Une dimension hors du temps
Finalement, Kael imposa sa décision de laisser le vaisseau en orbite d’Æriban et de descendre avec le cotre.
— J’espère qu’on n’aura pas d’avanies avec ce véhicule, fit Anguel, accroché à la barre de l’habitacle.
— On n’en aura pas, fit Kael. C’est Yamfa et moi qui nous occupons de l’entretien de ce cotre, et je peux t’assurer que rien n’est laissé au hasard.
— J’espère bien. S’il y a le moindre problème… On sera coincé sur Æriban pour toujours. Et je doute que cette planète soit une réserve de pièces mécaniques.
— Au pire… On rentrera en wyrm, proposa Kael.
Anguel ouvrit de grands yeux.
— T’es sérieux ?
— Ma mère a quitté Æriban par ce moyen, lui apprit Cerin. À dos de wyrm.
— Dans l’espace, sans combinaison ni habitacle ? s’exclama le mercenaire.
— Elle bénéficiait de l’orbe énergétique de mon père, lui répondit l’ældienne. Il y a quatre ædhil, ici : ce sera bien assez pour vous protéger du vide sidéral. A nous quatre, on sera capables de créer un champ énergétique pour vous faire sortir de l’atmosphère d’Æriban.
Le regard que s’échangèrent les trois humains fut suffisamment éloquent : aucun d’eux n’avait envie de tenter l’expérience.
— On n’en arrivera pas là, les rassura Kael. Ce cotre est solide. C’est un cadeau de…
Les mots se bloquèrent sans franchir ses lèvres.
Un cadeau de Lathelennil. Le cousin de Ialiel et Asdruvaël Niśven, tueurs des frères Uathna et agresseurs de Cerin.
Le camp fut installé rapidement, avant même que la nuit tombe. Kael comme Keita et Cerin savaient qu’à moins d’être un hiérarque puissant synchronisé sur ce territoire, il était impossible de prévoir quand la nuit allait tomber. Il fallait donc s’assurer d’avoir un espace sécurisé pour la nuit avant que le ciel ne s’obscurcisse.
Et la nuit les prit tous de court, tombant brusquement et sans crier gare. Alors qu’ils étaient encore en train d’installer le camp, le ciel devint soudain si sombre que les humains de la compagnie se trouvèrent immobilisés à l’endroit où ils vaquaient à leurs tâches, incapable de voir ou de bouger. Keita, notamment, se trouvait en difficulté, car il était un peu loin du camp, parti ramasser du bois.
— Je vais le chercher, décida Cerin en faisant un signe à Aradryan. Toi, viens avec moi. Et prends une arme.
Le jeune ældien obéit sans moufter. Après avoir pris le sabre-tronçonneuse qu’Anguel lui tendit avec un air de connivence, il trottina derrière Cerin, panache relevé. Cette dernière ouvrait la voie, sigil lumineux et tendu devant elle.
Mais ils tardèrent à revenir. Anguel regarda Kael :
— On y va ?
C’était plus une affirmation qu’une question. Le perædhel se saisit de son lance-flamme Mezoa, et le mercenaire de son bolter.
Ils trouvèrent Cerin, Aradryan et Keita non loin, accroupis dans un bosquet. Dès qu’ils les virent, Anguel voulut parler, mais Cerin le fit taire d’un geste impérieux.
— Accroupis, et pas un bruit, leur intima-t-elle. Chuchotez sur le même ton que moi. Il est là, à environ 350 grades.
Intrigués, les deux amis s’exécutèrent.
— Un ældien, leur murmura Keita lorsqu’ils s’approchèrent. Puis il passa une paire de lunettes infrarouges à Anguel.
Le bosquet où ils se cachaient se trouvait à l’orée d’une petite clairière, à l’extrémité de laquelle Kael aperçut la silhouette de ce qui ressemblait à un ældien sauvage, accroupi sur une carcasse.
— Un trow, murmura-t-il en se rappelant ce mot.
