Présage

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Le perædhel perdit sa virginité cette nuit-là, sur Æriban, dans les bras de la psionique qu’il avait embauchée, alors que sa compagnie mangeait et montait la garde en bas. Lorsqu’il émergea du khangg d’un ædhel inconnu et disparu depuis des éons – laissant sa partenaire endormie – il se sentait plus mâle qu’il ne l’avait jamais été. En face de lui, une fresque somptueuse, à demi effacée, montrait un dragon blanc conquérant, qui volait, libre et surpuissant, dans la nuit étoilée. Sa crinière argentée était faite de mithrine, ses yeux vert de deux émeraudes brillantes. Sur sa tête étaient révélés les traits délicats, d’une beauté féroce et cruelle, d’un masque aux lèvres ourlées et aux fins yeux rouges : à cela, le perædhel reconnut le sældar qui présidait aux wyrms, l’un des plus étranges et mystérieux – mais aussi féral et imprévisible – de tous les membres de la sældarë, le perædhel Avachel. Moitié ange, moitié dragon… D’après la légende, son père, un ædhel, avait aimé et fécondé une wyrm, à une lointaine époque antique où les ædhil matérialisaient des ailes pour parcourir les cieux. C’était ainsi que les deux races s’étaient rapprochées : tous les deux maîtres du Ciel et de la Terre, ils avaient asservi Faërung, puis les autres planètes du système d’Ultar qu’ils avaient conquis ensemble. L’évocation des amours tumultueuses et passionnées des deux créatures, leurs ballets aériens et leurs accouplements sur les nuées constituaient un thème poétique souvent chanté par les bardes, qui avait beaucoup fasciné Kael, lorsqu’il était petit. La présence de cette image juste en face de lui lui parut être un bon présage : il cherchait un wyrm, justement, et la créature n’avait-elle pas une chevelure et des yeux de la même couleur que lui ?

Kael soupira d’aise et se laissa retomber dans le lit, une main reposant sur le petit corps recroquevillé de Mara. Il était heureux. Soulagé, aussi, à la fois mentalement et physiologiquement. Ses fièvres étaient quasiment terminées, mais il sentait qu’avoir enfin eu des rapports sexuels lui avait fait du bien. Il pensait surtout qu’il avait franchi une étape importante de son initiation, nécessaire pour devenir un véritable adulte, un ædhellon digne de ce nom.

Pendant leur étreinte, la jeune fille lui avait avoué, ses yeux vides mouillés d’émotion, qu’elle l’aimait. Elle lui avait aussi confié qu’étant aveugle et insignifiante, elle n’aurait jamais osé rêver qu’un être aussi parfait, noble et bon que Kael l’aimerait un jour. Face à ces éloges dithyrambiques, Kael s’était senti à la fois fier et embarrassé, encore mi-canard ingrat mi-cygne blanc, hésitant entre gonfler ses plumes ou cacher la tête sous son aile. Mais c’était une réalité. Mara l’aimait, comme un certain nombre de gens : ses amis à la loyauté sans faille tout d’abord, Keita, Anguel, Aradryan. Et les femmes, bien sûr : Yamfa, et même ces inconnues qu’il avait rencontré à bord du Ráith Mebd, la danseuse et l’autre, avec ces longs cheveux dorés. Confiant, il avait redoublé de passion, arrachant à la jeune aveugle des cris qu’il était loin de penser entendre de la bouche d’une ancienne prostituée, qui accueillait, blasée, les foules désœuvrées des astroports. Pris dans les transports amoureux, il avait même mordu la pauvre Mara, sans même le réaliser. Lorsqu’il s’en était rendu compte, c’était trop tard : le mal était fait.

L’essentiel, c’est de ne pas avoir consommé ni son sang ni sa chair, se rassura-t-il en pensant aux marques violacées sur le cou frêle de Yamfa. Les stigmates des câlinages de Ciann, à n’en pas douter. Même Naïat, la fynasí de plus en plus maigre, en portait, jusque sur les mains. En y repensant, Kael se fit la réflexion que cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas vu la créature. L’inquiétude le prit, alors il repassa au souvenir de la blessure enflée au cou de Yamfa.

