Capturés
L’une des grandes forces de sa race était la faculté de pouvoir mêler son génome avec celui de beaucoup d’espèces autres, même si elle ne le faisait que rarement, préférant garder le sang « pur ». Kael était l’un des résultats de ces mélanges. Mais il savait que, pour beaucoup d’ældiens – et pour les humains également – son existence même était une hérésie.
Ces trois sangs purs allaient probablement le tuer, s’ils apprenaient qu’il était pour moitié de leur espèce. Mais il fallait sans doute essayer de communiquer.
Kael n’eut pas longtemps à hésiter car les ældiens les endwollèrent sans préambule. La Brute comme lui furent tirés de la boue, complètement stupéfaits, incapables de bouger ou d’émettre un seul mot, et même de réfléchir correctement. On leur mit un espèce de masque sur la tête en guise de respirateur, puis on les chargea comme des sacs de tangrèse sur l’un des véhicules antigravité, alors que le troisième ældien – celui qui leur avait mis la face dans la boue – se dirigeait vers leur cotre. Kael entendit vaguement ses amis hurler lorsque l’ædhel pénétra dans le véhicule – qu’il avait ouvert avec une facilité déconcertante, juste en posant la main dessus – puis, plus rien. Mais le cotre décolla sans problème, aussitôt suivi par les véhicules antigrav, chacun piloté par un de leurs ravisseurs.
Là, alors que les véhicules s’élevaient dans la stratosphère, Kael aperçut les contours distinctifs d’un cair, un bâtiment de guerre ældien, miroitant sous le champ holographique qui le dissimulait. L’illusion ne dura pas longtemps : dès que le premier véhicule antigravité pénétra le champ, le vaisseau se révéla dans toute sa splendeur.
Ils avaient été bien roués. Le navire et ses occupants étaient là, depuis le début. Il ouvrit sa gueule noire pour les aspirer, puis se referma comme un clapet sinistre. A l’intérieur, ses colonnades sculptées et la fantastique architecture ældienne se dévoila sous leurs yeux ébahis.
Kael sentit qu’ils avaient touché terre. Ils se trouvaient dans la soute. Sur le mur devant lui, il pouvait vaguement apercevoir le glyphe signifiant un – min – mais dans une graphie ancienne, qu’il eut du mal à reconnaître. Puis il sentit des mains froides et fortes tripoter les bords de son cou pour lui retirer son masque, et il fut soulevé. La voix grave de l’un des mâles résonna dans les hauts couloirs en enfilade. Après des semaines à n’entendre parler que des humains, il la trouva terriblement extraterrestre.
Il pouvait néanmoins comprendre ce que ces ældiens disaient. Leur vocabulaire était un mélange déroutant de haut-ældarin et de dorśari, mais cela restait compréhensible.
« Les mâles dans la soute lemin, ordonna celui qui paraissait – à sa voix et à son ton – le plus âgé. Enfermez les femelles dans les appartements des invités. »
Au vu de l’approbation immédiate qu’il reçut des deux autres, Kael devina que c’était le chef de ce clan. Aucun autre ældien – ou ældienne – ne se montra. L’absence de matriarche à bord était à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle, jugea Kael.
Quant à eux, on les jeta dans une soute froide, qu’on ferma à double tour. Et dès que la lourde serrure eut finit de se verrouiller – longuement, inexorablement, comme toutes les serrures ældiennes – les trois comparses sortirent de leur torpeur et purent s’exprimer de nouveau.
« Kael, le pressa immédiatement Keita, fais quelque chose ! »
Kael secoua la tête.
« Pour l’instant, je ne peux rien faire. T’as bien vu que j’étais aussi endwollé que toi ! Ils nous ont mis une sacrée dose. »
Sans compter que quelque chose, dans cette cellule, empêchait le recours à toute configuration. Pour ce qu’il en maîtrisait...
Les pupilles marron de La Brute se tournèrent vers lui.
« Endwollé ?
— C’est ce que ces ældiens nous ont fait, répondit-il. Ils ont posé un dwol sur nous, pour nous empêcher de nous défendre. Un sort, si tu préfères. Une petite manipulation énergétique.
— Et tu y es sensible, en tant que semi-nekomat ?
— Bah bien sûr… Pourquoi je ne le serai pas ? » murmura Kael prudemment.
Le regard furieux que lui lançait Keita ne lui échappa pas. Il avait compris. Et à l’instar de Yamfa, il n’approuvait pas le mensonge de son ami d’enfance.
