À chaque action sa rétribution
Lorsque Kael regagna sa cabine ce soir-là, il était complètement épuisé. Usé, laminé. Nerveusement, les péripéties des dernières quarante-huit heures avaient pris un lourd tribut sur lui. D’abord, il avait cru son équipage en danger. C’était cela, surtout, qui l’avait fatigué, plus encore que les moqueries et les attaques incessantes des deux ældiens.
Après leur retour dans la réalité basique, Kael avait programmé les deux derniers sauts et était sorti de l’hyper-espace non loin de Pluton. C’est avec un pincement au cœur qu’il avait vu la petite planète noire s’éloigner sur sa baie : il savait que c’était sur l’autre Pluton, ou plutôt Yuggoth, que se trouvait le lieu de résidence permanente de son Oncle Lathelennil. Grande était la tentation de s’y rendre. Mais son équipage aurait été beaucoup trop en danger. Un vaisseau humain dans le ciel de la Cité Noire ! Impensable. En outre, Kael savait que Lathelennil n’y était pas. Il était de l’autre côté de la Voie, chez ses parents, sur Pangu. Kael avait donc renoncé.
Du reste, il n’était pas le seul à avoir repéré Yuggoth. Les deux frères Uathna avait vu la petite boule noire eux aussi, et leur regard s’était fait plus incisif, plus habité. Kael les avait entendu parler entre eux dans ce langage secret qui n’appartenait qu’aux jumeaux de portée, ceux qui avaient partagé le même piwafwi. Cerin et Nínim, eux aussi, possédaient un tel langage. Kael soupira : il s’était rarement senti aussi seul que ce soir là.
Les membres de l’équipage, passablement épuisés, étaient partis de coucher les uns après les autres. Kael avait pris le premier quart. Puis il s’était tourné vers les deux ældiens, qui avaient alors tourné lentement leurs visages énigmatiques vers lui.
« Je vais me coucher, avait-il dit en ældarin. Vous voulez prendre le second et le troisième quart de veille ?
— Nous ne sommes pas fatigués, répondit Aedhen.
— Vous feriez mieux de vous reposer quand vous le pouvez, leur conseilla Kael. Il y a beaucoup à faire, pendant les heures de jour, ici.
— Le jour ? Quelle division du temps utilisez-vous, ici ?
— Le temps solarien. C’est celui de la République. C’est obligatoire pour les navires de commerce de suivre ce calendrier. »
Les deux ældiens se regardèrent.
« Le temps solarien ! »
Leur constat sonnait comme un crachat.
Kael ne dit rien de plus. Il savait que les ældiens n’utilisaient pas de système unifié pour compter le temps. Quand c’était l’heure, c’était l’heure, point barre. Et, ainsi que lui avait expliqué son père, la vie d’un ædhel fonctionnait par cycles, chacun correspondant à une « voie » particulière. Lorsque cette « voie » était terminée, on changeait de nom, de lieu d’habitation, d’entourage et même, parfois, d’apparence. Ainsi, les rares fois où ceux de son peuple évoquaient leurs souvenirs, ils le faisaient en se référant à une « vie » qu’ils voyaient révolue, comme si elle avait appartenu à quelqu’un d’autre. Parfois, il leur fallait du temps pour s’en souvenir. Chez des individus aussi âgés que Lathelennil, par exemple, il fallait au moins deux ou trois cycles de rêverie pour accéder aux strates profondes des souvenirs enfouis.
La division solarienne du temps déprimait ceux de son peuple. Les unités étaient trop courtes, et trop longues en même temps. Elles ne correspondaient à aucune activité ældienne digne de ce nom. Kael avait remarqué qu’un cycle de rêverie durait environ quatre heures, mais il avait déjà vu des membres de son espèce rêver plus que ça. Sa sœur Elarya, une fois, s’était allongée au creux d’un arbre et avait rêvé pendant un mois et demi. Son père ne s’en était pas inquiété le moins du monde. Il avait recouvert sa fille d’une couverture de soie d’araignée khari et l’avait laissée rêver sans la réveiller ni la déplacer. Les buissons autour d’elle s’étaient renfermés comme un cocon. Si sa mère s’était inquiétée, elle n’en avait rien montré.
« Combien de temps va durer la nuit, sur ton vaisseau ? s’enquit Aodhann.
— L’équipage se retrouve au mess pour le petit déjeuner à partir de sept heures. »
Il omit volontairement de préciser que Yamfa était la première levée, à six heures, pour suivre son programme de yoga républicain. Kael ne souhaitait pas que son amie d’enfance se retrouve seule avec les deux ældiens.