L’image le troubla, et il se pencha à nouveau sur Mara. Il l’embrassa sur la joue – ce qui la fit bouger et se blottir contre lui – et oublia bien vite ses craintes et ses hontes.

— Tu veux dormir encore ? lui demanda-t-il.

Mara hocha la tête, avant de l’enfouir à nouveau dans la chevelure de Kael.

— Alors je vais descendre manger et voir ce que font les autres, si cela ne te dérange pas. Tu peux rester toute seule, ou tu veux que je reste avec toi ?

Les doigts de la jeune fille jouèrent dans ses tresses.

— Tu peux y aller, Kael. Je vais rester me reposer encore un peu.

Le perædhel déposa un nouveau baiser sur son oreille.

— D’accord. Je vais vite revenir, promis. Je te rapporte quelque chose ?

Elle secoua la tête, un sourire flottant sur son beau visage.

Kael se leva donc, et descendit, triomphant, dans la grande salle du bas où son équipage s’était installé. Il apparut conquérant à la lisière du feu féérique qu’Aradryan et Cerin avaient allumé, et tous les regards furent sur lui. D’un seul coup d’oeil, sa sœur, Anguel, Keita, mais aussi Ciann, comprirent que quelque chose s’était passé.

Après avoir répondu à deux ou trois questions de manière évasive, Kael prit sa part dans les rations de survie et alla s’asseoir à côté de son frère, qui était appuyé contre un mur, un peu plus loin du feu que les autres. Dans le noir, comme d’habitude.

— Où est Yamfa ? s’enquit-il.

Ciann posa ses yeux pailletés sur lui.

— Je ne sais pas. Tu n’étais pas avec elle ?

— J’étais avec Mara… Omen, s’empressa de corriger Kael.

Son frère sourit.

— Ça y est, elle t’as donné son vrai nom !

Kael fut tenté de réagir vertement. Mais, en voyant le visage blanc de son frère, il pensa soudain à sa mère, dont l’image vint se superposer sur le sien. Sa colère retomba.

— Tu n’as jamais rencontré maman, lui murmura-t-il en ældarin, afin d’éviter que les autres entendent.

Cerin et Aradryan le pouvaient sûrement, mais ils étaient occupés à disputer une nouvelle partie de lugdanaan, sur un écran holographique portatif.

— Non, lui répondit Ciann. Mais j’aimerais bien.

Kael se laissa aller contre le mur.

— On ira, après, si tu veux. Je te présenterai aux parents, ainsi que tous mes amis.

Après tout, je prendrais bien un peu de vacances, songea Kael en se remémorant la verte forêt de son père, le troupeau de carcadann qui courrait dans les clairières, les aubes magnifiques de Pangu et la rieuse, accueillante maison dans l’arbre de ses parents. Sa chambre, avec ses murs transparents donnant sur les branches et la forêt, son lit moelleux, mais aussi le coimas préparé par ses sœurs lui manquaient. Il imaginait Mara évoluer dans ce décor, et l’approbation de sa famille lorsqu’il la leur présenterait. Leur joie en retrouvant Ciann, aussi.

Ce dernier le regardait, ses yeux noirs ayant perdu leur expression rêveuse pour se faire plus aigus.

— Après quoi ? demanda-t-il.

— Après avoir trouvé les wyrms, et quitté Æriban, lui répondit Kael.

Le sourire de Ciann fusa, oblique, et ses crocs brillèrent dans le noir.

— Il n’y aura pas d’après, Caëlurin. Pas pour toi, et sûrement pas pour moi. Quant à tes amis… Ils mourront tous.

Kael fronça les sourcils, choqué.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Asdruvaal et Ialiel ne nous laisseront pas quitter cette planète morte, dit-il d’un drôle d’air détaché, comme si cela ne le concernait pas. Ils tueront toute ta compagnie, et captureront Cerin, Yamfa et ta petite Mara, pour les emmener en esclavage. Ils massacreront tous les autres, sauf toi et moi.

— Et qu’est-ce qu’ils feront de nous, alors, d’après toi ? s’enquit Kael, la colère déformant sa voix.

Loin d’être impressionné et de faire profil bas, Ciann continua sur le même ton blasé.

