La colère de Mebd

7 minutes de lecture

Le pont où leur vaisseau était arrimé n’était pas très loin du lieu de vie de Cerin et Nínim. C’était précisément pour cela qu’on leur avait adjoint ce dock. Ils furent rapidement sur place. Kael constata avec soulagement que tout son équipage au grand complet était là, devant le vaisseau, avec Cerin. Y compris les deux ædhil, Aedhen et Aodhann.

Mais son soulagement fut de courte durée. Les deux chasseurs les avaient rejoints, finalement. Ou plutôt, ils s’étaient rendus directement ici, sur le pont où l’Ama-no-kawa était arrimée. Nínim avait dû être obligé de lui parler de son autre frère et de son vaisseau… à moins que ce ne soit le barde bavard qui ait vendu la mèche !

Toute la petite troupe était sur le pont d’embarquement, une étroite passerelle sans garde-fou à des centaines de mètres au dessus du vide, et les présentations avaient débutées lorsque les deux seigneurs d’Ombre posèrent leur pied recouvert d’iridium sur la planche en bois-de-wyrm. L’un d’eux, devant estimer que les gamineries avaient assez duré, s’avança d’un pas martial vers eux, sabre dégainé. Son visage aigu était enfoncé dans son armure, la mâchoire et le menton encore encastrés dans la base inférieure de son masque comme s’il allait partir pour la bataille d’un moment à l’autre. Kael sentit son poil se hérisser : avec ses yeux d’un noir de poix vissés sur eux et son pas nonchalant et dansant de flamme – et aussi dangereux qu’elle – il ressemblait terriblement à Lathelennil.

« Des guerriers dorśari », murmura Aradryan, qui semblait réaliser soudain la réalité de la menace.

Le premier était déjà bien engagé sur le pont lorsque Cerin fit barrage de sa mince silhouette devant lui, s’interposant avec un courage de sidhe.

« Vous êtes ici à la Haute Cour de la reine Mebd, laissée sous la protection d’Edegil Arahael, tonna la jeune perædelleth d’une voix de commandement. Si ce n’est en temps de guerre, nul n’a le droit ici de tirer sa lame ou son sigil en dehors des exarques ahuryani qui défendent ce royaume ! »

Admiratif, Kael songea que sa sœur, avec son piwafwi de fils d’argent qui flottait derrière elle comme un voile, avait une prestance digne des plus grandes hiérarques. Au son de sa voix et du souvenir des anciens rois, le Mebd répondit en faisant souffler un vent féroce et coupant, qui fit tournoyer autour d’eux les feuilles dorées tombées à terre, les isolant momentanément du reste du vaisseau dans un maelström de colère. La passerelle se mit à tanguer, les fissures apparaissant sur l’ivoire de l’os de wyrm, menaçant de s’écrouler. Hélas, cette démonstration de pouvoir ne fut pas suffisante pour impressionner les deux dorśari. Devant elle, le grand mâle en noir se figea et, après avoir jeté un regard sur la passerelle et constaté qu’elle ne bougeait plus, il releva ses yeux de suie liquide sur Cerin et sourit vicieusement.

« Mais nous sommes en guerre, très chère, lui dit-il de sa voix grave et profonde. Vous détenez notre prince, le futur Roi de la Nuit, hériter de l’Obscur lui-même. Nous avons ordre de le ramener à Ymmaril. Livrez-le nous, et vous vous en tirerez avec la vivifiante fessée qu’on donne à Sorśa aux hënnil mal-élevés ! »

Kael alla rejoindre sa sœur.

« Vous parlez de lui comme s’il était un objet ! Mais Ciann est notre frère ! Et il ne veut pas venir avec vous. Il veut rester avec nous, sa famille à qui on l’a injustement arraché ! »

Derrière lui, le susnommé regardait ses terribles oncles, le dos rond et les oreilles basses. Dans ses prunelles noires brûlait un feu ardent et catégorique : aller avec ces deux ædhil était bien la dernière chose qu’il souhaitait.

Les cousins dorśari échangèrent un regard.

« Qui est ce perædhel, Ialiel ? demanda Asdruvaël à son frère dans la langue gutturale des Cours Sombres.

— Aucune idée. Un jeune commandant de cair, apparemment… Le barde tárani a parlé de lui. Souviens-toi ce qu’il a chanté : Charmant et rieur comme un jeune dieu, Caël le blanc aux yeux de feuilles vertes et aux rayons de lune pour cheveux... »

Et, ayant dit cela, il s’avança.

« Toi, tu dois être Caël-aux-cheveux-d’argent, dont la beauté et l’audacieuse insolence est chantée par tous les harpeux qui croisent ton chemin. Je me trompe ? »

L’insulte déguisée en compliment prit Kael de surprise, mais il ne se laissa pas démonter pour autant.

« Je suis surtout Caëlurín Rilynurden, frère aîné de Ciann et fils de l’as sidhe d’Æriban, qui appelle Second-Père le troisième prince de Dorśa. Si vous nous faites le moindre mal, à moi, ma famille ou à mon équipage, vous aurez à y répondre devant beaucoup de gens, et pas des moindres !

— Et devant moi en premier lieu, ajouta Cerin d’une voix autoritaire. Je suis l’apprentie d’Edegil. Que pensez-vous qu’il dira lorsqu’il apprendra que vous avez brisé l’accord de non-agression entre Mebd et Ymmaril ? »

Kael regarda fièrement sa sœur, qui tenait bon face aux affreux et redoutés dorśari, la tête haute et la tenue altière. Tous les deux, les enfants de Silivren et de Rika Srsen, ils faisaient front.

Mais il en fallait plus pour faire renoncer à leur proie les seigneurs d’Ombre.