« Et là, quelle heure est-il ? demanda Aedhen.
— Il est onze heure dix-huit. Du soir. Dans quarante deux minutes, le compteur repartira à zéro, et on sera sur un nouveau cycle circadien. Il faudra compter sept unités à partir de là.
— C’est compliqué, grogna Aodhann. Je n’ai rien compris !
Kael leva un sourcil.
— Vous n’avez jamais été en contact avec des humains ?
Aedhen secoua la tête.
— Des esclaves, parfois. Des captifs. Aucun ne nous a jamais informé de toutes ces subtilités.
— Il faut dire qu’ils n’avaient pas trop le loisir de le faire, fit Aodhann avec un sourire cruel.
Kael ne répondit pas à ce sourire.
— Ma mère a un adage, qui lui vient de ses lointains ancêtres terriens : jigo, jitoku. C’est dans une langue antique, aujourd’hui disparue… À une époque et à un endroit où la religion des humains professait des idées très proches du fonctionnement réel et subtil de l’univers. Cela veut dire : à chaque action, son karma.
Aodhann fronça les sourcils.
— Caruma ? Comme la potion qu’on prend pendant les fièvres ?
— Non. C’est un mot humain qui veut dire rétribution. C’est un peu comme la mémoire attachée à nos cœurs après la mort. Sauf que cette mémoire tient compte des actions qu’on a faites de son vivant, et définit ce qui arrive après la mort. Tomber dans les limbes du passé et revivre le cataclysme de la Chute pour toujours, renaître comme un humain ou un nekomat, ou au contraire, partir à Tyrn-an-nnagh.
— C’est absurde, grogna Aedhen. Un ædhel ne peut pas devenir un humain ou un nekomat, à moins qu’il s’agisse d’une configuration accomplie de son plein gré. Et quel membre de notre race aurait envie de tomber aussi bas ? Nous sommes les favoris de l’univers, conçus du feu des étoiles, tels qu’Anuvatar nous a voulu. Aucune autre espèce n’est comme nous. Que nos empires explosent ou se fassent envahir par les créatures inférieures qui se reproduisent comme des fourmis, nous restons ce que nous étions dès le début : des êtres supérieurs, nés pour dominer et jouir des bienfaits de la galaxie, tout posséder et tout expérimenter. »
Kael, qui avait déjà entendu ce discours mille fois de la bouche de son oncle, n’essaya pas de ranger les fiers ældiens à ses arguments. Quelque part, ils avaient raison. C’était la façon de le dire qui n’allait pas.
« Vous n’avez jamais noté la ressemblance qu’il y a entre les orcanides, les humains, les nekomats, les sluags et… nous ? Ça ne vous parle pas, ça ? tenta-t-il tout de même.
— Ignorant ! Anuvatar a connu de nombreux ratés lorsqu’il conçut ses armées. Parce qu'il voulait créer une race de guerriers parfaits, qui ne faibliraient devant aucun ennemi, il créa les orcneas. Mais les orcneas étaient idiots ; c’était des créatures laides et bestiales. Alors il créa les ædhil : nous. Il nous trouva d’une telle perfection qu’il ne fit plus rien d’autre pendant des éons. Puis il créa des créatures insignifiantes pour s’amuser, qui nous singeaient toutes : les nekomats, les faux-singes… Et les humains. Il faut être bien être un perædhel pour nous mettre sur le même plan que tout ce bestiaire !
— Et les sluaghs, les eyslyns, les finasyn et les wyrms, alors ? objecta Kael, qui était loin de croire à cette légende des origines. Pourquoi vous les respectez, eux ?
— Parce qu’ils sont ultari. Ils ont vécu avec nous pendant une durée si longue qu’elle ne peut être comptée, et jamais ils ne sont crus supérieurs à ce qu’ils étaient. Contrairement à vous, les humains ! Il n’y avait aucun problème, à l’époque où vous nous respectiez. C’est quand vous vous êtes mis à avoir des velléités de pouvoir, à vouloir user de nous, que la situation a dégénéré !
— Peut-être que les humains de l’époque ont été inspirés par la façon dont vous les traitiez, fit Kael en haussa les épaules. Et puis, pour rappel : je ne suis pas humain. Ni ædhel, d’ailleurs. Je suis une nouvelle espèce, un perædhel. Je pense que c’est nous, les hybrides, la race supérieure ! »
Aodhann grogna, outré. Mais son frère, comme de coutume, lui posa la main sur l’épaule.
