Les deux Kael
Kael ne fit les présentations qu’une fois loin du Ráith Mebd. Aodhann lui avait conseillé de sauter en hyper-espace sans attendre, au cas où les dorśari les prendraient en chasse.
— Ce n’est pas au cas où, fit sombrement son frère. C’est sûr qu’ils vont le faire. Songe à ce que tu ferais, toi, dans la même situation. Et ils auront un cair, avec des armes à anti-matière. On se fera dégommer aussi facilement qu’un fruit de cerdyf sur sa branche lors d’un concours de tir à l’arc.
— Le jeune prince de Dorśa est notre otage, objecta Aodhann avec un sombre sourire et une lueur dans les yeux qui inquiéta Kael. Ils n’oseront pas nous atomiser tant qu’on l’aura.
— Certes non. Ils feront ce qu’ils préfèrent : nous percuter avec leur cair renforcé d’iridium et nous prendre d’assaut. Puis après nous avoir massacrés tous les deux, ils emmèneront tout ce petit monde en esclavage et récupéreront leur prince, qu’ils sacrifieront pour rajeunir quelques millénaires de plus cette vieille momie de Fornost-Aran au cours de quelque rituel sanglant.
Aodhann garda un silence éloquent, qui laissa à un Kael échauffé tout loisir d’intervenir.
— Je ne veux pas passer pour le fils à son papa, mais je vous répète que mes parents sont tous les deux des guerriers qui ont mis à feu et à sang la galaxie pour moins que ça. Je ne pense pas que ces deux dorśari soient assez stupides pour s’attaquer aux fils de l’as sidhe d’Æriban !
Aedhen le regarda.
— On voit que tu connais mal la mentalité de ceux d’Ombre, dit-il pensivement. Tu n’as jamais pensé que ces deux dorśari auraient pu avoir une folle envie d’affronter ton père, justement parce qu’il est le as sidhe d’Æriban ? Il y a toujours un désir de sang et de punition chez les Sombres, toujours. C’est pour cela que la peur n’existe pas dans leur cœur.
— Et la peur de l’Abîme, non ? » fit Cerin durement.
À cela, les deux frères Uathna n’eurent rien à répondre.
— Bon, comme vous le voyez, nous avons trois nouveaux passagers, annonça Kael en se tournant vers son équipage, désireux de changer de sujet. Il s’agit de deux perædhil, ma sœur Cerin et mon frère Ciann, et d’un brave ædhel que je connais depuis l’enfance, Aradryan Yllithainn.
Les deux ældiens adultes jetèrent un regard méprisant à ce dernier. En plus d’être jeune, Aradryan n’était ni guerrier, ni chasseur. Il n’avait donc aucune valeur à leurs yeux.
Aradryan se présenta brièvement, puis ce fut au tour de Ciann, qui charma son monde avec son air rêveur et son demi-sourire nonchalant. Ils échangèrent quelques mots aimables avec l’équipage humain, apparemment ravi de la présence d’ældiens aussi inoffensifs (mais néanmoins beaux comme des anges et aussi fascinants). Kael n’était pas mécontent de pouvoir leur prouver que tous les ældiens n’étaient pas tous des prédateurs assoiffés de sang et de méfaits comme les dorśari ou les tárani.
Mais toute l’attention, plus que sur les deux jeunes mâles, fut accaparée par Cerin. Lorsque Ciann et Aradryan eurent fini de parler, tout le monde se tourna vers la jeune elleth, qui était debout contre une paroi, les bras croisés. Elle posa son regard clair et transparent sur chacun, avant de s’attarder sur Aodhann.
— Aodhann Uathna, c’est ça ? lui dit-elle. Ne t’avises plus jamais de poser la main sur moi. Comme tu l’as entendu tout à l’heure, je suis l’apprentie d’Edegil. J’aurais pu m’en sortir sans l’intervention brutale de mâles arrogants.
À la grande surprise de Kael, Aodhann s’inclina.
— Entendu, Cerin Rilynurden. Tu as ma parole.
Satisfaite, Cerin déplaça son regard de glace sur son frère, puis sur Keita. En tombant sur lui, il se radoucit nettement.
