Premières tensions
Une cabine fut octroyée à chacun des frères. À peine débarqués, ils configurèrent leurs quartiers en deux coups de sigil, sous les yeux ébahis de l’équipage humain. Des concrétions fines comme de la dentelle se mirent à courir sur les parois, dessinant motifs délicats, alcôves douillettes et colonnades élancées. Aedhen donna trois pépins tirés d’un petit sac pourpre à son frère, qui les emporta dans sa cabine et les jeta au sol, guidant lianes et ramifications de son sigil. Lorsque la sculpture végétale eut pris une forme qui lui plaisait – un gros tronc dont les racines formaient comme un cocon, protégé par un rideau de lianes – il fit amener une caisse de la soute et en sortit des étoffes précieuses et autres coussins recouverts de fourrure qu’il jeta dedans.
Tout l’équipage avait assisté en silence à cette magistrale démonstration de terraformation ældienne. Les filles, en particulier, étaient émerveillées. Après avoir vu ce lit magnifique et visiblement cent fois plus confortable que l’horrible grabat métallique qui lui servait de couchette, Yamfa se tourna vers son ami.
« Tu sais faire ça, toi, Kael ? murmura-t-elle.
— Je n’ai pas de sigil, avoua ce dernier, bien embêté. Et puis, je ne suis pas un grand pro des configurations. Pas encore, en tout cas. »
Yamfa se tourna à nouveau vers le baldaquin végétal.
« C’est tellement beau ! Cela me fait penser à la maison de tes parents, Kael. »
Kael ravala une remarque acide. Faisant mine de n’avoir rien entendu, Aodhann, grand seigneur, fignolait son œuvre d’un air mutique et hautain. Mais Kael savait qu’il ne perdait pas une miette de ce qui se disait. Son oreille pointue était tendue dans leur direction.
« Tu veux voir comment j’ai configuré ma cabine, petite humaine ? » ronronna Aedhen, apparu comme par enchantement – c’était le cas de le dire – derrière eux.
Surprise, Yamfa leva la tête vers l’immense ældien.
« Je peux ?
— Mais bien sûr. Viens, je vais te montrer. »
Kael suivit. Les deux frères sortaient l’artillerie lourde : même s’ils avaient juré de ne pas « toucher » aux membres féminins de l’équipage, Kael ne pouvait pas les protéger d’elles-mêmes.
« Que c’est beau ! s’exclama Yamfa, définitivement conquise. Regarde Kael, c’est un rideau de fleurs de cerisier !
— C’est ton arbre préféré, n’est-ce pas ? Le cerisier pleureur.
— Oui, répondit Yamfa, troublée. Comment le savez-vous ?
— C’est toi qui me l’a dit, fit l’ældien en la regardant. Inconsciemment, bien sûr. Cela te plaît ? »
Yamfa garda le silence. Kael la sentait remuée.
« Merci d’y aller mollo, avec les dwols et autres configurations, intervint-il avec humeur. Je ne veux pas que mon navire bascule dans le Dédale par abus de manipulations énergétiques, que mon équipage se fasse irradier ou perde la boule. Pourquoi croyez-vous que je m’en abstiens, moi ? »
Sa tentative de rappeler que lui, également, était par droit de naissance capable (un jour) d’opérer de telles merveilles ne passa pas inaperçue. Aedhen sourit.
« C’est donc pour cela que tu t’empêches d’utiliser tes prérogatives, Kael Srsen ? La peur ? La peur de quoi, de voir l’enveloppe humaine qui dissimule ta nature fondre devant tes amis, de devenir un véritable ædhel ? Ou celle de basculer dans l’Autremer ?
— La peur de me faire engloutir par un Trou Noir Super Massif, siffla Kael en réponse. Et je serais vous, je m’en préoccuperais. On est pas dans le Dédale, ici. A chaque fois que vous faites une configuration, ou sortez votre sigil, l’Abîme vous voit briller comme une nova dans le noir ! »
Aedhen garda le silence un instant. Puis son doigt pointu vint crocheter la chaîne que portait Kael.
« On dit ça, et on porte un cristal brisé ? Si l’Abîme nous repère, Caël Srsen… Tu seras le premier à disparaitre. Ton costume d’humain pathétique ne te sauvera pas. »
Cette évocation de son cauchemar alarma Kael. Du haut de ses centaines d’années d’existence, cet Aedhen avait dû développer de puissantes capacités psyoniques. Il lisait dans les pensées comme d’autres sur un moniteur.
« Et arrêtes de t’immiscer dans la tête des gens, grogna-t-il. Ça ne se fait pas.
— Toi, apprends à t’en prémunir, alors, répliqua l’autre. Tu n’as pas dit que je devais être ton professeur ? »
Kael ne trouva rien à lui objecter. Comment gagner, contre un ældien de sang pur et ses siècles d’expérience, qui le dominait de trois têtes et faisait pousser des arbres en moins de cinq secondes ?