Sa sœur secoua la tête.
— Ce n’est pas un treowan, mais un ædhel des temps primordiaux. Il semblerait que nous soyons revenus à la préhistoire de notre peuple, Caëlurín.
Kael lâcha des yeux le « trow » pour regarder sa sœur.
— On n’est pas dans la dimension de la sældarín ? demanda-t-il.
— Nous ne sommes pas dans la dimension hors du temps des sældar, leur asséna Cerin en fronçant les sourcils. Nous sommes revenus à une époque beaucoup plus ancienne… Celle où les nôtres vivaient en petites tribus, vêtus de peaux de bêtes, et où les mâles dominaient les femelles. Je me demande même si nous sommes sur Æriban… La planète du rouge et du blanc n’a été conquise que plus tard, lorsque notre peuple a quitté la forêt et commencé à maîtriser le voyage dimensionnel et spatial.
Keita, qui une fois de plus buvait la jeune ældienne des yeux, se mit à débattre avec elle de la configuration des planètes du système d’Ultar à cette époque, dans le but de déterminer s’ils étaient oui ou non sur Æriban ou sur Faërung. Kael, lassé, les laissa à leurs discussions techniques.
— Le plus important, c’est que ces ældiens sauvages ne nous attrapent pas, statua Anguel en ceignant son bolter. S’ils nous attaquent, je n’hésiterais pas à tirer, même s’ils n’ont que leurs griffes et un bâton taillé en guise d’arme.
Cerin lui jeta un regard froid et oblique, puis reporta son attention sur Keita. Ce dernier échangea un coup d’oeil entendu avec Kael. Le perædhel savait très bien ce qu’il voulait lui dire : Tu vois ? Anguel est un tueur d’ædhil.
— C’est un beau mâle, observa Keita. Sûrement un ard-ael, un chef de clan.
À côté d’elle, Aradryan secoua la tête.
— Je ne crois pas. C’est un jeune, pas adolescent certes, mais suffisamment mature pour être capable de chasser tout seul. Mais je ne pense pas que ce soit le mâle dominant d’un clan : il serait plus imposant, et porterait plus de trophée. Et son panache serait plus fourni.
La créature était en effet longue et élancée, un panache un peu élimé enroulé sur son dos. L’extrémité reposait sur son épaule, ainsi que toutes l’étaient toutes les queues d’ædhil ayant atteint une belle taille. Cependant, hormis cette fourrure et une sorte de pagne constituée de peaux de bêtes qui lui ceignaient les reins, le chasseur était nu. Il portait un collier constitué d’os autour du cou, et une sorte de bracelet sur le biceps, mais c’était tout. Concentré sur sa tâche, il raclait les os de l’imposant animal qu’il venait de tuer, les mains et la bouche barbouillés de sang.
Le ventre de Kael gargouilla. La vue de la viande fraîche lui avait toujours fait un effet monstrueux, et il dut faire appel à tout son sens de l’autodiscipline pour ne pas sauter sur la carcasse séance tenante, d’autant plus que les meilleurs morceaux du daurilim avaient été disposés sur de grandes feuilles vertes, encore sanglants.
— Si c’est un jeune, on peut peut-être tenter de communiquer avec lui, proposa-t-il. Et lui demander de partager son repas avec nous.
Keita et Anguel avaient l’air d’approuver, mais Cerin garda le silence.
— Attendez… Regardez, dit-elle enfin.
Une femelle flanquée de trois petits venait d’apparaître du fond du décor. Elle était apparue comme par enchantement, et Kael se fit la désagréable remarque que, si elle était arrivée dans leur dos, personne n’aurait rien entendu. Sauf Aedhen et Aodhann, probablement… Mais ils étaient morts et damnés, à l’heure qu’il était.