— Cerin… balbutia ce dernier, fort peu à propos. Tu étais telle la Dame Blanche Alatariële, sur ce pont, face à ces Noirs Seigneurs de la Nuit. Nul ici ne peut remettre en cause ta noblesse et ton pouvoir !
À la grande surprise de Kael, Cerin lui sourit. Elle était flattée du compliment de Keita, et de son effort manifeste pour y mettre les formes. Il y avait de quoi : après tout, Alatariële était la plus puissante des hiérarques de leur peuple actuellement. Anguel jeta un coup d’oeil admiratif à son ami, lui glissant discrètement qu’il « parlait comme un ældien ».
Les frères Uathna, eux, n’appréciaient pas. Leurs prunelles rouges grenat fixaient Keita, qui semblait faire converger vers lui toute la colère soulevée par les dorśari et l’ingratitude de Cerin. Ils lui en voulaient apparemment plus que ces trois derniers personnages réunis.
Ils n’apprécient pas que de vils mâles humains soient sous le charme d’une jeune femelle de leur race, comprit Kael. Une femelle qui, plus tard, pourrait les choisir, eux.
Lorsque Kael les présenta à sa sœur dans les formes, ils gardèrent un air hautain et distant, répondant du bout des lèvres.
— Et celui-là, c’est donc un dorśari ? demanda Aedhen en montrant Ciann. Un prince, paraît-il, qui plus est.
— C’est avant tout mon frère, Ciann, avoua Kael. Il n’est pas plus dorśari que je le suis.
— Sauf que Lathelennil Niśven a couvert ta mère enceinte de sa portée, précisa Aodhann, les yeux ardents. Il est donc un peu Niśven.
— Et pas qu’un peu, vu sa tête, compléta son frère en jetant un œil réprobateur à Ciann.
Jusqu’ici, Kael s’était toujours gardé d’évoquer l’existence de Lathelennil devant eux. Précaution bien inutile, apparemment !
— Ne parlez pas ainsi de ma mère, Aodhann Uathna, intervint alors Cerin. Ma mère n’est ni une daurilim ni une carcadann ! Personne ne la ‘couvre’, comme vous dites. De nouveau, je vous somme de vous comporter de manière plus galante !
Le susnommé s’inclina avec ostentation. Kael le trouvait étrangement complaisant, avant de se rappeler que, devant une femelle, tout ældien mâle bien élevé se soumettait automatiquement.
Cerin demanda à se faire montrer le vaisseau. Keita se proposa immédiatement, suivi de Yamfa, Anguel et Aradryan. Kael resta seul avec Omen, Ciann et les deux ældiens.
— Omen, je te présente mon frère Ciann, fit-il en guidant la jeune fille devant son petit frère. Ciann, voici Omen.
Le susnommé jeta un œil complice à son aîné. Puis il regarda la jeune psyonique, qui le fixait de son regard absent.
— Il vous ressemble, capitaine, fit Omen. Comme vous, son coeur brûle dans le noir.
Kael hocha la tête, satisfait. Bien sûr. Il le savait. Son frère était comme lui.
Curieux, Ciann alla à son tour inspecter le vaisseau, seul. Omen se rassit à sa place, repartant dans le monde étrange qui semblait être le sien.
— Encore un perædhel ! observa Aedhen avec un demi-sourire moqueur. C’est à croire que ton père n’a jamais connu d’elleth.
— Il devait avoir trop peur de se frotter à un vraie femelle ! fit Aodhann.
Kael les regarda, sentant de nouveau le sang bouillir dans ses veines.
— Ma mère est plus féroce et impitoyable que la plupart des Ytinnach, leur apprit-il. Elle a tué le plus grand chef de guerre adannath de ses propres mains et a déclaré la guerre à l’Holos pour sauver mon père, deux fois.
— Une fois aurait suffi, si elle avait bien fait son boulot ! ironisa Aodhann.
— N’insulte pas ma mère, je te mets en garde ! » grogna Kael, le panache recourbé derrière lui.
Le grand mâle le regarda du haut de ses deux mètre-quarante. Malgré cela, il semblait moins grand à Kael, qui avait pris quelques centimètres supplémentaires dans le Ráith Mebd.
— Sinon quoi ? Tu comptes m’affronter, perædhel ? Tu crois que parce que tes poils ont repoussé, cela te permettra de t’en tirer face à moi, rompu à l’art de la guerre depuis plusieurs siècles déjà ?
