Embryon

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— Je veux que ce soit toi qui m’opères, dit-elle en anglais.

J’aime son accent. Et dans toutes autres circonstances, j’aurai répondu OK.

Je préfère laisser courir la sonde d’écho sur son bas-ventre, fixer le moniteur. Me concentrer sur la masse en développement dans l’utérus. Ce sont des paramètres maitrisables, quantifiables. 52 millimètres. Quinze grammes quelque chose. Environ douze semaines de développement. La tête a une morphologie correcte, les battements du cœur sont perceptibles. Me voilà à contempler un processus que j’essaye de copier dans ma petite boite en plastique qui coûte une blinde depuis des années. Et je suis soufflé de la facilité que May a de le faire, sans même y penser. Ça en est presque vexant.

— Tu l'as déjà fait un million de fois sur ces minuscules souris.

— Deux cent quarante-quatre fois, exactement. Elles meurent une fois sur dix sur ma table avant que j’aie fini, ces saloperies.

De toutes les façons, une fois que j’ai terminé, elles en deviennent inutiles. Euthanasie dans la foulée. Le souci c’est que ce modèle est mauvais ; que j’ai dû en changer. Les souris ne supportent pas la mutagenèse dirigée et mes tests pour exporter les embryons en dehors de la mère aboutissent à des échecs systématiques. Pour une raison que j’ignore. D’où ma redirection sur les produits morts-nés, et des résultats préliminaires plus engageants.

J’ai néanmoins plus de scrupules envers mes homologues humains, particulièrement les collègues avec qui je bois le café. Malgré le fait que je passe pour un connard en puissance qui suce le directeur pour obtenir des crédits – merci mes quelques notions de mandarin et d’espagnol.

À six mois de la transfection, le taux de survie des cobayes est de cinquante pour cent chez les rongeurs. Les dernières modifications ont limité la casse chez nous, merci l’équipe de généticiens à Pablo. Néanmoins, je n’ai pas eu le courage d’aller à l’enterrement d’Harper et je me doute de l’issue peu heureuse de l’hospitalisation de Fred. Pire, je commence à somatiser méchamment à la moindre migraine.

Je repasse encore une fois la sonde, parce que je ne veux affronter ces yeux noirs en amande. Les doigts et orteils commencent à être visibles. Je préférais attendre le développement osseux ; pas envie que l’embryon pas encore tout à fait fœtus me glisse entre les gants et s’effondre avant d’atteindre mon petit incubateur.

— Fran… s’il te plait.

En français. La dernière fois qu’elle m’a fait le coup, je me suis trouvé le courage de l’embrasser pour ensuite la prendre contre la paillasse. Une manœuvre initialement pas du tout réfléchie, et des conséquences que je n’avais pas osé rêver. May a choisi pour moi. Pour ce « nous » qui n’existe pas.

Elle le sait très bien. Et moi aussi.

A bientôt quarante ans, je n’arrive pas à regretter cet instant. J'en suis au noeud gordien de ma carrière.

Sa main prend la sonde. Elle tourne le moniteur qu’elle n’a pas eu le courage de regarder jusque-là.

— Fran, c’est pas pour moi que je te le demande. C’est pour elle.

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