Non seulement la femelle était accompagnée de petits hënnil, mais en plus, elle était enceinte. Presque aussi nue que le mâle, elle portait une fourrure tachetée sur le dos et son ventre rond était peint de symboles au cinabre. Son immense chevelure était tressée de plumes et de coquillages, qui se mirent étrangement à cliqueter alors qu’elle s’avançait vers la viande. Les hënnil se précipitèrent en piaillant sur les morceaux disposés par le mâle, tandis que la femelle s’accroupissait devant la carcasse, délogeant de ses doigts fins un bout d’intestin de sa cavité. Lorsqu’elle le porta à sa bouche, la petite troupe vit briller deux longues canines, qui se plantèrent dans le boyau avec volupté.
— Mieux vaut ne pas se montrer, dit Anguel. Avec une tribu de gosses affamés et une femelle pleine, il nous attaquerait forcément.
Cerin posa son regard de lac gelé sur le mercenaire. Kael remarquait que ce n’était pas la première fois qu’elle le regardait ainsi : Anguel ne se rendait pas compte que sa façon de parler des ældiens pouvait être insultante.
— Allons-y, décida-t-il.
Toute leur compagnie recula prudemment dans la forêt, sans un bruit.
— Mieux vaut éviter de faire du feu, statua Kael en revenant au camp, où Ciann et Yamfa avaient été livrés à eux-mêmes.
Il s’approcha du brasier naissant qu’était en train d’éventer la jeune fille et le piétina. Il jeta un coup d’œil à Ciann, qui, enroulé dans son shynawil dans un coin d’ombre, resta immobile, à le regarder calmement. Dans le noir, avec ses cheveux et sa cape de la même couleur, il était presque invisible : on ne le discernait presque qu’à ses pupilles dorées, reflétant les dernières braises, qui rougeoyèrent avant de s’étendre.
— Mais pourquoi ? protesta Yamfa en voyant Kael éteindre le feu.
— On vient de tomber sur deux ældiens sauvages en train de bouffer un daurilim, la bouche barbouillée de sang, leur apprit Anguel. Y en a sûrement d’autres dans le coin.
— Cette nuit, on dormira dans le cotre, et on montera la garde tour à tour, par groupes de deux. Anguel et Yamfa prendront le premier quart, Keita et Omen le second, Ciann et Aradryan le troisième, Cerin et moi le dernier, décida Kael.
Il lut dans les yeux l’approbation du mercenaire : les groupes étaient parfaitement équilibrés.
— Pourquoi tu me mets avec Anguel ? objecta Yamfa. Je pourrais être avec Ciann. Et lui, il ne dormira pas de la nuit.
Kael secoua la tête.
— Non. Aucun de vous deux n’a la moindre expérience ou qualification militaire, et je ne veux pas de distraction. Quant à Ciann, j’aimerais qu’il fasse l’effort de dormir : la journée sera longue, demain.
La jeune femme plissa les yeux.
— Des distractions ?
— Tu veux pas que je te fasse un dessin ? la mit au défi Kael.
Yamfa ne répliqua pas. Elle baissa les yeux et obtempéra.
Après un repas frugal fait de rations de survie et pris en silence, toute la compagnie se barricada dans le cotre, qui avait été astucieusement dissimulé par une configuration de camouflage par Cerin et Aradryan. Les deux ældiens se sentaient capables de tenir la configuration, même en dormant, mais ils avaient averti tout le monde qu’elle ne tiendrait que quelques heures. Passé cette limite, la fatigue et le manque d’expérience la feraient tomber.
— Quand je pense que, si j’avais un cair… ! grogna Kael à ses amis. Ou une simple armure filidh ! De la tech’ ældienne, tout simplement… Alors, on aurait un écran de camouflage intégré, et nul besoin de devoir tenir des configurations pour se dissimuler.
Anguel lui posa une main rassurante sur le dos.
— Tu auras bientôt tout ça, dit-il d’une voix assurée. Je te fais confiance.
Kael lui jeta un regard reconnaissant. Quel meilleur soutien avait-il que ce mercenaire, et son ami Keita ?
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