Le saut du destin

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Assis sur une cathèdre à haut dossier, Kael se trémoussait discrètement, s’appliquant à dissimuler à ses hôtes sa voracité. La dernière fois qu’il avait vu des victuailles aussi appétissantes, c’était à la table de son père, pour la fête du printemps.

Lors de ce banquet qu’il donnait chaque année, Ar-waën Elaig Silivren réunissait sa famille au grand complet : As Ellyn (sa première femelle, mère de sa première portée, Sil-wen Lurín Daemana) ; le consort de l’As Ellyn, le superbe prince Uriel de Dorśa, à la fois Deuxième-beau-frère et Deuxième-grand-oncle (un lien de parenté que Kael avait déjà tenté d’expliquer à ses amis, sans y parvenir) ; Troisième-beau-frère et Grand-Oncle Lathelennil de Dorśa (également Second-Mâle de sa femelle). Il y avait également sa fille Ardamirë ; son autre fille Erenwë, toujours accompagnée de son consort Elshyn et leur portée de quatre petits, puis sa troisième fille Angraema et son consort Círdan Eala (de son nom de barde). Parfois venaient s’ajouter à cette compagnie quelques invités humains, comme le vieux Montolio, qui avait si honorablement risqué sa vie pour rapporter le squelette de son grand-père traîtreusement tué, et de sa nounou qui était courageusement morte avec lui. Les parents de Keita et de Yamfa étaient invités chaque année, mais ils n’étaient venus que la première, et malgré les efforts de ses parents, ils avaient passé le banquet complètement tétanisés, n’osant ni parler ni manger, et à peine respirer. Pourtant, la nourriture était toujours abondante et luxueuse, l’accueil royal, et les meilleurs gwidth étaient servis sur la grande table de pierre-de-lune pure de la plus belle pièce de la maison. Toutes les lumières étaient allumées, perçant entre les branches odorantes et feuillues de l’arbre-lige à son centre, et une douce musique flottait dans l’air. En fin de soirée, souvent, Elshyn, Círdan et Eren jouaient ou chantaient, régalant l’assistance de leur toucher divin et de leurs voix cristallines et profondes. Il n’était pas rare que, les sens échauffés par le gwidth, Ar-waën Elaig Silivren sorte de sa réserve et joue de la flûte ou déclame un poème à son épouse, plus tard dans la soirée, sous un arbre du jardin éclairé par la lune (car il ne jouait que pour elle). Kael, qui quittait la table très vite avec ses deux amis humains, les surprenait parfois. Caché dans un arbre, il pouffait au moment opportun, lorsque ses deux parents se prenaient la main, le coeur trop plein de leur amour mutuel. Il leur jetait des pommes de pin, des écorces de sconges ou leur tirait des fléchettes à la pointe tronquée avec la petite arbalète qui lui servait de jouet, avant de déguerpir. Son père l’attrapait toujours et le mettait au lit d’office, alors que Shëol et Shelwë, et même Elarya, elles, continuaient à veiller, ce que Kael avait toujours trouvé injuste.

Aujourd’hui, c’était la première fois de sa courte existence qu’il se trouvait face à une telle table, avec de telles victuailles, dans le domaine d’un autre que son père. Sauf que le temps des fléchettes était fini. Il n’était plus un hënnædhel à qui on passait toutes les frasques, mais un presque-adulte qui devait rendre des comptes. Le crime pour lequel on se proposait de le juger, présentement, était d’avoir essayé de se faire passer pour un nekomat, au lieu d’assumer pleinement sa part de sang ældien.

« Il reste peu des nôtres dans l’univers, lui avait dit Sheod d’un ton assombri. Notre empire est en miettes, morcelé, et sur les étoiles que nous avons fait naître et façonnées, il ne reste que des ruines. Nos âmes immortelles sont menacées d’engloutissement et d’oubli. Les jeunes peuples ne se souviennent plus de notre nom, nous qui leur avons tendu la main comme un grand frère aide un hënnædhel à sortir du ventre de sa mère. Si même les enfants que nous avons confiés à la garde temporaire des humains pour leur plus grand bénéfice nous oublient et nous méprisent, alors, qu’allons-nous devenir ? Ta responsabilité est grande, Caël Srsen. C’est à toi de te révéler aux adannath, de les instruire de nos voies et de les guider, en incarnant le meilleur de ce que notre race a à offrir. Te voir baguenauder dans la boue avec un panache pelé, déguisé en humain, mystifiant d’un mauvais dwol ceux qui devraient au contraire te regarder avec admiration, nous a tous fait saigner le cœur, à mes fils et à moi ! »

Kael subit la remontrance en tendant le dos. Le ton de Sheod Uathna avait beau être égal, le contenu de sa diatribe ne dépareillait pas avec les paraboles les plus moralisatrices de son père.