« On pourrait aussi vous prendre en chasse, et vous éliminer, tous autant que vous êtes, sourit l’un des cousins avec méchanceté. Ce serait facile, avec ce vaisseau adannathi sur lequel vous prétendez voler. Personne n’en saura rien. Ni Silivren, ni Edegil, ni même notre petit cousin Lathelennil. »

Il avait lâché ce dernier nom avait un sourire suffisant, qui hérissa l’échine de Kael. Il avait compris que ces deux dorśari ne tenaient pas Lathelennil en haute estime : le masque du héros, bizarrement, n’était opérationnel que sur le Mebd.

Non, pas bizarrement, se dit Kael, qui sentit sa confiance en lui nouvellement acquise diminuer de moitié. Ceux d’Ombre sont plus pragmatiques et observateurs que les autres ædhil. Surtout ceux de Dorśa, qui ont renoncé aux configurations pour affuter et honnir leurs qualités martiales.

À ce moment-là, Aedhen s’avança à son tour, poussant Cerin et Kael derrière lui.

« Je te le déconseille, Niśven, menaça-t-il, la main sur son propre sabre. Tu pérores volontiers devant des petits perædhennil sans plus de défense qu’une langue bien pendue, mais seras-tu aussi sûr de toi devant Aedhen de Tará, neveu du Roi de la Septième Cour d’Ombre ? J’en doute ! »

Les yeux abyssaux du sorśari plissèrent alors. Kael se rappela qu’une ancienne querelle, jamais réglée, existait entre Tará et Dorśa.

« Que de grands noms que vous nous jetez là, comme s’ils allaient se révéler d’efficaces boucliers ! » ironisa alors le Niśven.

Mais il recula. Cela donna le temps à Kael d’ouvrir le pont de son vaisseau, et de pousser Ciann dedans, ainsi que Yamfa et Omen. La première jeta un regard interrogateur à Kael, mais elle ne s’attarda pas, effrayée par les deux grands ældiens en noir. Kael tapa dans le dos d’Anguel lorsqu’il emboita le pas aux filles. Il était vraiment heureux de le revoir. Mais Keita, lui, restait dehors, affichant l’air languissant qu’un soupirant fait voir lorsqu’il est séparé de sa bien-aimée. Son regard était dirigé sur la courageuse Cerin, qui, derrière les deux frères Uathna, faisait barrage de sa mince mais digne silhouette.

Kael fronça les sourcils. Aedhen et Aodhann gardaient leur retraite, la main posée sur le manche de leurs armes, face aux dorśari goguenards. Le combat était imminent, il le sentait.

En outre, Cerin était coincée. Les deux dorśari, en gardant le pont, lui coupaient l’accès au Mebd. Et il était certain que, dès que les frères Uathna opèreraient leur retraite dans le vaisseau, Asdruvaël et Ialiel Niśven allaient se venger sur elle, toute jeune et innocente elleth qu’elle soit. Les dorśari ne s’embarrassaient pas de scrupules : Kael avait suffisamment entendu les récits de Lathelennil pour le savoir. Et ces histoires faisaient souvent froid dans le dos. Pour les dorśari, tous les autres ædhil étaient une Nemesis, et constituaient les meilleurs esclaves et les meilleurs sacrifices. Alors une petite perædelleth ! Le fait qu’elle soit l’apprentie d’Edegil ne lui donnait, à leurs yeux affamés et cruels, que plus de prix. Les deux « cousins » avaient bien montré que la trêve négociée par les filidheann lors de la bataille de Nuniel, 18 ans plus tôt, leur importait peu. Cela n’étonnait guère Kael : les 21 Royaumes avaient toujours été en guerre, car les ædhil étaient une race qui avait été façonnée pour cela précisément, le combat. La moindre insulte, le moindre regard de travers suffisait à embraser leurs coeurs de feu. Et ce n’était pas près de changer.

« Cerin, l’appela Kael. Viens ! »

Surprise, sa sœur tourna son visage au teint de pêche vers lui. La colère et l’outrage faisaient luire ses yeux clairs.

« Non, mon frère. Je dois retourner sur le Mebd. J’ai des responsabilités, des obligations.

— Tu ne peux pas y retourner, l’exhorta Kael en Commun, afin d’éviter que les deux dorśari ne comprennent. Viens avec nous. Tu y retourneras plus tard ! »

Cerin secoua la tête avec force.

« Tu crois donc que c’est deux dorśari qui vont m’empêcher, moi, apprentie d’Edegil, de retourner sur mon vaisseau, ma demeure ? »

Aodhann, alors, se retourna. Il attrapa Cerin en la coinçant sous son bras comme un tapis roulé et la transporta à l’intérieur, sourd à ses protestations outrées.

Puis se fut Aedhen qui, lentement, recula vers le vaisseau, la main sur son arme, et les yeux toujours posés sur les dorśari.

Kael ne souffla que lorsque la lourde porte du navire de l’Amanokawa fut verrouillée.

« Allez, on dégage ! » lança-t-il en franchissant d’un bond l’escalier qui menait au cockpit.

Yamfa et Keita étaient déjà à leur poste.

« J’ai l’impression de dire ça à chaque fois ! avoua-t-il en se glissant dans son fauteuil.

— Il faudrait peut être songer à orchestrer des départs moins précipités, mon capitaine, plaisanta Anguel en posant une main amicale sur son épaule. Quand c’est pas des morts-vivants ou des fantômes chaotiques, c’est des seigneurs de la guerre unseelie qui nous forcent à pousser les rétrofusées ! Mais y a toujours un truc. »

Kael sourit, ravi de retrouver l’humour sans tabous de La Brute. C’était bon de retrouver ses amis. Il n’avait été séparé d’eux qu’une journée et une nuit, mais cela lui avait semblé une éternité.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0