— Moi, je serai sacrifié comme je te l’ai dit. C’est inévitable, et il n’y a rien qu’on puisse faire contre ça. Toi… Ils vont peut-être t’emmener en esclavage aussi, à cause de tes beaux cheveux blancs et de ton physique de prince de lumière. Mais je pense plutôt qu’ils te feront dévorer par un wyrm. C’est que dit ta Mara.

Kael faillit s’étrangler.

— Quoi ?

— Elle a rêvé que tu te faisais bouffer par un wyrm, sur Æriban. Un gros wyrm blanc. Elle ne te l’a pas dit, évidemment… Mais comme c’est une prophète, et une bonne, en plus… Je pense que c’est pour ça, qu’elle voulait que tu la saute, ce soir. Tu as bien fait, en tout cas : c’était une opportunité à ne pas manquer.

Sans réfléchir, Kael écrasa son poing sur le joli visage de son frère. Après avoir fait cela, il réalisa que les environs étaient devenus anormalement silencieux, et que tout le monde avait assisté à la scène, mais aussi suivi l’affreuse conversation.

— Ne redis jamais des choses pareilles, le mit en garde Kael, la voix tremblante et le poing encore levé. Sinon, frère ou pas, je te casse toutes tes dents !

La main d’Anguel vint se poser sur son poignet.

— Arrête, Kael !

— T’as pas entendu les horreurs qu’il a dites !

— Si, j’ai entendu, répondit calmement le mercenaire. Mais ce n’est pas une raison pour lui casser la gueule. Regarde, il saigne du nez.

C’était le cas, en effet. Alors que Ciann se relevait, visiblement sonné, Cerin, qui était venu l’aider, se tourna vers son frère.

— Ciann est fragile, Kael. Il est de faible constitution, comme Lathelennil et Lalaith. Et c’est le prince de Dorśa, et notre petit frère. Ne le frappe pas.

— Mais tu l’as entendu ! protesta Kael.

— Ce n’est pas une raison pour le frapper. Là-dessus, Anguel a raison.

Cerin et le mercenaire échangèrent un regard. Ce n’était pas la première fois qu’ils étaient sur la même longueur d’ondes, étant les plus adultes du groupe.

Mais Ciann avait pris le morceau de gaze avec lequel sa sœur lui tapotait le nez et il s’était déjà relevé.

— Je suis désolé de t’avoir annoncé la vérité de manière abrupte, Caël, lui dit-il. Mais c’était l’occasion ou jamais, et on a plus le temps de prendre des gants. Je voulais juste te dire que j’étais content d’avoir pu te connaître un peu et de vivre quelques aventures en ta compagnie avant d’être égorgé comme un agneau sur un autel de Minas Athar, et que j’étais désolé que mon escapade coûte la vie à tous tes amis si sympathiques.

Anguel se tourna vers Ciann, une main rassurante et autoritaire levée devant lui.

— Hé là, on se calme. Personne ne va mourir, ok ? Ni toi, ni Kael, ni moi. On est sur Æriban, bien à l’abri, et les unseelie ne peuvent pas nous y suivre.

— Si, ils le peuvent, asséna Ciann d’un ton glacial, ses yeux noirs plantés dans ceux du mercenaire. Ils ont déjà trouvé un moyen. La psyonique le sait… Elle n’a rien dit parce qu’elle sait que, quoi qu’on fasse, l’affrontement est inévitable, et qu’il coûtera la vie à beaucoup d’entre vous. De toutes les conjectures et les possibles qu’elle a vu, cette option lui a paru la meilleure, car elle a entraperçu une chance pour éviter la mort de Caël. C’est aussi simple que ça.

— Comment tu sais toutes ces choses ? le coupa abruptement Kael.

Ciann se tourna vers lui.

— Mara me l’a dit, lui dit-il avec un sourire triste. Dès mon arrivée sur ton vaisseau. Elle m’a demandé mon avis, puisque je suis le premier concerné. Mais comme je ne survis dans aucun des possibles qu’elle a vu, je lui ai juré de ne pas t’en parler, afin qu’on puisse venir ici et réaliser l’option qui lui paraîtrait la meilleure. Et puis, elle voulait tellement avoir au moins une nuit avec toi...

Devant un Kael médusé, Cerin fut la première à bouger.