Sauf que lui disait le contraire. Ar-waën Elaig Silivren lui avait toujours enseigné d’expérimenter en premier lieu sa part humaine : Bien assez tôt viendra le jour où tu ne pourras plus le faire, avait-il coutume de dire.

Et il y avait une chose au moins sur laquelle ce vieux mâle hautain et sûr de sa supériorité se trompait : Kael n’avait pas été « confié aux humains ». C’était son père qui s’était installé chez les humains, de son plein gré, parce qu’il ne se sentait pas à sa place dans les froides et pompeuses cours ultari, avec leurs règles immuables, leurs codes cruels, élitistes, exclusifs et intolérants.

La voix grave et inhumaine de Sheod Uathna résonnait dans le silence le plus absolu, allant se perdre dans les colonnades sans fin de la salle de banquet alors que le sluagh, désormais remis sur pieds, vaquait d’un coin de la table à l’autre pour amener plats et boissons. Les convives humains n’en menaient pas large. Même Indis avait perdu sa morgue, en se retrouvant en face de trois véritables ældiens adultes, semblables à de terribles statues mobiles dans ce décorum marmoréen. Aucun d’eux ne faisait le moindre effort pour déguiser sa vraie nature. Sachant à quel point l’altérité ældienne pouvait tétaniser les humains, Kael endwollait gentiment son entourage lorsqu’il se trouvait dans un environnement adannath. C’était même devenu une seconde nature chez lui. Il savait – son père et son oncle le lui avaient suffisamment dit – que plus il grandirait, plus les caractères ældiens chez lui se renforceraient au détriment des spécificités humaines : il était actuellement à l’âge où sa différence était la moins visible, et c’était l’une des raisons pour lesquelles il avait décidé de se lancer et d’arpenter la galaxie. Pendant qu’il pouvait encore le faire à visage découvert, sans trop charger la charrue de dwols.

Les perædhil sont comme des cygnes, lui avait dit une fois Oncle Lathé. D’affreux petits oisillons dans leur jeune âge, pour devenir des canards patauds aux grandes pattes malhabiles, avant de devenir de blancs oiseaux majestueux, rois du ciel.

Kael n’avait jamais vu de cygne, cet oiseau mythique si souvent cité dans les légendes de son peuple, avec les phénix. Mais chez lui, il y avait un couple de paons. Ils avaient fait des petits une saison, et il devait reconnaître que leurs rejetons avaient eu une période très laide.

Je dois être comme ça, pensa Kael en agitant doucement sa queue, qui avait été baignée, brossée et même enduite d’un onguent que lui avait fait parvenir Sheod après son bain par l’intermédiaire de Grigsterm (à qui Kael avait présenté ses plus plates excuses, au nom de l’équipage).

« Comment te sens-tu, jeune perædhel ? l’apostropha soudain Sheod sur un ton moins polaire. Est-ce que ton panache te gratte encore ? »

Dieu merci, il avait parlé en ældarin. Personne d’autre ne pouvait comprendre que lui, ses fils, et peut-être un peu Keita, qui avait tenté d’apprendre cette langue avec sa mère il y a quelques années.

« Cela va bien, hôte honoré, répondit Kael, retrouvant instantanément les formes alambiquées et polies du haut-ældarin. Vous êtes bien aimable. »

Aedhen, le mâle aux longs cheveux, l’observa, avant d’attraper un œil de Lompe qu’il fit craquer entre ses dents.

« Je doute que ta fourrure repousse un jour, Caël-demi-sang. L’onguent de Père n’y pourra malheureusement pas grand-chose : tu ferais sans doute mieux de te couper la queue. Je te le ferais volontiers, si tu le souhaites », fit-il en détaillant Kael d’un air à la fois méprisant et appréciateur qui fit frissonner le perædhel.

