La planète des morts-vivants
Le reste de l’équipage arriva bientôt. Yamfa jeta un regard timide à Kael en passant, que le jeune perædhel ne lui rendit pas. Il savait qu’elle n’approuvait pas sa décision de cacher aux nouveaux venus ses origines.
En voyant Omen, cette fois, Kael ne se gêna pas pour la dévisager franchement. Désormais, il comprenait pourquoi la jeune fille ne le regardait jamais. Elle ne le pouvait tout simplement pas. Étrangement, il se sentit rassuré. De tout l’équipage, elle était la seule à ne pas avoir vu sa queue pelée.
« Viens, Omen », lui dit-il en la prenant par la main pour la faire asseoir sous un arbre.
Il lui installa un petit abri sur la seule portion sèche qu’il trouva, couvrant même le sol terreux avec sa veste de vol afin qu’elle puisse être isolée du sol.
« Je peux travailler, capitaine, dit-elle de sa voix hantée.
— Ton travail, c’est de repérer les perturbations psychiques, lui répondit-il. Si tu sens la présence d’intrus… Préviens-nous. »
Elle hocha la tête, avant de s’absorber dans sa méditation, ses petites mains blanches croisées sur son giron. Kael continua de l’observer pendant un moment : il ne savait dire pourquoi, mais cette fille le fascinait.
« La regarde pas trop longtemps, vint lui dire Keita, mi-moqueur, mi-acide. Tes yeux pourraient tomber de leurs orbites ! »
Kael s’arracha à la contemplation de la jeune psyonique.
« Je viens d’apprendre qu’elle est aveugle. Tu le savais, toi ?
— Ouais. Tout le monde le savait, sauf toi, Caëlurín !
— Arrêtes de m’appeler comme ça, sourit Kael en poussant son ami d’une petite bourrade. Au fait, t’as fait ce que je t’avais demandé ? »
Keita releva ses yeux noirs sur son ami.
« Oui, mais j’ai rien trouvé. Cette trace de fumée, tu as dû la rêver… En revanche… J’ai trouvé de nouvelles informations sur Rvehk, après que tu nous ai demandé de te rejoindre. Il paraît que certains marais abritent un genre de virus… »
Kael fronça les sourcils.
« Un virus ?
— Un virus qui, tiens toi bien, anime les cadavres… »
Le jeune perædhel réprima un frisson.
« Encore !
— Rien à voir avec les Desséchés ou la contamination par l’Abîme, ou même la technologie korridite, le rassura Keita en croisant les bras d’un air docte. C’est un genre de ver, apparemment. Microscopique, qui vient se nicher dans les corps morts… Il ne peut pas entrer dans un hôte vivant. D’après ce que j’ai vu dans la Crypte, à cause de ce ver, les gens ont longtemps appelé Rvehk la « planète des morts-vivants »… Y a même eu des sectes hérétiques qui sont venues ici dans le but de devenir immortelles, ou je sais pas quoi d’autre. Ils ont installé un temple, des colonies…
— Ok. Donc, on ne craint rien tant qu’on reste en vie, si j’ai bien compris, fit Kael.
— C’est ça. Sauf que bon, les cadavres animés par ce ver sont super agressifs, à ce qu’il paraît… Le ver n’a qu’un but : multiplier son habitat et se reproduire, alors il tente de tuer d’autres organismes hôtes afin de pouvoir les parasiter… Bref : si on voit le moindre cadavre, faut le cramer. »
Kael hocha la tête.
« Personne ne compte mourir ici, je crois, de toute façon. »
Il s’éloigna pour aller en toucher deux mots à La Brute, toujours à son poste d’observation.
« Un ver ? s’étonna le vétéran. Et ce ver fait de la fumée ?
— Ah ! Tu l’as vue, toi aussi ? Keita dit qu’il n’y a rien.
— Je l’ai vue, mais elle a rapidement disparu. Qui que ça puisse être, ils ont éteint leur feu précipitamment. »
Kael jeta un coup d’œil à Omen. La jeune fille ne disait rien.
« Si on courait vraiment un danger, ou si on était approchés, Omen le sentirait…
— Sauf si l’ennemi est doté de facultés psychiques supérieures aux siennes, observa La Brute en zieutant Kael d’un air entendu.
