Hérédité
De nous deux, tu as toujours été la plus déterminée.
Aujourd’hui encore, je vois en chaque N-GE cette farouche volonté qui était la tienne.
— Fran, on mange pas dans le labo !
Mon sursaut manque de me faire avaler de travers le reste de mon pain au chocolat lorsque la porte s’ouvre à la volée. Pas génial au goût mais je fais avec. Ici, ils s’appelles ça des « croissant-chocolatine » bien cela ne soit ni l’un ni l’autre. Sauf qu’à l’autre bout de la planète, on ne fait pas la fine bouche sur le vocabulaire.
May se campe devant moi, pose ses mains sur ses hanches. Un mètre soixante d’autorité et un masque FFP2 trop grand sur son visage de métisse sino-américaine. Un temps, elle me fixe méchamment tandis que j’époussette les miettes sur ma blouse un peu froissée. Après une nuit blanche d’analyse de données pour le staff du matin, j’avoue être trop fatigué pour faire semblant d’être désolé. Aussi, j’ai épuisé mon stock de bonbons.
Et la voici qui se lance dans une longue explication des cross-contaminations microbiologiques en me faisant le listing de toutes les saloperies que je pourrai attraper et / ou refiler aux cultures cellulaires en commettant ce péché de gourmandise dans ce lieu saint qu’est ce laboratoire, mon laboratoire.
J’hoche gentiment la tête, non sans ravaler mon sourire un peu mesquin au souvenir d’une nuit pas si lointaine où nous avions occupé notre temps de préincubation avant infection autrement qu’en faisant un peu de bibliographie.
J’ai encore son goût dans ma bouche quand le Directeur arrive le dernier, l’odeur de clope collée à sa chemise, dans la salle de réunion. Il invite, maussade, le premier en partant de la droite pour un tour de table sur le travail en cours. Judicieusement assis à l’autre bout de la pièce, je gratte quelques précieuse minutes pour finaliser ma mise en page pour la projection sur le tableau central.
Vient mon tour, j’y expose les dernières avancées de mon projet sur l’utérus artificiel. Quelques photos bien choisies de mon dernier essai concluant avec la matrice adhérente au paroi de l’incubateur designé par mon biophysicien fait son effet. Encore un peu d’affinage et nous pourrons lancer la phase implantatoire sur les embryons humanisés. J’entends mon opérateur FIV qui piétine derrière moi. Six mois qu’il ronge son frein – tout est prêt le concernant.
Je commence à énumérer les difficultés que j’ai à me procurer les produits morts nés suffisamment frais pour réaliser les purifications nécessaires au média de culture et à mes modifications souches pour la compatibilité. Les hasards de calendrier, la difficulté d’approcher les cliniques concernées, les délais de transport, la discrétion indispensable à ce type d’opération et la perte faramineuse de matériels biologiques à cause de tous les impondérables qui surviennent à toutes les étapes de ce fastidieux processus sape la motivation de mon équipe. Sans parler du temps dingue que mes coéquipiers et moi-même perdons à faire tous ces putains de consentements pour trois quart de refus – l’administratif rédhibitoire ultime pour faire changer d’avis une mère-fille. J’élude volontairement la part de budget que j’utilise pour acheter des médicaments que je passe en pot de vins divers pour les coups de téléphones nocturnes et les surdoses d’anesthésiques à la demande. L’envergure de ce business parallèle commence à vraiment m’effrayer.
Je termine sur l’absolue nécessité de ces facteurs de croissance pour la poursuite de mes travaux. Et j’insiste particulièrement que les alternatives industrielles moins hasardeuses, moins chères mais bien moins efficaces ne sont pas une option raisonnable alors que je suis dans l’étape de finition. J’ai besoin de matériel humain. Les organes humanisés ne répondent pas complètement à mes critères d’histocompatibilité pour générer ces mix protéiques. Et la purification est parfaitement au point de mon côté.
— Abrège. Combien tu veux ?