Aodhann – le mâle au panache, qui n’avait eu de cesse de fixer Indis comme d’autres regarderaient un appétissant quatre-heure – eut un sourire moqueur et dentu.

« Mon frère dit vrai. Ce ‘panache’ est misérable. Mieux vaut t’en débarrasser, Caël-le-menteur.

— Pas de menaces ni d’insultes à un invité sous mon arbre-lige », claqua sèchement Sheod à son fils.

Kael baissa les yeux sur son assiette, les sourcils froncés. À côté de lui, Yamfa lui donna une tape encourageante dans le dos, alors que La Brute lui demandait discrètement de traduire.

« Rien, ils m’ont juste chambré sur ma queue pelée », admit Kael à regret.

Il jeta un œil à Indis et Omen, assises derrière La Brute. Il ne leur avait toujours rien dit, et ses amis avaient su tenir leur langue. Indis, très intimidée – elle se sentait sûrement moins ældienne, à présent – gardait les yeux à hauteur de la table, sans jamais les lever sur les hautes et menaçantes silhouettes des deux mâles à l’air féroce qui, eux, faisaient tout pour l’accrocher de leurs regards de feu et d’acier.

Kael éprouvait certaines réticences à s’avouer « ældien» devant de si flamboyants spécimens de la race. Il n’était qu’une version diminuée de leur splendeur, comme un carlin l’est du loup des steppes. La fière et coupante Indis devait bien s’en rendre compte. Quant à Omen… Elle était peut-être aveugle à l’image qu’ils renvoyaient, mais pas à la puissance phénoménale que dégageaient les champs psychiques de ces trois mâles. À vu, et tout en sachant qu’il était vain de poser de si triviales questions à des ældiens pur jus, Kael estimait leur âge dans une fourchette entre une petite dizaine de millénaires – pour le père – et quelques siècles pour les fils.

« Parle-nous un peu de toi, Caël Srsen », le questionna Sheod d’une voix un peu plus suave.

Kael releva ses yeux verts de son assiette. Depuis le début du repas, les rares mots qu’avaient proférés les ældiens lui étaient adressés à lui, et à lui seul, en ældarin.

« Moi ? Que voulez-vous savoir ?

— Et bien, pour commencer, dis-nous d’où tu viens », proposa Sheod avec un demi-sourire qui se voulait engageant.

Le jeune perædhel jeta un regard circulaire à ses amis. Ils semblaient stupéfaits, fixant leur assiette d’un drôle d’air, sûrement saturés par l’étrangeté de cette langue qu’ils ne comprenaient pas et ce simulacre de repas dont il ne maîtrisaient pas les codes, avec des créatures dont, hormis lorsqu’elles se tenaient strictement immobiles, ils ne pouvaient voir que des formes floues, indistinctes et effrayantes.

« Je viens d’une planète agricole appelée Pangu, isolée dans la Bordure Extérieure, répondit Kael en regardant son interlocuteur. Peuplée majoritairement par des humains renégats, qui sont en outre très peu nombreux.

— Et qui sont tes parents ?

— Ma mère s’appelle Rika Srsen, c’est une ancienne naute, aussi ancienne soldate. Mon père se nomme Ar-waën Elaig Silivren Rilynurden.

— C’est lui, l’ædhel dans ton ascendance », observa Sheod en croisant ses grandes mains aux doigts pointus par-dessus son assiette.

Kael acquiesça d’un signe de tête.

« Et ils vivent ensemble ?

— Oui, bien sûr ! Ce sont mes parents, répondit Kael d’un air suspicieux.

— Mais ta mère est humaine, observa Sheod prudemment.

— Et mon père est ædhel, oui, je sais, répliqua Kael un peu trop vertement à son goût. Mes parents sont très amoureux. Quand ils sont ensemble, plus rien n’existe autour d’eux. Il y a peu de place pour les autres, dans un couple aussi fusionnel… C’est pour cela que je suis parti.

— Est-ce que ta mère parle notre langue ? » s’enquit l’ældien.

Kael hocha la tête.