— Keita ne m’a pas dit que ce ver dotait ses hôtes de facultés psychiques supérieures… Et à part ça, on risque quoi ? Des humains, peut être des orcanides, au pire du pire… Si c’est ça, aucun n’est plus psyonique qu’Omen. Elle est quant même super forte ! »
La Brute n’ajouta rien.
« Orcanide ? J’ai bien entendu orcanide ? s’agita Indis.
— C’est rien, c’était juste une hypothèse de Kael concernant une fumée qu’il a vu à plusieurs heures d’ici, lui apprit La Brute.
— Rien ? Vous déconnez les mecs ! Les orcanides sont des grosses brutes connues pour violer les ældiennes. Ils en raffolent !
— Bah on est sauvés alors, vu qu’il n’y a aucune ældienne parmi nous ! » répliqua La Brute avec un sourire ravageur.
Indis se rapprocha de lui, vindicative.
« Eh, je te signale que je suis d’origine ældienne, moi ! Je te l’ai déjà dit, il me semble.
— Un capitaine à moitié nekomat, une navigatrice de lointaine origine ældienne… On représente vraiment bien la charte de l’Holos, ma parole ! » plaisanta le vétéran, toutes dents dehors.
Kael ne put s’empêcher de sourire à son tour. La Brute savait bien décoincer les situations potentiellement problématiques.
« Personne ne se fera violer dans mon équipage, décida Kael avec autorité. Et il n’y a aucun orcanide ici. Je peux vous le garantir.
— J’espère que c’est vrai, grogna Indis. Les orcanides sont monstrueux. En plus de leur libido incontrôlable et de leurs chaleurs dégueulasses qui les poussent à sauter sur tout ce qui bouge, ils ne ressentent aucune douleur et continuent à attaquer même avec les quatre membres en moins. Je doute que vous ayez la moindre chance contre eux, si on devait en affronter !
— Nous, non, statua calmement La Brute. Mais ils ne s’intéresseront pas à nous, parce qu’on est du menu fretin pour eux, et qu’ils ne combattent que pour l’honneur ou, comme tu l’as dit, pour capturer des femelles ældiennes. Ils ne s’intéressent pas aux humaines. Ils en violeront et en mangeront à l’occasion, mais ils ne feront pas un détour pour ça. Et là, bah y en a pas. »
Avec tout l’équipage réuni, la récolte avança beaucoup plus vite. Mais il y avait une donnée que Kael n’avait pas pris en compte : la durée d’une journée sur Rvehk. La nuit tomba beaucoup plus vite que ce que lui ou Keita auraient pensé. Et cela arriva soudainement : l’obscurité fut sur eux tout d’un coup.
« Merde, murmura Kael alors que ses pupilles se dilataient, s’ajustant à l’obscurité. Les gars, on arrête ! On charge tout et on se tire d’ici.
— Je suis bien d’accord », grogna La Brute en grattant sa barbe naissante.
Kael lui jeta un regard envieux : la barbe était un apanage qu’il ne possèderait jamais. Pourtant, il devait admettre que c’était bien viril. Une parure de chef, à n’en pas douter.
Tout l’équipage était couvert de boue de la tête aux pieds. Indis soupira en essuyant son front, avant d’attraper sa queue de cheval pour en retirer une masse fangeuse. Avec Kael, elle était la seule à porter les cheveux longs, et leurs crinières respectives avaient pris une teinte marron-verdâtre peu appétissante.
« Ha ha, vous ressemblez à des orcanides, tous les deux, se moqua La Brute. Le mâle, et la femelle ! »
Kael rit de bon coeur.
« C’est pas faux », admit-il.
Satisfait de sa journée de travail, il parcourut du regard les alentours. L’obscurité brillait d’une lueur verdâtre, accentuée par la brume malodorante qui filtrait du sol. Entre deux arbres ligneux, Kael crut apercevoir quelque chose. Il plissa les yeux, ce qui n’échappa pas à La Brute.
« Un problème ? » demanda ce dernier en saisissant aussitôt ses lunettes tactiques.
Ça, on pouvait dire que La Brute était réactif.
« Je sais pas, j’ai cru voir quelque chose…
— Et tes yeux de nekomat ne peuvent pas nous en dire plus ? demanda-t-il en réglant la précision de sa lentille. Attends… Par les dix mille bras de Krak’niggurath ! »
Alarmé, Kael reporta son regard dans la direction qu’indiquait La Brute.