Son frère le prit par le bras.
— Arrête, lui murmura-t-il. Si tu lui fais du mal, c’est moi que tu devras affronter, idiot. Et je te rappelle qu’on a d’autre chats à fouetter, avec ceux de Dorśa qui nous coursent. Rentre tes griffes et garde-les aiguisées pour eux.
Aodhann n’ajouta rien de plus, mais il continua à fixer Kael dans les yeux. Ce dernier ne baissa pas le regard.
— Je vous suis reconnaissant pour ce que vous avez fait tout à l’heure, lui dit-il. Mais je vous dit la même chose que ma sœur : défense d’insulter ma famille.
Aodhann fit claquer sa langue, mais il rompit le contact. Pour Kael, cela avait valeur d’excuses.
Kael se détendit un peu. Il laissa le regard d’Aedhen traîner sur lui.
— Il y a quelque chose qui a changé en toi, Caël-aux-cheveux-d’argent. Tu me sembles plus sûr, plus affirmé. Un peu moins humain, aussi. Et ce panache…
Kael remarqua le regard admiratif de l’ældien.
— Je suis étonné qu’aucune elleth n’aie essayé de te l’enlever…
— Deux ont essayé, avoua Kael. Mais je ne me sentais pas prêt. J’ai envie d’en profiter encore un peu. Et vous ? Vous en avez bien profité ?
Les deux ædhil se regardèrent.
— Nous ? Oui. Nous sommes allés prendre un bain, puis manger de bonnes choses. Ensuite, nous avons assisté à une cathbeanadth. Nous avons écouté un barde réciter des poèmes sous la lune, et nous avons dormi sous la coupole aux étoiles de la reine Mebd… Oui, nous en avons bien profité.
— Vous avez conquis des femelles ?
Aedhen regarda son frère, puis il éclata de rire.
— Conquis des femelles… Tu as une drôle de conception de l’amour, Caël-le-perædhel ! Non, aucune femelle ne nous a conquis… Et dans notre coeur la place est déjà occupée.
— Toi, je savais, mais Aodhann ? s’enquit Kael en regardant l’ældien, qui lui jeta un regard et baissa les yeux au sol.
— Les rêveries d’Aodhann sont hantées par le souvenir d’une femelle aux superbes cheveux d’or, sourit Aedhen.
Son frère lui répondit en grommelant quelque chose dans la langue des jumeaux, comprise d’eux seuls. Manifestement, il ne voulait pas en parler, alors Kael changea de sujet.
— Comment avez-vous su que je partais ? Je ne vous avais pas envoyé de message, puisque vous n’aviez pas de communicateur.
Aedhen le regarda, la tête légèrement penchée sur le côté.
— Tu es le roi de ce cair. Tout ce qui est dessus obéis à ta volonté. Nous avons senti que tu voulais partir. Et, étant lié à toi par serment, nous avons obéi à cette impulsion. C’est ainsi que les choses marchent, Caël-le-perædhel. Le meneur est lié à son territoire, et son clan l’est à lui. Lorsque tu auras ton cair, perædhel… le corps d’un être mort que tu auras fait revivre par le moyen des configurations, complètement connecté à toi… tu comprendras dans ta chair même ce que je viens de dire.
Aedhen lui octroya un dernier regard, puis il le laissa. Kael se retrouva seul face à la grande baie de son vaisseau. Son vaisseau.
Devant lui, le vide sidéral s’ouvrait, abyssal et silencieux. Comme lorsqu’il s’était retrouvé devant le miroir de Ciann, Kael aperçut les contours de sa silhouette dans la bakélite. Et comme cette fois là, il contempla de longues secondes cet étranger qui le regardait, avec ses longs cheveux blancs tressés, le monumental panache de fourrure enroulé sur son épaule. Longtemps, il fixa ce visage puissant qui apparaissait en filigrane sur le noir de l’espace, ses yeux d’un vert intense, surnaturel, presque effrayant et proprement inhumain. Kael avait l’impression qu’il y avait deux personnages en lui : Kaël Srsen le perædhel et un autre, qui jusque-là, n’était pas encore bien défini. Le deuxième, Caël-l’ædhel, était en train de faire son apparition.
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