Mort programmée
Je suis hanté par une pieuvre ailée qui murmure :
“In his house at R'lyeh dead Cthulhu waits dreaming”
Mon corps se fige malgré moi. Réaction résiduelle d’un conditionnement profondément ancré. Le lieutenant cagoulé répète encore une fois, au creux de mon oreille.
J’ai un flottement. Un nombre indéterminé de versions de « moi » entre en conflit. Trop de littérature profane. Et pas assez de couilles pour les mots les plus évidents.
Je me souviens d’une promesse et d’un grand vide. Une vitre sans tain et une proposition qu’on ne peut pas refuser.
S’il te plaît...
L’on nomme « baiser de la mort », ce contact des lymphocytes qui tue les cellules cibles en induisant chez ces dernières un processus de mort programmée.
Dès leur activation, les lymphocytes sont eux-mêmes voués à mourir par ce même processus de régulation lors de la phase de contraction de la réponse immune.
L’apoptose est ce suicide induit, naturel, qui sacrifie une cellule « pour le profit de la communauté », qu’elle soit défectueuse, infectée, à potentiel tumoral ou simplement devenue inutile – un mécanisme indispensable lors du développement embryonnaire.
Comme moi.
Une colonne d’hommes en tenue de combat passe le sas du laboratoire en file indienne, masques à cartouche filtrante sur leur visage, gants et sur-chausses scotchés pour rendre leur tenues étanches. Leurs fusils d’assaut étincellent tandis que cliquètent leurs sombres mécaniques dans les couloirs, entre les narguilés suspendus du plafond et les chariots à roulette remplis de matériels stériles.
Bandes d’abrutis, ça ne vous sauvera pas.
C’est moi qui leur aie déverrouillé l’accès au laboratoire NSB4. Dans un état second. Une quiétude hypnotique. Je ne prends même pas la peine de m’équiper du scaphandre réglementaire. L’immunité de mon organisme modifié n’est pas la leur. Elle a été optimisée par la plus brillante spécialiste de sa génération. Je suis un agent de bioterrorisme. Le cran suivant d’une évolution à marche forcée qui vous terrifie. Et que vous êtes venu récupérer.
Si ma mémoire est un gouffre où flottent des corps sans nom, des images corrompues et des charpies de sentiments sauvages, certains souvenirs ont la netteté de la culpabilité ; une clarté preste aveuglante. Un consentement jamais discuté.
Je déverrouille une à une les portes de mon plein gré, sans besoin d’une quelconque menace. Une consigne intégrée entre deux couches de déni que le conditionnement et quelques esbrouffes de la pharmacologie ont imprégnés dans mon cerveau.
N’était-ce pas le plan initial convenu dans cette pièce sans fenêtre ? Croyez-vous sincèrement qu’un neurobiologiste se plierait à son propre protocole comme un enfant docile ?
J’ai toujours eu un "problème avec l’autorité". Vous l’avez écrit dans vos rapports. N’en soyez donc pas si surpris.
Mes souvenirs se fissurent comme les vitres sous les rafales d’automatiques. Les alarmes de dépressurisation se mettent à hurler. Je vois les ingénieurs d’amplification virale en combinaison lâcher les précieux et dangereux tubes pour plonger sous les paillasses.
Non. Les jeter à terre avec ce même regard que le tien.
Les balles déchiquètent leurs combinaisons gonflées comme des ballons. Ils s’écroulent. Des poubelles liquides se renversent et se mêlent à un sang presque noir. Une flaque qui s’étend jusqu’à moi.
Contaminé, comme nous tous.
Le feu cesse. Trop tard cependant.
Aucune de leurs ridicules précautions ne leur épargnera les pathogènes qui se répandent en micro-goulettes par le nébuliseur en marche, dans un coin de la pièce. Une fine brume de vecteurs viraux à la signature génétique référencée pour ceux qui viendront récupérer leurs cadavres, les preuves, tout ce que le feu n’emportera pas. Ainsi vous ne pourrez pas dire que vous n’étiez pas là.
Tant pis pour les dommages collatéraux. Votre vocabulaire est aussi le mien, sachez-le.
Nous savons n’avoir aucune chance face à vous. Ni même face aux renforts qui attendent, là dehors. Un monde entier qui a décidé d’en finir avec le projet HNGE. Mon propre pays qui n’a jamais voulu partager quoique ce soit avec ses alliés.
Je connais bien l’esprit humain ; j’ai morcelé le mien pour vous.
“In his house at R'lyeh dead Cthulhu waits dreaming”
Je suis figé dans l’attente d’un ordre qui ne vient pas. Un pantin suspendu au bout d’un fil. Oscillant entre deux versions d’un logiciel inachevé.
J’attends en rêvant – un phantasme comme un phantom avec une carte magnétique qui ouvre la boîte de Pandore. Jusqu’au laboratoire de May. Celui avec le petit autocollant de chat.
Une vielle blague de physicien.
— Où est l’N-GE ? me demande-t-on.
Je tends mon doigt vers en direction du chat.
La porte donne sur deux corps enlacés au sol. Mu, enfant pâle dans les bras d’une combinaison orange aux veines tranchées. La cascade de vos cheveux blancs s’entremêle. Le scotch sur ta combi, deux lettres au marqueur noir : NK. Un scalpel sanglant est encore dans ta main droite, juste à côté d’une seringue vide.
Les soldats prennent la mesure du piège qui se referme sur eux lorsque la lumière centrale vrille et les diodes vertes de secours clignotent à la fermeture automatique de la porte. Au grand dam du reste de l’escouade resté à l’extérieur – pour la différence que ça ne fera pas. Verrouillage incendie enclenché. Le laboratoire en pression négative est à présent définitivement hermétique. Je sais que Pablo a coupé la pompe à gaz inerte. Le feu dévorera tous les échantillons biologiques que les collègues n’ont pas déjà détruits.
Le lieutenant se tourne vers moi, braque un le PM droit entre mes yeux. Une franche panique commence à faire trembler sa main.
— Déverrouille, Frank.
Ma douce langue maternelle.
— Docteur, je corrige. Et c'est Fran. Sans K.
Son poing s’écrase sur mon visage.
Je recule, trébuche sur le cadavre de May, chute mais je ne ressens aucune douleur. Un fou-rire me soulève le cœur.
Ton sang est encore tiède entre mes doigts lorsque je saisis le scalpel.
Tu étais immunologiste.
Mais tes cellules préférées, c’était les macrophages ; aussi bien impliqués dans la phase d’attaque que de résolution de l’inflammation.
Les seules cellules qui ramassent leur merde une fois qu’elles ont finis la bataille.
Si seulement…
Je me souviens de ça, de tes mots dans le creux de mon cou.
Combien de fois ai-je
réinitialisé
ma propre machine.
.
.
?
Combien de fois ai-je oublié ?
[^._.^]ノ彡
Vas-tu encore me faire mal ?
Mu, delta, kappa.
Je t’ai déjà tout dit.
Alpha, beta, gamma…
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