Les silhouettes s’étaient rapprochées. Elles titubaient vers eux, d’une démarche lente et grotesque qui, étrangement, n’était pas sans lui rappeler celle des ældiens devenus pantins de l’Abîme, dans la Vallée des Tombeaux Volants.
Mais cette fois, il s’agissait d’humains. Ils bougeaient donc cent fois plus lentement que les damnés qui les avaient attaqués sur le navire fantôme.
« On se replie, murmura Kael en se tournant vers son équipage. On est plus tout seuls, les gars ! Y a deux ou trois hôtes de ce fameux vers parasite qui viennent vers nous. C’est pas un problème pour l’instant – ils sont loin et lents – mais on ne va pas traîner ici. On finit de charger, dans le calme et l’efficacité ! »
La brume épaisse et malodorante ne tarda pas à résonner de bien peu sympathiques grognements, suggérant la présence de plus de morts vivants qu’estimé initialement.
« Putain, y a toute une armada, siffla La Brute qui n’avait cessé de surveiller leur progression. Ils arrêtent pas d’arriver. »
Kael se retourna vers son équipage, qui commençait à s’agiter.
« On en est où du chargement ?
— Tout est presque chargé, mon capitaine, répondit Indis.
— Bien. Et où est Omen ? Je veux qu’on la fasse monter tout de suite. Elle ne charge pas et elle est aveugle. »
La brume rendait la provenance des sons difficile à déterminer. Mais Kael se rendit compte qu’ils venaient de partout : de toute évidence, ils étaient encerclés.
« Allez on se tire ! ordonna-t-il lorsque la dernière caisse fut chargée. Tout le monde embarque, vite ! »
La détonation en rafale du Bolter ne tarda pas à percer les grognements oppressants qui leurs parvenaient des marécages. La Brute avait ouvert le feu. Par acquis de conscience, Kael balança son lance-flamme devant lui et fit de même. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque les flammes éclairèrent trois paires d’orbites vides juste à quelques pas devant lui ! Derrière, une rangée de décharnés attendaient, immobiles comme des statues.
Les créatures étaient beaucoup plus proches qu’il ne l’avait cru.
« On s’est laissé déborder ! rugit La Brute. Faut se tirer d’ici, vite ! »
Keita avait déjà rallumé les moteurs anti-gravité. Kael se précipita dans le blindé, aussitôt suivi par le vétéran, qui dut envoyer une dernière rafale derrière lui pour empêcher l’un des putrides assaillants de monter.
« La Brute est montée, murmura Kael à Keita. Ferme le pont et décolle. »
La lourde porte blindée bascula sur ses gonds, et le cliquetis rassurant du verrouillage fit entendre sa douce musique. Kael parcourut son équipage des yeux, surpris de ne compter que quatre têtes.
« Où est Omen ?
— À l’intérieur, normalement… », répondit Yamfa, un peu hésitante.
Kael sentit son coeur s’accélérer.
« Quelqu’un l’a faite monter ? »
Personne ne répondit.
« Putain, vous faites chier ! Je vous avais pas dit de la faire monter ?
— J’étais occupée avec les caisses…, s’excusa Yamfa.
— Moi avec la mise à feu, s’excusa Keita.
— J’étais persuadée que quelqu’un l’avait faite monter ! » s’indigna Indis.
Sans attendre d’en entendre plus, Kael saisit son lance-flamme et se précipita vers le sas. Il fut arrêté au passage par La Brute.
« Arrête, ça sert plus à rien, lui dit ce dernier. T’entends pas ? Ils sont partout autour de nous, même sur le toit du cotre. C’est foutu, Kael. »
Kael se dégagea d’un coup d’épaule, et il actionna la commande de la porte.
« Keita, décolle ! Le temps que tu sortes le cotre de cette mare de boue, je vous aurais rejoint.
— Justement, je peux pas ! hurla son ami en réponse. La barge est complètement immobilisée !
— Lance les rétrofusées ! À fond ! » lui conseilla Kael en se précipitant dehors.