« Oui. Elle la parle couramment. Et elle vit comme une elleth : elle donne naissance à ses portées sous l’arbre-lige de notre maison, mange de la viande crue, boit du gwidth à longueur de journée, et elle a même un Second-Mâle : mon oncle Lathé. Elle vient d’une famille qui se souvenait de la vieille alliance, et qui pour cela, a été taxée d’hérétique. »

Sheod et ses fils se regardèrent.

« Y a t-il beaucoup d’arbres sur Pangu ? s’enquit soudain Aedhen tout en faisant rouler un grain de fruit entre ses doigts. Des forêts ?

— Oui. Beaucoup. C’est très sauvage. Et il y a peu de colons.

— Peut-on chasser ?

— Oui. Je chassais souvent avec Oncle Lathé.

— Y a t-il d’autres ædhil ? Des femelles ? demanda Aodhann sur un ton empressé.

— Oui. Il y a … »

Kael s’arrêta.

« Tes sœurs ? C’est ça ? insista le jeune mâle. Tu as des sœurs. Combien ? Comment sont-elles, que font-elles ? »

Il fut tempéré par Sheod, qui lui murmura quelque chose que Kael ne comprit pas.

« Ce sont des perædhil, répondit Kael. Comme moi. J’ai trois demi-sœurs aînées non perædhil, mais elles ont toutes des consorts. Elles ne vivent plus avec nous. L’une est sidhe, l’autre filidh. La dernière, hiérarque. Mon autre sœur aînée – perædhelleth – est partie en apprentissage auprès d’Edegil Arahael avec son frère-de-portée, lui aussi perædhel… Et les trois autres sont très petites.

— Tes sœurs de portée, à toi ?

— Je n’en ai pas. Je suis petit unique, as hënnil », répondit Kael.

Les deux frères s’échangèrent un regard. Petit unique… Tous les ældiens savaient ce que cela voulait dire : il avait dévoré les autres embryons dans le ventre de sa mère.

« Edegil Arahael est encore actif ? s’enquit Sheod. Je le pensais parti à la cour d’Arawn.

— Non. Il a son propre vaisseau à diriger, avec toute une communauté réfugiée dedans… Je pense qu’il ne partira jamais dans une autre cour », répondit naïvement Kael.

L’aveu d’ignorance que manifestait sa réponse suscita un sourire condescendant sur les lèvres des deux frères.

« C’est une métaphore, lui expliqua Sheod. Tu sais qui est Arawn, n’est-ce pas, jeune perædhel ? »

Kael se retint de regarder Keita – incollable sur ce genre de choses – sentant que son ami s’efforçait de suivre la conversation, et qu’il était en train de le fixer avec insistance.

« Oui, se lança-t-il. Mon père et ma mère l’ont rencontré alors qu’ils naviguaient dans le Grand Vide en quête de Tyrn-an-nnagh. Mais il paraît qu’il est devenu fou, et que sa cour n’existe plus. »

Sheod lança un regard menaçant à ses deux fils, qui affichaient yeux brillants et large sourire moqueur, au bord de l’hilarité.

« Arawn est le nom de l’un des sældar, apprit le vieux mâle à Kael. C’est celui qui représente la Mort, la fin de toutes choses. »

Kael comprit alors qu’il avait gaffé.

« Je vois. »

Sheod lui fit un demi-sourire indulgent.

« Tu as une sœur appartenant au Peuple Vagabond et une autre prêtresse, et pourtant, tu ignores la sældarín ?

— Désolé, admit Kael en baissant la tête. Mes parents m’ont envoyé à l’école adannath pour m’aider à m’intégrer… Ils ne m’ont pas vraiment appris les choses de notre peuple.

— Ne t’excuse pas. Tu sais que jamais l’un des nôtres ne demande pardon, n’est-ce pas ? »

Kael hocha la tête.

« Je sais aussi qu’il ne faut pas dire merci.

— Car un seul mot creux ne suffit pas à exprimer le regret et la gratitude, et à donner réparation ou récompense, continua Sheod. Dis-moi encore une chose : quelle est la Voie de ton père ?

— C’est un sidhe, comme ma sœur, répondit Kael du bout des lèvres. Il paraît que c’était l’As Sidhe d’Æriban… Quand ça existait encore. Avant la Chute d’Ultar, donc.

Cabed Naeramarth, le Saut du Destin », murmura Sheod.

Kael se tut. Il avait nettement l’impression de prendre une leçon. Une leçon de comment être ældien.

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