La mutation
Octobre avant le grand départ :
Quand le téléphone sonne, je m’attends à tout, sauf à ce qui arrive. Mon homme me salue à la va-vite avant de m’apprendre qu’il a reçu une proposition de mutation pour les Outres-Mer. Je souhaite tellement voyager que je suis prête à aller vivre en plein désert.
Jules m’annonce Tahiti. Je souris sans y croire vraiment. J’ai une envie folle furieuse d’ouvrir un atlas. Mes doutes sur notre future destination s’évanouissent quand Jules me précise que c’est à côté de l’Australie. Mille et une choses traversent mon esprit. Une liste se forme dans ma tête : des cartons ; des valises ; des passeports…
Mon homme me demande s’il doit accepter la mutation. La question me parait tellement absurde, alors que je réfléchis à cent à l’heure aux démarches administratives, me voyant déjà dans l’avion. En quelques secondes, ma journée passe de banale, voire de l’ennui mortel d’une journée de mère au foyer sans histoire, à un rêve éveillé d’une future aventurière en devenir. Le bonheur entoure chacun de mes gestes, jusqu’en fin d’après-midi.
Les différentes mutations de mon homme n’ont jamais été vraiment un problème pour notre jeune autiste de fille. Elle adore se baigner. La mer lui manque. On ne peut pas dire que la Haute-Saône en soit abondamment pourvue. Je pense que notre future destination sera bien accueillie, mais le visage de Perle qui se décompose au fur et à mesure que mon enthousiasme flambe, je dois me rendre à l’évidence du combat qui se prépare. Un « il n’en est pas question » sort de sa bouche de manière tranchante. Toujours à ma joie, je lui énumère plein de raisons de se réjouir. Le visage de Perle se ferme ; pire, la peur apparaît.
À ce moment-là, je sais que les prochaines minutes vont être éprouvantes.
La maison se remplit de cris et de colère. Mon « tu n’as pas le choix » claque d’un coup. L’idée de mettre mon enfant en IME1, pendant que nous nous dorerons la pilule au soleil n’est même pas envisageable. Renoncer à cette chance qui nous est donnée d’aller vivre dans ce pays de rêve, encore moins.
Les semaines passent et semblent lourdes à porter à toute la famille. Ce n’est pas tout de savoir que nous allons partir. Une mutation, c’est toujours beaucoup de travail. Là, nous quittons notre pays pour un autre. Je suis soulagée de quitter la France d’ici pour la France d’ailleurs ; mon niveau linguiste étant au ras des pâquerettes ; ma faculté d’apprendre une langue se situant encore plus bas.
Un bref petit tour sur le net suffit pour m’apprendre que l’homologue Polynésien de la MDPH2 s’appelle la CTES. Je transmets d’un courriel aux deux organismes, les prévenant de la date éventuelle de notre déménagement. Ce n’est pas que la démarche soit compliquée. Mais pour que ma pépette puisse avoir son AESH3, il vaut mieux s’y prendre tôt que tard.
Jules, quant à lui, s’arrache les cheveux avec la paperasse. L’état nous fait cadeau du voyage ; nous trouve un logement meublé. Cela sous-entend de renoncer à nos propres meubles. C’est là que commence le problème existentiel « comment faire tenir toute une vie dans une caisse maritime, aussi grande que toute petite ». On se gratte la tête pour savoir ce que l’on garde ; ce que l’on donne ; ce que l’on jette. Les déménageurs passent pour faire leurs devis. Devis vite envoyés pour valider l’un ou l’autre des prestataires.
La surprise d’apprendre que l’électricité de Polynésie est en soixante hertz, au lieu des cinquante en France, nous amuse beaucoup. Autant dire que nous pouvons abandonner notre radio réveil. Cela nous amuse moins d’avoir à racheter une télévision. Cette nouvelle n’est rien en comparaison du fait que le garde-meuble est à notre charge. Nous regardons chacun de nos meubles comme des ennemis et mesurons l’avantage de n’avoir jamais été fan de meubles en bois massif. Le bilan est vite fait. Ça sera Emmaüs, dons aux voisines, poubelle, et quelques mètres cube chez un ami.