Le nerf de la guerre, sans enrobage. Je fais disparaître la projection, fais mine de remonter ma pile de mails sur ma tablette, pour ménager un petit suspens puis j’annonce, en français :
— Trente-cinq mille dollars américains.
La tête du Directeur change trois fois de couleur : bleu hypoxique d’abord, blanc budget exsangue, puis rouge éruptif.
— Trente-cinq putain de quoi ?
Il manque de s’étrangler. Dans un coin, May marmonne à son voisin chinois de droite une traduction. Qui le répète au suivant et ainsi de suite.
— C’est la dernière ligne droite, je précise.
Le Directeur se pince l’arête du nez puis, poursuit, in english pour tous les autres :
— C’est l’enveloppe de tout un trimestre pour l’équipe immuno et génétique…
Traduire, in lingo : il va falloir arbitrer les priorités de recherche ou ça ne va pas être possible.
C’est May qui me sauve la mise. Son masque FFP2 et son sweat « Trust me, I’m immunologist » trop large me font penser que je n’ai même pas pris la peine de lui demander comment elle allait ce matin. Pas dans son habitude de se masquer.
— C’est bon. On fera sans. On a déjà tous les consommables qu’il nous faut. On attendra la donation du second trimestre. Un transfert de techniciens serait apprécié, pour l’amplification virale. (Elle marque un temps, consulte du regard son effectif) Et en microscopie. Fran n’a pas besoin de tout ce monde pour gérer un seul incubateur.
Son équipe hoche la tête de concert. L’ingénieur responsable du stock lève néanmoins les yeux au ciel. Je crois qu’il me déteste. Ou qu’il est jaloux. Parfois, mieux vaut ne pas savoir.
Pablo, le généticien en chef, arrive en renforts. Il ne cache pas son impatience. Mes retards impactent le projet dans son ensemble.
— Nos drafts de chimères sont prêts. Et j’ai cru comprendre que le problème d’immunogénicité du vecteur n’était plus vraiment un problème.
Il pose un regard triste sur moi et les quelques collègues qui ont accepté de jouer les cobayes malgré son veto. Hormis la mauvaise réaction de Harper, tous, sans exceptions, commencions à observer les changements phénotypiques attendus : mèches de cheveux blancs, décoloration de la peau, et une certaine libido d’adolescent.
— En effet.
May pose la main sur son ventre, qu’elle frotte tendrement. Elle a soutenu son habilité à diriger des recherches il y a peu. J’ai raté sa soutenance pour un appel d’une clinique la veille au soir, à l’autre bout du pays. Une grossesse gémellaire homozygote, un don inespéré. Une simple formalité administrative la concernant, mais faire acte de présence m’aurait économisé quelques remarques acerbes dans mon dos.
May me regarde en biais, encore. Elle a ce regard noir, profond, des jours de grandes décisions. Ses mains commentce doucement à arborrer des tâches de dépigmentation, elles aussi. Et je réalise alors que nous sommes peut-être allés trop loin.
Ou pas assez. Pas encore.
Je me souviens d’avoir passé la nuit à t’expliquer à quel point la comptabilité utérus-embryon était primordiale. Que l’idéal serait que l’œuf soit du même donneur que la matrice. Pour un développement optimal.
May et son sweat trop large. Son refus de manger des sushis lors du repas d'équipe. Son odorat de chien renifleur plus aiguisé que jamais pour détecter la présence d’une tasse à café planquée sous une paillasse malgré mes vains efforts et un litre de détergent vaporisé dans tout le labo.
Tu avais lu dans mes yeux ce que je n’ai pas osé dire. Que l’idéal serait de carrément récupérer le lot complet, placenta, utérus, embryon déjà implanté. Un embryon issu de gamètes qui aurait toléré la mutagenèse dirigée, avant d’opérer un clonage en série afin d’immortaliser la lignée.
May et moi. Contact peau à peau brûlant et non-dits.
Un rapide calcul me fait comprendre que je suis encore bien naïf.
Je t’entends encore hurler lorsque tu surprenais Mu à manger des bonbons sous la paillasse.
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