Chapitre 24
Ca avait merdé. A quel moment exactement Ogma n’en savait rien. Peut-être quand il avait décidé de faire venir Nashran. C’était pourtant une demande anodine, anecdotique. Il était en position de décider pour Nashran et lorsque ce dernier avait tenté de lui résister, il le lui avait simplement rappelé. L’histoire aurait dû être close alors. Quelle erreur avait-il commise alors ?
- Tu comprends ?
Ogma leva le visage vers Graan et l’observa un instant en essayant de se remémorer ce que l’homme avait dit. Il avait raconté des choses à propos de sa nouvelle situation. Des choses aberrantes.
- Je ne suis pas un réceptacle… je suis un reproducteur. Mes gènes sont importants.
- Je t’avais prévenu. Les réceptacles peuvent être importants pour les reproducteurs. Tu t’es frotté à la mauvaise personne… Tes gènes sont moins importants que Nashran. Et tu n’es pas un réceptacle. Tu es un réceptacle d’entraînement.
- Non. Non. Je suis important.
Graan soupira doucement devant l’air butté du jeune homme face à lui.
- Tu as le droit de refuser ce nouveau statut. Si d’ici demain tu ne l’acceptes pas, nous te renverrons.
- Me renvoyer ?
- Oui. Tu retourneras d’où tu viens.
- Mais je suis important…
- Tout le monde est important, Ogma. Nashran était important. Never était important. Tu l’es encore mais maintenant, tu es un réceptacle d’entrainement ou tu n’es rien. C’est ton seul choix.
Le plus âgé s’arrêta un instant et se releva, en poussant doucement sur ses genoux, et sans rien dire de plus, il s’éloigna abandonnant l’ancien reproducteur qui avait tout perdu. Il n’était pas capable de le plaindre, pas après avoir vu ce qu’il avait fait à Nashran. Non. Il ne le plaindrait jamais, mais il ne se montrerait pas inutilement cruel non plus.
- Je veux sortir d’ici ! s’exclama soudain Ogma en voyant la porte se refermer.
- Aucun soucis Ogma. Tu peux sortir, seulement si tu sors, c’est pour repartir.
Ogma ne bougea pas, l’observant simplement en silence. La porte se referma le laissant un peu plus perdu encore. Il ne comprenait pas. Graan disait tout très calmement avec un ton qui laissait simplement entendre que c’était ainsi. Il n’y avait rien qu’il ne pouvait faire à part accepter ou repartir. Non, il ne se bannirait jamais de lui-même.
Il se rencogna un peu sur le lit, perdu. Il avait l’impression qu’il aurait dû se sentir en colère, horriblement en colère. Cette émotion violente l’avait traversé si durement qu’il s’en sentait encore épuisé. Non, à présent, il n’y avait plus que le choc et l’incrédulité car il savait déjà qu’elle serait sa réponse. Jamais il ne partirait d’ici. Cette pièce allait devenir son monde et des réceptacles allaient l’utiliser. Lui, le reproducteur. Un 87 ! Pas n’importe qui, non, il avait eu du pouvoir. Il avait eu tellement de pouvoir. Comment comprendre que tout était parti ? Il avait tout perdu.
Ogma se laissa basculer sur le côté et observa le vide en se prenant à imaginer à quoi ressemblerait ses prochaines semaines. Des réceptacles allaient venir le voir pour lui imposer leurs exigences. Ils allaient poser des regards dégoutés et colériques sur lui, ce même genre de regard qu’il avait vu en passant la porte de ses quartiers quand ils tentaient de récupérer Nashran. Ces gens-là le haïssaient. Attendre d’eux qu’ils soient doux, délicats, compréhensifs ou aimants, ce ne serait pas réaliste.
Le jeune homme frissonna. Avait-il vraiment mérité tout ça ? Il refusait de le croire, écartant de son propre esprit l’état dans lequel il avait conduit Nashran. Niant sa propre violence et sa propre cruauté, il préféra prendre le temps de se plaindre lui-même.
Ces réceptacles allaient réclamer qu’il se mette à nu, qu’il se dévoile, qu’il se cambre pour eux, qu’il écarte les fesses et qu’il s’offre. Son anus palpitant qui n’avait plus l’habitude de prendre qui que ce soit deviendrait leur terrain de jeu. Ils enfonceraient les machines sans remord. Non, ils feraient pires se souvint Ogma. Graan l’avait expliqué. Ils l’équiperaient pour pouvoir observer. Des écarteurs viendraient modeler son corps, le soumettant de la plus complètement des manières et les machines qui auraient dû se faire envahissante auraient toute la place pour danser en lui. Leurs regards dévoreraient sa chair la plus intime sans qu’il n’ait rien le droit de leur cacher. Il rougit à cette simple pensée. Ce qu’on allait lui faire, il ne l’avait jamais expérimenté, de près ou de loin. Le corps déjà tordu sous leurs yeux, il remuerait sans doute lorsqu’ils y ajouteraient leurs doigts curieux.
L’objectif ne serait jamais de lui faire mal ou de le blesser avait assuré Graan. Après tout, il était là pour montrer ce que leurs propres corps allaient subir, puis, peut-être pour se rassurer, pour se venger ou simplement pour décharger, ces réceptacles viendraient en lui. Chaque jour, il serait rempli de sperme. Pas le sperme d’un reproducteur, pas un sperme digne de faire naître la vie mais celui d’un vulgaire réceptacle. Comment était-il censé accepter cette forme absolue de déchéance et d’inutilité ?