Voyant le perædhel maté, Aedhen se tourna vers Yamfa.
« Qu’est-ce qui te plaît, comme tissu, pour dormir ? »
Yamfa en perdit sa voix.
« Pour… dormir… ? bégaya-t-elle.
— Le coton, le lin, la soie ? s’enquit l’ældien, caressant. Le velours, peut-être ? »
La jeune femme, qui évidemment ne connaissait aucune de ces matières pré-technologiques, regarda Kael.
« Euh bah je sais pas, j’aime bien tout…
— Je ne t’ai cité que des tissus humains, pour que tu te fasses une idée. Mais connais-tu la soie d’araignée khari ? C’est ce qu’il y a de plus doux et de plus fin, chez nous. C’est comme des cheveux.
— Des cheveux ?
— Des cheveux d’ædhel. Tu veux toucher les miens ? »
Cette fois, Kael poussa Yamfa dans le couloir.
« Ne le touche surtout pas ! lui instruisit-il discrètement, une fois qu’ils furent seuls.
— Pourquoi ? s’enquit Yamfa en fronçant les sourcils. Je te touches bien, toi.
— Moi, c’est pas pareil.
— Ça, c’est sûr », le coupa Yamfa avec véhémence.
Kael encaissa l’attaque.
« Si tu le touches, il s’autorisera plus de choses. Et au final, il obtiendra ce qu’il veut. Ils obtiennent toujours ce qu’ils veulent, ils sont très forts pour blouser les humains, ce sont des professionnels, avec des centaines de millénaires d’expérience. Crois-moi. Et ceux-là n’y vont pas avec des pincettes. Pour eux, on est des bleus, des gosses qui vont leur fournir cinq secondes de distraction. Quand ils auront tout foutu en l’air ici, ils quitteront le navire en pissant sur nos cadavres et iront s’amuser ailleurs. Tu piges ? »
Yamfa hocha lentement la tête.
« Oui. Je comprends, Kael.
— Alors arrête de jouer leur jeu. Je t’assure, tu n’as pas envie de te retrouver dans le lit d’un de ces deux-là, qu’ils ont spécifiquement configuré pour que tu viennes t’y coller. C’est un marché de dupes.
— Pourtant, ta mère…
— Ma mère a été taxée d’hérésie, coupa Kael. Et mon père n’a d’ældien que le nom et l’apparence. C’est un geek fasciné par les humains, doublé d’une bonne pâte inoffensive. Mais eux… C’est autre chose. Crois-moi. »
Yamfa n’ajouta rien de plus. Kael pensa qu’elle consentait, et il la laissa. En passant devant la cabine d’Aodhann, il aperçut Indis qui essayait le lit, sous le sourire prédateur et le regard luisant d’anticipation de son propriétaire. Agacé, Kael décida de ne pas venir la sauver cette fois. Ce fut La Brute qui le fit, en venant à son tour « essayer le lit ældien » aux côtés de la jeune fille. Mécontente, et inquiète en voyant le regard furibard d’Aodhann, elle poussa La Brute dehors, et partit avec lui.
Le petit discours de Kael avait sûrement produit son effet escompté, car tout le monde retourna à son poste sans rechigner. Yamfa retrouva à regret son fauteuil de second, et Indis celui de la navigatrice. Kael se félicitait que les deux filles soient, de par leurs attributions, obligées de rester à côté de lui pendant les manœuvres. C’était toujours moins d’occasions qu’elles auraient d’aller croiser en eaux troubles à l’arrière, avec les deux requins en chasse.
« Vérification du système de pressurisation, annonça Kael d’une voix morne, lançant le protocole de vérification avant un saut gravitationnel.
— Check, lui répondit Yamfa sur le même ton.
— Niveau des barres de carbone.
— Check.
— Vitesse de rotation du fourneau gravitationnel ?
— Clear, mon capitaine », conclut la jeune fille en utilisant le jargon rituel des nautes.
Kael se renfonça dans son fauteuil.
« Ok. Passage en hyper-espace dans moins de 10 secondes. Saut un sur trois »
L’IA commença le compte à rebours. La Brute se hâta de sécuriser la position d’Omen, puis la sienne.
« 8… 7... »
Alors que la voix métallique de l’IA de bord – pas très émancipée – énumérait les secondes, Aodhann passa son visage pointu par-dessus l’épaule de Kael.
« Montre-moi comment on pilote un vaisseau humain », ordonna-t-il.
Du coin de l’oeil, Kael vit son panache venir s’enrouler autour du fauteuil d’Indis. Il dégageait une forte odeur de musc et de sucre, qui mit sa navigatrice dans tous ses états. Mais derrière le parfum des épices anciennes, Kael put discerner celui, plus sinistre et entêtant, du sang.