« Pourquoi ont-ils enfermées les filles à part ? finit par demander Keita, inquiet. Que comptent-ils leur faire ? »
Kael baissa la tête.
« J’en sais rien, murmura-t-il. Rien d’affreux, je crois. Je pense qu’ils vont les mettre dans la cabine des invités… Elles bénéficieront d’un meilleur confort que nous. »
Keita grommela quelque chose sur leur inconfort, à eux, dans cette soute froide.
Puis la voix de La Brute, qui était restée silencieux pendant ce bref échange, résonna dans le noir.
« Ils vont abuser d’elles sexuellement, asséna-t-il en réponse à Keita. Les ældiens font toujours ça, lorsqu’ils capturent des humaines non modifiées en âge de procréer. »
Kael, qui voyait dans le noir presque aussi bien qu’en plein jour, regarda le visage de la Brute. L’expression du mercenaire était calme. Il avait dit cela sans haine, sans dégoût ni tristesse : pour lui, c’était un simple constat.
« C’est faux, répliqua Kael, si piqué au vif qu’il en oublia sa règle personnelle : ne jamais réagir lors d’une conversation portant sur ses frères de race. Les ældiens n’abusent pas les humaines : c’est une légende de naute, comme celle des sirènes ou des kraken !
— Ni les sirènes ni les kraken ne sont une légende, répondit tranquillement La Brute. Quant aux ældiens… Ils n’envisagent pas la sexualité comme nous. Et ils nous méprisent. Tout est bon à prendre, du moment que ça amène de l’amusement et du plaisir. Et du plaisir, les humaines leur en donnent au centuple, d’après ce qui se dit. Ces mâles sont en chaleur, non ? Et il n’y a pas de femelle à bord. »
Kael serra les dents. Il sentait la colère – cette petite boule familière – irradier dans son plexus.
« Qu’est-ce qui te dit qu’ils sont en chaleur, comme tu dis ? »
Sans le regarder, sa tête rasée toujours appuyée contre la paroi de bois de wyrm renforcée d’iridium, la Brute continua sa démonstration.
« Le plus jeune – celui avec les tatouages faciaux rouges – avait son panache tout ébouriffé. »
Kael l’interrompit.
« Son panache ?
— L’espèce de fourrure brune qu’il portait sur ses épaules, par-dessus son armure… On appelle ça un panache. C’est une queue de fourrure spectaculaire que possèdent uniquement les ældiens mâles. Certains la gardent, d’autres non… Les femelles ont une queue aussi, mais moins dense et plus petite, plus proche de celle des nekomats, justement, fit-il d’un air entendu. D’ailleurs, je suis à peu près sûr que c’est le mot que tu as utilisé pour désigner ta queue, Kael. Un panache. Non ? »
Kael vit que Keita lui jetait un œil alarmé. Lui, il ne bougea pas.
« Et alors ? En quoi avoir un panache ébouriffé est significatif d’une libido exacerbée ? » demanda-t-il, agacé.
Il n’avait même pas remarqué que l’un des trois ældiens avait encore son panache. C’était donc un mâle vierge, comme lui… Kael fut obligé de reconnaître que c’était mauvais signe.
« Chez les ældiens, continua La Brute d’un ton nonchalant, un panache ébouriffé est soit un signe de menace – face à un autre mâle agressif notamment – soit un signe de parade, en présence de femelles, lorsque l’individu est prêt à se reproduire. Les ældiens ne sont féconds que pendant ces périodes là, et lorsque ça arrive, ils éprouvent un besoin irrépressible, presque douloureux, de s’accoupler. En outre, dans un groupe exclusivement masculin – comme c’est le cas ici – tous les mâles ont leurs chaleurs en même temps, pour éviter la compétition déloyale et empêcher leurs concurrents de profiter de cette période pour féconder toutes les femelles. Ils se battent tous pour la primauté des femelles convoitées, et un genre de hiérarchie se met en place : mâle alpha, mâle beta, etc. Comme chez les carnassiers, ou tout autre prédateur mammifère. C’est cet ordre là qui est conservé pour la possession des femelles, si le mâle alpha accepte de partager. »
Kael avait eu envie de sauter en l’air à chacune des phrases assénées par La Brute. Mais s’il laissait libre cours à son énervement, il risquait d’être démasqué, aussi se força-t-il à rester calme.