Sa botte avait à peine touché terre qu’une poigne aussi osseuse qu’implacable lui saisit l’épaule. L’odorat saturé par le fumet putride de ses assaillants, il se retourna pour découvrir trois morts-vivants, qu’il fit rôtir d’une bonne flambée. Derrière, il pouvait entendre La Brute sauter à son tour dans la boue : le vétéran n’avait pu se résoudre à l’abandonner. Kael lui jeta un regard rapide, à la fois reconnaissant et ennuyé. Il se savait capable de sauter sur la barge à une distance de quelques mètres du sol, en portant une petite humaine de cinquante kilos. Mais avec La Brute, ses deux mètres de muscles et d’implants… C’était une autre paire de manches.
Dehors, nulle trace de la jeune psyonique. Kael s’époumonait à l’appeler, sans résultat.
« Ils sont trop nombreux, lui cria La Brute entre deux rafales de Bolter. On s’en sortira pas ! »
Les silhouettes titubantes mais déterminées des cadavres ambulants ne faisaient que s’amonceler. Ils en expédiaient dix, il en venait vingt. Les morts vivants ne cessaient d’apparaître, se rapprochant inexorablement.
Et la barge ne bougeait pas. À quelques mètres, à travers la brume et l’obscurité, Kael pouvait voir la fournaise des rétrofusées que Keita s’échinait à actionner pour dégager le cotre.
Ils étaient foutus. Ils allaient mourir sur cette fichue planète, à moins de vingt ans, au cours de leur toute première expédition.
Putain, cracha Kael. C’était injuste !
Soudain, un son strident perça l’air. Le perædhel le reconnut aussitôt, et ce fut le cas également de La Brute, qui hurla :
« Un astrojet antigrav ! »
L’onde de choc provoquée par l’engin les jeta à terre. Elle fut suivie par l’explosion sourde d’une salve de plasma, qui souleva deux mètres de boue juste à côté d’eux, et envoya en l’air autant de cadavres.
« Ces cons nous tirent dessus ! » cria La Brute.
Kael, attaqué par un mort-vivant, lança un jet de flammes qui illumina la brume pendant quelques minutes. Là, il put distinguer les engins, deux véhicules légers et aériens, qui sillonnaient la zone à une dizaine de mètres au-dessus du sol en envoyant des tirs au canon à plasma.
Bientôt, toute la zone fut nettoyée. Kael et La Brute achevèrent les derniers parasites et leurs hôtes, avant d’attendre, canon encore fumant baissé vers le sol, que leurs providentiels sauveurs se manifestent.
Les deux véhicules descendirent à leur niveau. Le bruit métallique et ronflant des propulseurs antigravité ronronna, alors que leurs pilotes sautaient tous les deux à terre d’un bond leste et gracieux. À leurs mouvements rapides et déliés, plus félins qu’humains, et surtout au fait qu’ils aient franchi trois mètres comme d’autres trente centimètres, Kael devina ce qu’il en était : il s’agissait d’ældiens.
Le jeune perædhel avala sa salive, cherchant dans sa tête ce qu’il pourrait faire ou dire alors que les deux ældiens s’avançaient vers eux de leur démarche souple et chaloupée. Bientôt, il les vit émerger de la brume, aussi sauvages et terribles que des dieux païens. Kael se trouva incapable d’identifier leur faction ou leur clarté : il n’avait jamais vu d’ældien de ce type. Le premier, vêtu d’une armure au dégradé rougeâtre, portait une fourrure épaisse sur les épaules, assortie à sa chevelure brune, tirée en arrière en une haute queue. Son visage aigu arborait un tatouage rituel au cinabre, formant un motif que Kael échoua à identifier. L’autre, qui portait les cheveux détachés, possédait une armure dans les tons céruléens, et un tatouage facial de la même couleur. Chez lui, nulle fourrure à l’épaule, mais un pagne visiblement fait en peau tannée, orné d’un glyphe aux angles agressifs, ceignait sa taille. Tous les deux portaient des armes à anti-matière sur le dos, et une lame à leur hanche. Ils avançaient nonchalamment, couteau cranté à la main, leurs yeux féraux et ambrés verrouillés sur les deux jeunes, sans que ces derniers puissent déterminer leurs intentions.
Kael comme La Brute en devina la teneur lorsqu’un troisième, arrivé par derrière, les poussa face contre terre. Du coin de l’œil, avant de se retrouver plongé dans la fange, Kael aperçut Omen, les mains liées, assise sur l’un des deux véhicules de sortie par lesquels avaient débarqué les ældiens.
Des chasseurs dorśari. Et ils étaient leurs prisonniers.
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