« Laisse ce né-de-la-veille à ses illusions. Ce n’est qu’un hënnel encore tout baveux du lait de sa mère, et comme tous les petits ayant trouvé comment sortir du panier, il se croit très malin et invincible. Cela ne durera pas. Déjà, il croit qu’être perædhel est une nouveauté. Il tombera de haut, voilà tout. Mais ce n’est pas à nous de le lui dire. »
S’il fut touché par cette dernière salve, Kael n’en montra rien. S’il voulait survivre à ces terribles adversaires, il devait se blinder. Aussi les quitta-t-il sans dire un mot, ni afficher le moindre sentiment sur son visage. Un masque comme celui qu’il avait trouvé un jour dans le cair de son père, froid et absolument sans expression : voilà ce qu’il se composa.
Mais une fois parvenu dans sa cabine – qui lui parut terriblement impersonnelle et inhospitalière, comparée à celle que les deux ældiens s’étaient configurée – Kael se coucha sur sa couchette et resta là, ruminant des idées noires. Et lorsque le moniteur clignota, indiquant une communication en provenance de Pangu, il décrocha sans avoir vraiment pris le temps de reprendre contenance.
Le sourire lointain et léger d’Ar-waën Elaig Silivren s’évanouit dès qu’il vit les yeux éteints et la tête déconfite de son dernier fils. Pour une fois, il ne portait pas son piwafwi. Ses longs cheveux blancs, éclatants sous la lueur de la lune, étaient sagement liés en une tresse lâche qui pendait derrière son dos, et son visage entièrement découvert.
Et à côté de lui, minuscule, se tenait sa mère. Et aussi Elarya, Shëol et Shelwë.
« Bon anniversaire, Caëlurín ! » hurlèrent ces deux dernières, tous crocs dehors, en dardant sur lui leurs petits yeux rouges.
Surpris, Kael jeta un œil sur l’utilitaire à son poignet. On était le 8 mai. Le jour où il était né, d’après sa mère, qui tenait comptabilité d’un calendrier sur le cair de son père où elle officiait à cette époque.
Fêter la date de la naissance n’était pas une coutume ældienne. Mais sa mère humaine l’avait importée dans sa famille, et tout le monde avait droit à sa fête, même son père (qui ignorait sa date de naissance en temps solarien).
Kael remercia, gêné, et il bavarda avec ses sœurs surexcitées de le voir pendant de longues minutes. Elles lui posèrent tout un tas de questions, voulurent tout savoir, y compris « s’il avait trouvé une amoureuse » et ce qui était arrivé à son panache. Puis elles furent congédiées par ses parents, visiblement très inquiets, hâtifs de comprendre pourquoi leur rejeton arborait une expression aussi lugubre.
« Caëlurín, fit sa mère dès que les petites eurent disparu. Qu’est-ce qui se passe ?
— Tout va bien, maman, mentit-il. Je suis juste un peu fatigué.
— Fatigué ? intervint son père. Pourquoi ?
— La récolte a été dure, lui répondit Kael. On a eu quelques… avanies. Mais tout est rentré dans l’ordre. »
Le regard que s’échangèrent ses deux parents – toujours prompts à s’inquiéter, et pour lui en particulier – n’échappa pas à Kael.
« Et vous ? demanda-t-il en se forçant à la bonne humeur. Comment ça va, à la maison ?
De nouveau, ses parents échangèrent un regard.
— Eh bien… Lalaith a été malade, répondit Silivren. C’est pour cela qu’elle n’est pas venue avec nous te souhaiter bon anniversaire. Lathelennil l’a emmenée à bord du Ráith Mebd, voir Edegil Arahael. »
Kael eut du mal à dissimuler l’angoisse que cette nouvelle – et surtout le ton de son père, dont l’austérité augmentait selon la gravité de la situation – lui apportait.
« C’est si grave que ça ? souffla-t-il.
— On n'a jamais dit que c’était grave, Kael, intervint sa mère.
— Mais si Oncle Lathé l’a amené à Edegil…
— Lathé voulait d’abord la montrer aux hiérarques de Minas Athar. C’est moi qui lui ait suggéré de la montrer à Edegil. »
Kael garda le silence un moment. Le jour où je serai à bout et que me repaître des sentiments négatifs de pauvres hères ne suffira plus à me régénérer, avait lâché un jour Oncle Lathé, j’irais voir les rebouteux de Minas Athar. Ils ont littéralement ressuscité mes frères un nombre incalculable de fois.
Concernant tout ce qui avait trait à la reconstruction moléculaire, ces hiérarques de Minas Athar avaient un pouvoir incommensurable. C’était connu. Il fallait donc que la situation soit grave.
« Arrête de t’inquiéter, coupa son père. Raconte-nous plutôt ces avanies que tu as eues.
Kael baissa la tête en soupirant.