« Tu dis n’importe quoi, répliqua-t-il néanmoins. Les ældiens ne « possèdent » pas les femelles comme dans une tribu de bonobos : chez eux, ce sont les filles qui choisissent leurs partenaires. C’est comme ça que la hiérarchie dont tu parles se crée. Et les deux sexes – sauf exception très rare – acceptent toujours de partager, car la reproduction est un processus très long et très compliqué. Il faut souvent plusieurs pères pour réussir à faire naître une portée ! L’exclusivité amoureuse n’est pas un concept ældien… Les ældiennes ont plusieurs amants, et parfois, elles les autorisent à avoir d’autres compagnes. S’il n’y avait pas ces petits arrangements, l’espèce aurait disparu depuis longtemps… Une dernière chose : on ne parle pas de « chaleurs » pour les mâles, mais de « rut » !
— C’est bien ce que je dis, répondit La Brute en tournant son visage dans la direction de Kael. Ces trois mâles vont s’emparer des trois membres féminins de notre équipage et se les partager entre eux. Ce sont peut être les femelles ældiennes qui sont à l’initiative de l’accouplement, normalement, mais ni Yamfa, ni Indis ni Omen ne sont ældiennes… Indis, peut être de loin, comme elle le prétend. Mais ça n’empêchera pas ces trois individus de la traiter comme une humaine. Et ils méprisent les humains. Il suffit qu’un des leurs ait un peu de sang humain pour que cela les autorise à l’enfermer à fond de cale, alors tu imagines, de lointaines origines non visibles… »
Kael sentit le regard alarmé de Keita sur lui. La Brute savait. Il avait deviné ce qu’il était.
« Je le répète, ces ældiens ne leur feront rien, murmura-t-il, insistant. Qu’elles soient humaines ou ældiennes, et qu’ils aient leurs fièvres ou non, les mâles ont absolument besoin du consentement des femelles pour s’accoupler. C’est aussi nécessaire que, je sais pas moi, l’œstrus chez les carcadann. Ils ne les toucheront pas.
— Mhm. Le sexe récréatif existe aussi chez les animaux. Quant aux ældiens… Je ne doute pas qu’ils obtiendront sans peine la reddition des filles de l’équipage. Avec le luith – les phéromones émises par les ældiens mâles – la fascination et le charme inné qu’exerce cette race sur la nôtre. »
Kael jeta un nouveau regard à La Brute. Comment savait-il toutes ces choses ? Cela commençait à devenir inquiétant.
« Je les aient pas entendu dire quoi que ce soit concernant les filles, en tout cas, statua Kael avec humeur. Ils ont juste dit qu’ils fallait les mettre dans les quartiers des invités ! »
Kael ne s’aperçut de sa gaffe que trop tard.
« Tu parles l’ældarin, donc ? s’enquit La Brute, à qui rien n’échappait.
— J’ai des notions, admit Kael avec réticence.
— Notre capitaine a plein de talents cachés, ironisa Keita à l’adresse de La Brute. Tu ne tarderas pas à t’en apercevoir.
— Tu vas pouvoir palabrer avec eux, alors », observa le vétéran.
Kael secoua la tête.
« Je sais pas si c’est une bonne idée. Les ældiens n’aiment pas que les non- ældiens parlent ou comprennent leur langue… En règle générale, ils n’adressent pas la parole aux non-ældiens : ils passent par le truchement d’un traducteur d’une autre race ultari. Surtout les Sombres.
— Les Sombres ?
— Les unseelie », traduisit Keita en utilisant un très vieux mot humain.
La Brute hocha la tête. Il avait compris.
« Tu en sais, des choses, en tout cas, sur les ældiens, capitaine Caëlurín Srsen ! »
Kael croisa plus étroitement ses genoux contre sa poitrine.
« Je pourrais te dire la même chose… Tu m’as l’air bien au courant ! »
Le lent sourire de La Brute, dévoilant ses dents blanches et droites, perça les ténèbres.
« Je suis un vétéran de l’Infanterie Mobile. On en entend, des choses, dans la Marine. Et on est les premiers au contact avec les exos. »
Mal à l’aise, Kael fouilla dans sa poche de combinaison pour attraper sa plaquette de silentium. La pilule qu’il avait prise juste avant d’atterrir sur Rvehk ne faisait plus effet. Mais il eut beau tripoter toutes les alvéoles, elles étaient toutes vides : il n’avait plus de pilules.
Il soupira profondément et s’allongea, résigné. Ses amis firent de même. Ils étaient épuisés de leur journée de travail, encore couverts de boue. Il n’y avait plus qu’à attendre.
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