Kael hésita à prévenir Aodhann du recul qu’il risquait de se prendre lors du passage en hyper-espace. Puis il estima qu’après plusieurs siècles à naviguer dans le Dédale à bord d’un cair ældien, il n’avait, somme toute, pas besoin d’être prévenu.
Sauf que les cír ældiens étaient spécifiquement conçus pour la navigation inter-dimensionnelle, ce qui n’était pas véritablement la vocation des navires humains. Aussi le passage brutal de 0 à 7 G surprit-il le grand mâle, qui se retrouva – c’était prévisible – de l’autre côté du cockpit. Il se rattrapa en plantant ses longs doigts griffus à la force phénoménale dans les banquettes en polymère, y laissant au passage de grandes traces de lacération. Puis il remonta vers le poste de pilotage, furieux, son panache ébouriffé en arc de cercle derrière lui.
« Tu l’as fait exprès ! rugit-il, tout crocs dehors. Je vais t’étriper, et manger tes viscères ! »
Kael évita les terribles griffes en plongeant sur son tableau de bord, alors que La Brute se dé-ceinturait en toute hâte, prêt à intervenir.
« Oh là, on se calme ! » fit-il en ouvrant ses bras musclés sur le côté, comme si cela allait suffire à impressionner le prédateur outragé qui tentait de mettre son capitaine en pièces.
Kael avait bien du mal à piloter tout en esquivant les attaques féroces de l’ældien. Normalement, il aurait dû déjà avoir programmé le second saut pour Solaris.
« Prends les commandes ! » hurla-t-il à Keita qui se précipita après avoir jeté un regard angoissé à son ami.
Kael sauta hors de son fauteuil, Aodhann sur ses talons. Ce dernier l’avait presque coincé lorsque son frère se jeta sur lui, l’empêchant de donner à sa proie un soufflet qui aurait probablement arraché le visage du pauvre perædhel.
« Arrête, grogna Aedhen en ældarin en poussant son frère sur la paroi opposée. Si tu lui fais du mal, je devrais répliquer ! »
Aodhann se figea, sa poitrine se soulevant à chacune de ses respirations. Il était visiblement hors de lui. Ses yeux n’étaient plus que pupilles, noirs et immenses, éclairés par une lueur de folie.
« Qu’est-ce que tu dis ? feula-t-il.
— J’ai juré de le défendre de ma vie, répliqua Aedhen. Tu le sais. En l’attaquant, tu me mets dans une position délicate, Aodhann.
— Rhach ! hurla-t-il, frustré. Depuis que je l’ai vu, je ne rêve que de l’éventrer pour bouffer ses intestins, ce perædhel à la queue pelée et à la livrée blanche ! »
Sous le regard horrifié de l’équipage, Aedhen posa un main rassurante sur la poitrine de son frère.
« Je sais, mon frère, je sais, murmura-t-il si bas que Kael faillit bien ne pas entendre. Mais garde patience. Pour l’instant, nous sommes pieds et poings liés. »
Aodhann sembla se calmer. Il jeta un regard circulaire à l’équipage humain, qui le fixait avec les yeux hors de la tête. Kael constata qu’Indis, qui avait été toute prête à se rouler dans le lit du farouche ældien à peine quelques minutes auparavant, le regardait désormais avec horreur.
« Faudrait songer à se calmer, trancha soudain la voix posée de La Brute. Faites du yoga : télécharger des cours sur la bibliothèque de La Crypte donne droit à huit pour cent de réduction d’impôts, et celui de participer au tirage au sort pour l’exemption du service militaire sur votre colonie d’origine. »
Aodhann tourna son regard flamboyant sur le vétéran. Kael l’entendit gronder quelque malédiction en ældarin, mais il ne réagit pas.
« Le passage de 0 à 7 G peut s’avérer un peu sportif, reprit La Brute. Kael ne l’a pas fait exprès. Ce n’était pas la peine de l’attaquer.
— Oui, inutile d’être aussi violent ! geignit Keita. Une fois de plus, je vous rappelle que nous ne vous avons rien fait. Et vous, vous nous molestez pour le moindre mot ! »
Kael rajusta sa combinaison et passa la main dans ses cheveux.
« Je sais que ce n’est pas bien vu de le faire, mais je m’excuse, Aodhann, dit-il en plantant son regard vert et autoritaire dans celui du susnommé. J’aurais dû te prévenir. Je pensais que tu savais. »
L’ældien le regarda en silence. Puis il drapa son somptueux panache brun autour de sa taille et quitta le cockpit, le menton haut.
« Il est vexé », murmura La Brute à Kael lorsque celui-ci passa près de lui pour reprendre sa place.
Kael ne répondit rien.
« Merci », dit-il à Aedhen.
Les yeux aigus de ce dernier se braquèrent sur Kael.