— J’appelle notre père, décida-t-elle en allant chercher le communicateur dans le sac de Kael. N’essaie pas de m’en empêcher, Caëlurín.

— Ça ne sert à rien, lui apprit Ciann. Nous nous trouvons dans une dimension coupée de la réalité basique, ici. Tu le sais. Tout le monde le sait. Aucune communication ne peut sortir, et aucune ne peut entrer.

— Les dorśari le peuvent bien, d’après toi !

— Parce qu’ils ont le moyen de le faire. Ils vont utiliser les forces de l’Abîme, ce qu’aucun ædhel sain d’esprit n’aurait envie de faire ici, si proche de Sibalba.

Aradryan entra dans le débat.

— En parlant de l’Abîme… On peut peut être tenter d’envoyer un message à l’Aonaran, dit-il. C’est un être qui transcende les dimensions et le temps. Il paraît que n’importe quel ædhel en danger peut l’appeler, n’importe où, par n’importe quel moyen, et n’importe quand.

— Pourquoi l’Aonaran viendrait-il aider un seul ædhel, trois pauvres perædhil et quelques humains perdus au milieu de nulle part, sans enjeu concernant la race toute entière ? siffla Kael. Si c’était si facile, tout le monde le ferait, et il n’y aurait plus aucun ædhel en danger dans la galaxie !

— Il t’as bien aidé, une fois, non ? lui fit remarquer Aradryan en haussant les épaules. Il t’a même donné un cristal-cœur… C’est bien ce que tu m’as dit non ?

— Et il a fait repousser ton panache, remarqua Keita.

Kael dut reconnaître que c’était vrai. L’Aonaran s’était montré gentil avec lui, et il l’avait aidé, lui, un insignifiant perædhel.

— C’est un risque énorme, intervint Cerin. On appelle pas l’Aonaran impunément. Parfois, il aide, c’est vrai, mais la plupart du temps…

Kael la regarda.

— Quoi? Qu’est-ce qu’il fait ?

— Eh bien…

Kael comprit que sa sœur hésitait à parler. Leur petit frère le fit à sa place :

— La rumeur dit qu’il se nourrit des âmes de certains ædhil malchanceux, fit Ciann avec un mince sourire. C’est obligatoire, pour lui. Comme ceux de Dorśa avec le sang et la douleur. Disons que ça tombe sur un ædhel sur six, comme à ce jeu auquel certains officiers militaires s’adonnaient sur l’ancienne Terra, la roulette russe. Faudrait pas que ça tombe sur nous, voilà.

Kael vit Aradryan être pris par un frisson qui lui descendit l’échine.

— Vraiment ? Alors je préfère encore être tué par les dorśari. Nous avons tous un cristal-cœur : en admettant qu’ils nous tuent, on gardera une chance d’être récupérés. Tandis que si c’est l’Aonaran…

Finalement, l’idée fut abandonnée par celui-là même qui l’avait au départ proposée. Mais on vit Cerin, le visage sombre et résolu, se tourner vers un corridor et y disparaître.

Kael se tourna alors vers son frère.

— Si ce que tu dis est vrai, Omen doit pouvoir nous en dire plus. Je vais aller lui demander.

Puis, regardant ses compagnons :

— Vous tous, soyez attentifs. Gardez vos armes à portée de main et préparez-vous à vous battre !

Anguel, à côté de Cerin, brandit son bolter.

— Tu peux compter sur moi.

— Et sur moi, fit Keita en montrant l’épée-tronçonneuse, que lui avait prêté le mercenaire.

Kael réprima un sourire. Cela, il le savait : il pouvait toujours compter sur ces deux-là.

— Je peux aider, moi aussi, lui assura Aradryan, qui portait présentement le lance-flamme Mezoa de Kael.

Ciann se contenta pour sa part de hausser les épaules. Kael ne lui en voulait pas : son frère était loin d’être un combattant. Il avait l’esprit affuté, certes, mais c’était avant tout un rêveur, qui avait hérité de la faible constitution de Lathelennil et de l’esprit mélancolique typique des dorśari.

Un peu plus rassuré, le perædhel attendit que Yamfa revienne du petit coin où elle était partie. Puis il monta quatre à quatre les marches de l’escalier monumental menant à la chambre où il avait laissé son amante.

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