Il passa les heures qui suivirent à broyer du noir et à ressasser les évènements. Au bout du compte, tout ça, c’était uniquement de la faute de Nashran. Il aurait dû se soumettre à sa décision, c’était une attente légitime et il ne l’avait pas fait. Devoir faire verrouiller ses propres quartiers pour empêcher le réceptacle de fuir était sans doute abusif mais c’était la réponse la plus logique au vu du comportement de Nashran et là, encore, ça n’avait pas suffi. Nashran n’avait jamais accepté de se soumettre, il s’était transformé en monstre, en animal, en un être décadent et révulsant. Il n’y avait que les bons souvenirs qui avait poussé Ogma à insister. Il s’était montré courageux, se répéta-t-il avant d’ajouter mentalement qu’il avait seulement fait le nécessaire au vu de la situation. Oui, il n’avait pas eu le choix.
Il se conforta dans cette idée sans jamais prendre conscience de ses propres mensonges, préférant s’appesantir sur lui-même pour cette situation horrible dans laquelle il se trouvait. Ces réceptacles qui viendraient l’employer seraient tous plus immondes les uns que les autres d’oser lui faire une telle chose se disait-il. Après tout, il était la victime dans cette situation ! Ogma sursauta quand la porte se rouvrit et se tassa un peu plus contre le mur. Pas maintenant. Pas déjà. Il ne se sentait pas encore prêt et d’ailleurs, il ne le serait jamais !
Les deux réceptacles rentrèrent dans la petite pièce avec un air sinistre. Ils posèrent des regards emplis de dégoût sur lui, le déconcertant un peu plus encore. Dans un sursaut d’orgueil, Ogma se redressa et carra les épaules tout en les fixant. Peu importe les petites combines de Nashran, il était un reproducteur lui ! C’était inscrit dans ses gènes et personne ne pourrait jamais le lui retirer.
- Graan nous a demandé de t’apporter à manger.
Ogma observa sèchement le plateau avant de tendre les mains de manière impérieuse réclamant à être servi jusqu’au bout, mais le réceptacle qui le tenait ne bougea pas et ajouta :
- Il nous a aussi demandé de ne pas te parler de Nashran.
- Ah oui ? Et pourquoi donc ?
- Je pense que c’est par charité. Seulement… je n’ai pas envie d’être charitable. Nashran va mieux.
Le réceptacle posa le plateau au sol et ajouta froidement :
- Demain je viendrais t’utiliser à moins que tu ais choisi de repartir d’où tu viens. Je ne pourrais jamais être le genre de bourreau que tu as été… mais je crois que ça me plaira d’essayer. Il y a beaucoup de gens très gentil ici, mais nous ne le sommes pas tous et même les plus gentils sont en colère contre toi, alors à ton avis qui te protègera ?
Ogma s’était raidi au fil de la tirade, recula un peu sur le lit. Qui le protègerait ? Il tourna le regard vers le second réceptacle qui leva juste un sourcil sarcastique. Ogma déglutit et murmura d’une voix cassée :
- Graan ?
- Oh… Graan. Oui. Graan l’aurait fait, mais je te l’ai dit. Même les plus gentils sont en colère et visiblement, Graan est assez en colère pour me demander à moi, de venir t’apporter ce plateau. Moi. Pas le plus gentil. Pas le moins en colère non plus car tu vois, j’ai un secret. Je déteste, non, je hais, les reproducteurs qui se sentent supérieurs et il le sait.
Le réceptacle eut un sourire étrange. Il se retourna et fit mine de partir avant d’ajouter froidement :
- Tu devrais manger pendant que c’est chaud.
L’instant d’après Ogma était de nouveau seul. Il vacilla et regarda la porte close un long moment. Il ne méritait rien de tout ça. Ses mains tremblèrent un peu plus encore et il resta sur le lit, incapable d’avaler quoique ce soit, dégouté par la simple odeur qui s’élevait du plateau. Il repensa aux crises de colère de Nashran. A sa place, il aurait sans doute tout cassé. Ogma ne le ferait pas. Peu importait son état émotionnel, il resterait digne se jura-t-il tout en essuyant furieusement les larmes sous ses paupières.
Il aurait pleuré réellement s’il avait eu conscience qu’à l’extérieur de cette pièce, le monde tournait sans lui et sans penser à lui. Dans sa zone d’origine, parfois, on raconterait qu’un des leurs avaient été appelé pour devenir reproducteur, mais son nom même ne serait pas prononcé. Il n’avait pas été assez proche de qui que ce soit pour qu’on le regrette. Et ici, ce serait encore pire. Nashran deviendrait de plus en plus heureux en se détachant de lui et les autres réceptacles n’y penseraient que pour venir l’utiliser. Graan dormait déjà, du sommeil du juste, nullement préoccupé par ce nouveau réceptacle d’entraînement. Il s’en occuperait certes, mais il refusait de lui offrir plus que le strict minimum.
Alors qu’Ogma pleurait sur sa déchéance, il aurait sans doute dû pleurer sur son aveuglement envers ses propres fautes et sur l’indifférence générale dans laquelle il venait d’être définitivement plongé. Il avait toujours été seul, mais jamais à ce point.
- Je suis la victime, se murmura-t-il doucement.
Et le pire, c’était qu’il y croyait.
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