ! Il fallait bien qu’elles apprennent à vivre sans lui. Il n’était pas leur père, merde !
« Tu sais que les hënnædhil sont très sensibles au moindre changement de leur environnement de vie, les premières années, continua son père comme s’il lisait dans ses pensées. Souviens-toi comment tu étais au même âge. Un traumatisme de ce genre peut les marquer à jamais. »
Kael dissimula une nouvelle grimace. Son père ne savait pas dire « enfant » en Commun, ou quoi ?
« Je vois pas en quoi c’est un traumatisme qu’un jeune adulte parte faire ses classes, ainsi que l’ont fait mes aînés avec votre approbation, je te signale. Tout de suite les grands mots ! Je te rappelle plus tard. Je suis en réunion avec mon équipage.
— Ta mère te rappellera », conclut Ar-waën Elaig Silivren d’un ton intimidant, en insistant sur le mot « mère ».
Puis sa silhouette se dématérialisa.
La Brute fut le premier à briser le silence.
« Tu t’appelles Caëlurín ?
— Ouais, avoua le susnommé en fronçant les sourcils. Mais tout le monde m’appelle Kael. C’est plus court. »
Et moins ridicule, pensa-t-il intérieurement.
« Un prénom ældien, ça, fit remarquer la Brute d’un ton égal.
— J’ai également un prénom ældien, fit Indis en se redressant. D’ailleurs, j’ai de lointaines origines ældiennes. Ça se voit à la forme de mes oreilles. Et la couleur de mes yeux, aussi : parfois, ils brillent comme du verre, exposés à une certaine lumière. »
Kael lui jeta un regard en coin. Il savait, lui, qu’Indis n’avait aucune origine ældienne. Il l’aurait senti sur elle. Mais cette revendication de sa part permettait de noyer le poisson. Elle avait ramené l’attention sur elle, ce qui était justement ce qu’il fallait pour la détourner de lui.
« J’ai longtemps été discriminée à cause de ce sang ældien qui coule dans mes veines, continua Indis en croisant ses longues jambes. Mais j’en suis fière. Un jour, je partirai à Tyrn-an-nnagh, moi aussi, et je couperai définitivement les ponts avec ce monde humain si laid et si violent, pour vivre au milieu de la nature et de la magie. »
Yamfa la regarda d’un air désolé, une légère moue dubitative sur les lèvres.
« D’après ce que j’ai cru comprendre, le monde ældien est un monde plutôt violent », tenta-t-elle prudemment.
Indis poussa en arrière ses longs cheveux lisses.
« Oui, mais cette violence est justifiée. C’est de la violence pour l’honneur, la survie, la vengeance, plaida la jeune femme.
— Exactement comme la violence de nos armées », coupa Keita, dont le père avait fait son temps dans l’infanterie mobile.
Indis posa son regard clair sur lui.
« Ce n’est pas pareil. Un ældien, lorsqu’il combat, c’est pour protéger sa tribu, son clan… Ou tuer un puissant ennemi qui l’a insulté, défendre l’honneur ou la vertu de sa femelle, ou se nourrir. Et les ældiens ont un code d’honneur, par exemple, ils se battent sans porter d’armure quasiment, avec des armes blanches. Si tu compares aux cosmo-légionnaires tunés et sur-armés...
— Sans parler de leurs capacités complètement cheatées et de leurs aptitudes aux configurations, les ældiens possèdent un armement qui donne des maux de tête à nos meilleurs ingénieurs, répliqua Keita, qui ne comptait pas lâcher le morceau. Ce ne sont pas les tribus sauvages et oppressées que tu décris, qui se battent pieds nus avec des plumes dans les cheveux, en brandissant une pauvre hache… Ils arborent peut-être des trophées sur leurs armures – comme certains de nos légionnaires, d’ailleurs – et des peintures de guerre sous leurs masques, mais ils se battent à coup de lames nanomoléculaires, de grenades prismatiques et de canons à flux gravitationnel, en débarquant dans d’immenses croiseurs de guerre par des portails dimensionnels. Et très rares sont ceux qui vivent dans la nature, aujourd’hui. Ils sont dans le Dédale, dans d’immenses vaisseaux-mondes construits de toutes pièces, avec des morceaux de planètes disparues. »
Indis se tourna plus franchement vers Keita, prête à en découdre.
« Tu fais semblant de ne pas comprendre ce que je te dis, fit-elle, agacée. Ce que j’essaie de t’expliquer, c’est que les ældiens ont toujours d’honorables raisons de faire la guerre. Pas comme nous. Avec leurs pouvoirs psychiques, ils ont une compréhension innée de la Galaxie. Moi-même, parfois, j’ai l’impression que Manon me parle ! »
Kael haussa un sourcil, franchement curieux de la vision de la culture ældienne qu’avait la jeune fille.
« Manon ?
— L’entité qui a créé l’univers, pour les ældiens, lui répondit rapidement Indis. C’est, comment dire… la Nature avec un grand N, la cosmogonie, l’univers entier, en fait.
— Je vois, répondit-il en hochant la tête.
— C’est n’importe quoi, coupa Keita, qui s’énervait de plus en plus. Y a pas de « Manon » dans la sældarín. Tu l’as inventée ! »
Kael fronça les sourcils. Si cette conversation allait trop loin, Keita risquait de révéler son secret. Aussi décida-t-il d’intervenir.
« Bon, puisqu’on vient de quitter Thriton, je propose qu’on commence à distribuer ses attributions définitives à chacun…
— Je l’ai pas inventée, répliqua la navigatrice en ignorant l’intervention de Kael. Manon existe vraiment. Et tu n’en sais rien.
— J’en sais suffisamment sur les ældiens pour savoir, par exemple, qu’ils enlèvent des humains en esclavage ! Et tu dis que c’est de la violence légitime, ça ? » répliqua Keita.
Kael sourit. Son ami semblait prêt à prendre toutes les précautions pour ne pas révéler le secret que son ami s’évertuait à cacher.
« Tu ne sais plus quoi dire pour remporter ce débat, répondit calmement Indis. Quand je parle de violence légitime, je parle de…
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, les jeunes, statua La Brute en se levant. La violence… Vous ne savez pas ce que c’est. Pas plus que la hiérarchie dans un navire, d’ailleurs. Vous n’avez pas entendu votre capitaine vous ordonner de cesser cette discussion vaine sur un sujet que vous ne maîtrisez ni l’un, ni l’autre ? »
Son intervention coupa la chique aux deux belligérants. Et après un petit temps de flottement, la conversation s’orienta dans le sens qui plaisait à Kael.
Ce dernier releva les yeux vers La Brute.
« Merci », lui dit-il silencieusement.
L’autre lui fit un signe de la tête.
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