— Y a ma queue, d’abord. C’est loin de s’arranger. Et puis... (Il jeta un regard rapide à sa mère). Il y a mes fièvres. L’ancien légionnaire que j’ai employé, La Brute, m’avait bien donné du silentium, mais je n’en ai plus et c’est l’enfer. J’ai pris ma température tout à l’heure, je suis à 45°. Je brûle littéralement. J’ai l’impression d’être le sacrifice annuel à Neachneainë.
— Le silentium est une drogue humaine qui est mauvaise pour nous, l’instruisit son père. Quand tu l’arrêteras, elle ne fera que démultiplier les effets des fièvres. Je t’avais dit de ne pas en prendre. »
Kael nota que a mère regardait son époux d’un air préoccupé. Les fièvres pourpres – un syndrôme typiquement ældien – devaient l’angoisser.
« Tu veux que je sorte, Caël ? eut-elle la discrétion de demander. Pour que tu puisses parler de tes chaleurs à ton père sans être gêné.
— Je crois que le mal est fait, grogna Kael en se grattant la tête.
— Bon, je te laisse, fit tout de même sa mère. Je t’embrasse très fort, mon petit perædhel ! »
Kael répondit à son geste d’embrassade en faisant mine d’enlacer l’image holo, ainsi qu’elle le faisait. C’était une bonne chose d’avoir déplacé ce récepteur dans sa cabine. Si les frères Uathna l’avaient vu ainsi, nul doute qu'ils en auraient fait des gorges chaudes.
« N’en veux pas à ta mère, fit Ren dès que sa femme eut disparu. Elle confond toujours le rut et les chaleurs. Je lui ai déjà expliqué cent fois, mais c’est plus fort qu’elle.
— C’est pas grave. Ce que je déteste, c’est qu’elle m’appelle perædhel comme si c’était une petite marque d’affection ! Ces derniers jours, je me suis fait apostropher sous ce nom un nombre incalculable de fois, et ça m’a bien gonflé.
Ar-waën Elaig Silivren leva un sourcil.
— Ce sont tes employés qui t’appellent comme ça ? Tu le leur a dit ?
Kael secoua la tête.
— Non. Ce sont des ædhil.
— Des ædhil ?
— J’ai embauché deux ædhil sur mon bord, hier. »
Le jeune homme se rendit compte qu’il avait éveillé la curiosité de son père.
— Des ædhil ? Vraiment ?
— Je ne pouvais pas faire autrement, soupira Kael. On s’est fait attraper par des chasseurs tárani, sur Rvehk. Ils voulaient s’emparer de Yamfa et les deux autres filles de la troupe. Ils ont leurs fièvres, eux-aussi… Pour sauver la peau de mes employées complètement endwollées par les ædhil – des jeunes, en pleine forme, des vrais mâles, eux – j’ai dû ruser. Je leur ai proposé de travailler à mon bord, et je les ai piégés sur les termes du contrat.
Ar-waën Elaig Silivren fronça les sourcils.
— Des vrais mâles ? Tu te considères donc comme un faux mâle, Caëlurín ? »
Ne donne jamais aux autres l’arme qu’ils pourraient retourner contre toi.
La voix coassante de Lathelennil résonna dans sa tête aussi clairement que s’il avait parlé.
« Ce que je veux dire, c’est qu’ils ont tout les deux ta taille, une armure, des tatouages de dédiés à je-ne-sais-quel secte guerrière, des armes hyper cheatées, des crocs longs comme mon doigt et un panache spectaculaire, ébouriffé, qui envoie des phéromones à tout-va, rendant complètement dingue les membres féminins de mon équipage. Moi, à côté, je suis un semi-ældien gringalet avec une queue pelée, qu’ils ont d’ailleurs comparé à une queue de femelle, infoutu de faire la moindre configuration, et qui pisse au lit toutes les nuits. »
Ar-waën Elaig Silivren garda le silence. Kael, amer, pensa avec une sombre joie qu’il avait fait plier son père à ses arguments.
« Quel âge ont ces ædhellonil ?
— Quelques siècles au bas-mot, marmonna Kael.
— Et quel âge as-tu, toi, depuis aujourd’hui ?
— Dix-neuf ans », admit Kael.
De nouveau, Ar-waën Elaig Silivren respecta un petit temps de silence. Kael attendit, résigné. Il avait compris où son père voulait en venir.
« Lorsque tu auras atteint le jeune âge de quelques siècles, tu reviendras me voir et me parler de ces deux mâles. On verra alors ce que tu me diras. »
Kael dut admettre que l'argument de son père, même s'il ne fit pas mouche, était pertinent.
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