« Si tu ne m’avais pas fait jurer sous l’arbre de mon père, je t’aurais ouvert de la gorge jusqu’au bas-ventre, Caël Srsen, et je me serais repu avec lui de tes organes fumants. Alors ne me remercie pas. »
Kael hocha la tête.
« Cool. Vraiment. »
Puis il se tourna vers ses instruments, accablé.
« Je le répète, t’as bien fait, murmura La Brute. Valait mieux ça que de repartir en ayant abandonné Yamfa et Indis aux griffes de ces névropathes. »
Horriblement déprimé, Kael jeta un œil sur son écran.
« On est où, là ? s’enquit-il en apercevant un alignement de planètes inconnus sur son radar. C’est pas le système de Gav. »
Indis pianota rapidement sur sa console.
« Vous avez fait une fausse manipulation, capitaine. Le journal de bord indique une erreur inconnue il y a à peine cinq minutes.
— C’est le moment où Aodhann t’as sauté dessus, fit Keita en fronçant les sourcils. Attends, je scanne cette configuration de planètes et je l’envoie dans la Crypte… Configuration inconnue. Système non répertorié dans la Voie. »
Les quatre humains échangèrent un regard effrayé.
Quant à Kael, il se prit la tête dans sa main.
« On est dans le Dédale… Et vu que je connais pas cet endroit, je ne peux identifier aucun Portail pour sortir. Il va falloir en chercher un à l’aveugle, par nos propres moyens.
— Le plus vite possible, capitaine, intervint la petite voix d’Omen. Je sens des perturbations psychiques près de nous. »
Kael releva le visage et regarda sa baie. Des éclairs de mauvais augure crépitaient devant eux, à moins de 300 000 UA.
« Une tempête gravitationnelle, murmura-t-il. Faut se tirer. N’importe où, mais surtout pas rester là. »
Rapidement, il ouvrit la carte volée sur le cair de son père et la chargea sur sa console. Mais pour pouvoir l’ouvrir, il fallait connaître le code… À la stupéfaction générale, Kael se mit à chantonner les première notes d’une ballade du répertoire ældien qu’il avait entendu son père jouer à la flûte lorsqu’il voulait la consulter.
« Tu crois que c’est le moment de chanter, Kael ? » l’interpella la Brute.
Kael ne prit pas la peine de répondre. L’image holographique s’était superposée sur la baie, des représentations scintillantes et semi-transparentes d’objets célestes en trois dimensions envahissant soudain tout l’habitacle.
Le perædhel se leva et circula dans la carte, sous les yeux incrédules de ses amis. Aedhen n’était pas le moins étonné.
« Une carte filidh… murmura-t-il. Où as-tu obtenu cela ? »
Kael ne répondit pas. Une minuscule portion de la carte s’était mise à clignoter, et il vint se positionner devant, attrapant l’endroit en surbrillance entre ses deux mains. La zone désignée se déploya immédiatement, dessinant une autre carte.
« Là », décida Kael en pointant un petit point lumineux.
Il le prit sur son doigt et l’amena sur son moniteur. D’une pichenette de l’index, il l’envoya sur la baie, et une série de glyphes apparurent.
Les coordonnées.
Mais il perdait du temps à les traduire en système algébrique humain. Voyant ses difficultés, Aedhen intervint.
« Attends, lui dit-il en ældarin en le poussant légèrement de l’épaule. Laisse-moi faire. Cela ira plus vite si c’est moi qui les entre. »
Pendant que l’ældien opérait, le regard de Kael se déporta sur la baie. La zone où était apparus les éclairs crépitants s’était transformée en véritable faille, ouvrant sur des ciels pourpres et déchirés.
« C’est une zone rouge, fit La Brute sur un ton haché que Kael ne lui avait jamais entendu. Une zone contaminée, envahie par la dévoration de l’Abîme. Les entités qui errent dedans vont vite nous repérer, si on reste là »
Elles nous ont déjà repéré, capitaine, fit la voix silencieuse d’Omen.
Kael se tourna vers Aedhen.
« J’ai fini, annonça l’ældien. À toi de jouer, perædhel. »
Le susnommé se précipita sur sa console.
« Passage en hyper-espace dans H moins 5 secondes ! On dégage. »
Tout l’équipage s’empressa de se boucler sur son siège. Aedhen, qui ne savait pas où se mettre, planta ses doigts dans le fauteuil de Kael, accroché dessus comme une grosse mante religieuse, ses yeux de jaspe focalisés sur la baie. En voyant la sombre et immense silhouette de l’ældien tapie derrière lui, Kael réalisa alors à quel point il avait été bête en les faisant entrer sur son bord.
On verra plus tard, pensa-t-il en se concentrant.
D’abord, sortir de là.
Pour le reste, il aviserait ensuite.
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