Fin janvier avant le grand départ :
La livraison des cartons pour le déménagement sonne le départ de la folle danse des placards. Je passe mes journées à trier ; nettoyer ; jeter ; emballer. Perle daigne faire la même chose pour ses affaires. Sauf pour l’emballage. Elle espère toujours que cela ne se fasse pas. Ce n’est pas le manque d’attribution du futur logement qui lui fait penser le contraire. La maison qui devait nous être attribuée a subi de graves dégâts à cause des inondations qui ont lieu sur Tahiti. Autant dire que nous sommes de futurs SDF de Polynésie. Voir sur les réseaux sociaux, des hommes se déplacer sur des paddles ou en pirogue dans les rues de Papeete est carrément surréaliste.
Je continue d’empiler, malgré tout, les cartons ; de remplir les tableaux récapitulatifs de nos biens pour les douanes. Le plus dur dans ce long travail est d’avoir à donner une valeur marchande à ce qui n’en a pas, tout en ne dépassant pas la valeur limite de l’assurance. Nous savons déjà que nous aurons à payer un supplément. Rien de tel que deux vélos de cycliste pas vraiment du dimanche pour dégommer ce quota.
Mai avant le grand départ :
J’en pleurais presque. Quand Jules m’apprends que le service logement nous a enfin trouvé une maison. Nous pouvons donner une adresse aux déménageurs. Il devient urgent que notre caisse maritime quitte la France pour faire le tour du monde. Je ne m’en fais pas à l’idée de devoir nous passer de la télévision. Avec un ordinateur portable par adulte, pas difficile de palier ce manque. Je m’évertue à ajouter quelques jeux pour Perle, sur le mien. Je dois me rendre à l’évidence que mon ordinateur n’est pas une foudre de guerre. Les capacités du disque dur et sa vitesse d’exécution ne feront jamais tourner de grands jeux, même accessibles uniquement en ligne.
Enfin les listes des biens validées, la caisse remplie, emportée au loin, nous commençons un peu à nous détendre. D’autant que le dossier MDPH de Perle a bien été transféré et que son futur collège est prévenu de son arrivée pour la rentrée prochaine.
Je passe des heures sur internet pour visualiser ma nouvelle ville. Pirae a l’air bien sympathique. Nous habiterons pas très loin de l’hôpital ; du supermarché ; du collège. L’idée que nous pourrons nous passer de voiture me rassure. Je regarde régulièrement les photos que le parrain de Jules nous a envoyés de la maison. Perle est rassurée de savoir qu’elle aura la climatisation dans sa chambre. Jules cherche les différentes agences de location de voitures ; farfouille pour connaître le fournisseur internet le plus avantageux ; pose moult questions sur la sécurité sociale de Polynésie. Tout un tas de démarches administratives se font doucement, mais sûrement, pour combler l’attente du grand jour.
Avant le départ :
Je n’en peux plus de lessiver murs et sols. Je refourgue tout ce qui ne sera pas gardé aux voisines qui ne se font pas prier pour accepter nos vieux meubles et l’électroménager. Les déménageurs reviennent pour retirer le repli en matinée. Dès que le logement est vide, nous sautons dans notre véhicule pour filer chez l’ami qui doit garder nos quelques mètres cubes de repli : les papiers administratifs ; les albums photos ; le lave-linge et le sèche-linge ; quelques meubles ; les literies ; la télévision en cinquante hertz. Tout cela sera bien réconfortant à notre retour. Les cartons stockés dans un coin de greniers, la voiture dans un coin du jardin, nous prenons à peine le temps de discutailler et de remercier qu’il faut sauter dans un train.
La pizza attrapée au vol sur le chemin de retour nous semble bien bonne dans cette maison bien vide. La nuit camping dans le salon est notre dernière dans cette maison. Je m’endors en listant les tâches qui me restera à accomplir. Je remercie intérieurement ma voisine qui finira de me débarrasser en prenant mes matelas. Je mesure cette chance et l’apprécie à sa juste valeur. Demain nous ne perdront pas de temps à donner un dernier coup de propre avant l’état des lieux.
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