Endorphine
Mary, majesté rouge à la blouse blanche. Étais-je, moi aussi, si impressionnant, vêtu de cette supériorité artificielle tissée de coton et d’années de sacrifices ?
L’instruction militaire a musclé tes épaules, creusé tes joues. Tu as vieilli. Un peu, c’est discret. Le stress sans doute. Mes cicatrices me tirent, du cou jusque sur ma poitrine. Le moindre geste d’un doigt fait crisser mon derme comme un feuillet d’aluminium froissé. Regarde donc dans quel état nous sommes pour eux ! Ce que nous avons payé pour la reconnaissance qu’on a eu !
Tout ça pour une foutue histoire de pieuvre ailée.
Ma jeunesse te fait envie ? Pablo a emporté avec lui le mystère de ma génétique fallacieuse. Dommage, j’ai oublié la recette, mais j’ai dû écrire quelques trucs, quelque part… Il faut moins de vingt-quatre heure pour un séquence complet, assemblage compris, aujourd’hui. Pure routine. Note ça pour la semaine prochaine, le temps que je reprenne mes cahiers de labo et que je me remette à jour sur le logiciel de bio-info. Je n’ai plus les data base à la mode en tête.
Ah, j’oubliais ! Vous avez tout pris.
Certains contacts sont des peaux à peaux brûlants. La morsure de l’azote liquide ne vaut pas celle de tes dents, ni celles des électrodes, ces aiguilles vibrantes que tu as planté dans ce corps nu et ouvert, avec une tendre patience et peut-être, même du plaisir. Le marchand de sable est magnanime. La nuit, je rêve de blouse trop ouverte et de baisers pleins de haine.
Tu ne demandes pas si je me rappelle de toi ; tu te fous bien de mes souvenirs d’enfance, du pauvre petit thésard larmoyant. Seul t’intéresse cette résistance bien malgré moi à vos spécialistes. J’aime le contact de ta peau sur la mienne. Il me rappelle à quel point je mérite chaque seconde de nos entrevues, chacune de tes épines barbares et de leurs poisons.
La douleur est la seule raison qu’il me reste.
Mary, douce Mary… Ton nom m’est souffrance. Ma tête de se perds en déductions affreuses lorsque tu disposes le matériel sur ta petite tablette à roulette, en faisant volontairement du bruit, juste sous mes yeux. Je m’aveugle dans le halo de la lampe scialytique. Rien que les noms sur les flacons me terrifient tandis que tu remplis les seringues, lentement, avec méthode.
Aiguille en l’air, tu évacues la bulle. Tu allumes le générateur d’un ordre vocal et l’électricité pétillent déjà le bout de mes doigts.
La pose du cathéter trahit ta nervosité. Chut. Sois tranquille. Tu connais le protocole. Tu l’as rédigé toi-même. Ce serait dommage que tu perdes la face alors que tout est filmé. Promis, je ne bouge pas. Comment le pourrai-je ? La peur de te mettre en colère me vrilles les boyaux et je suis soulagé d’être à vide. Je ne supporte pas l’eau froide. Et je me concentre sur le ploc ploc du goutte à goutte de la perfusion. Quel cocktail de drogues essaies-tu aujourd’hui ? La kétamine est si versatile…
J’ai cette envie subite, impérieuse même, que tu m’ouvres vite et bien pour m’arracher le cœur – parce qu’il va exploser entre mes côtes. Sauf que tu es trop douée pour qu’un simple arrêt cardiaque fasse cesser le jeu qui n’a pas encore commencé entre nous.
— Ce n’est pas à toi que je vais expliquer le rôle protecteur de la douleur. Sa capacité à réorganiser le cerveau. Son importance dans la mémorisation.
Ne te donne pas cette peine. Je te connais comme si je t’avais fait.
Tu vérifies une par une les sangles à mes poignets, à mes chevilles, si le mord est bien en place entre mes dents. Tu allumes la caméra. Où veux-tu que j’ailles ? Tu doutes du curare ? C’est vrai que ma résistance aux toxiques est plutôt élevée. Accoutumance, métabolisme d’avion de chasse. Un travail d’artiste, si je peux me permettre.
Tes ongles courent sur mon cou, ma poitrine, jusque sur mon bas-ventre. Je tremble malgré moi. Il fait froid dans ce labo, malgré tous ce matériels de pointe qui ronronnent dans notre dos. Qu’est-ce que j’aurai aimé qu’on me finance de la sorte. De mon temps, on ne brevetait pas les gènes.
— Où sont les autres variants ?
Silence. Il n’y a pas d’autres variants. Je sais que la réponse ne te plaît pas. Mais c’est la stricte vérité. J’appréhende la décharge qui ne vient pas. Tu es bien patiente ce soir.
— Où sont les autres variants ?
Vous voulez que deux virologue se filent à coup de poing dans un congrès ? Demandez-leur ce qu’est un « variant ». Ou si les virus sont vivants.
— Où sont les autres variants ? tu répètes.
Je ris, euphorique de la poussée chimique qui inonde mes veines sous les premières impulsions électriques. Mes dents claquent. Trente secondes interminables. L’horloge murale électronique ne ment pas. N’est-ce pas ?
Mu, delta, kappa. Les récepteurs opiacés modulent la réponse à la douleur, au stress mais aussi le contrôle des émotions. Ils adorent les endorphines. Tout le monde aime les endorphines.
Mes N-GE aussi ; ils boufferaient leur propre ventre pour cette sensation-là. C’est tout le problème.
— Où sont les autres variants ?
Ce n’est pas un interrogatoire. Je suis lâche mais pas stupide. Et je sais qu’opposer de la résistance ne me sauvera pas. Rien à foutre des autres. Ils sont morts, et c’est un tant mieux.
J’ai toujours mis un point d’honneur à ranger impeccablement après mon travail. Je n’ai rien laissé dernière moi si ce n’est le corps d’un imbécile avec des trous dans la tête.
— Où sont les autres variants ?
Si seulement je savais.
Mu, delta, kappa.
Tes bras robotiques ondulent dans ma vision embuée de larmes. Les trois lois d’Asimov peuvent bien aller se faire foutre. Et moi avec.
Coup de foudre. Encore et encore.
Si seulement je savais.
Mu et ses cheveux blancs que je tresse avec patience.
— Ils sont magnifiques, je dis. Tu es absolument magnifique.
N’en doute jamais. Le prochain technicien qui te fait une remarque à ce propos, je le balance dans la benne à carton du RDC. Rien à foutre de ce qu’en dira le Directeur.
Où sont…
Mu et ses cheveux blancs dans une auréole de sang.
Après chaque séance, je suis en nage. Le sang dans ma bouche a l’amertume de l’échec. Mes mains tremblent. J’enrage, crie à cette saloperie de robot qui n’est pas foutu de prendre la moindre initiative, quoique je paramètre dedans.
— Mary, n’es pas réelle n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non, tu me réponds.
J’arrache la perfusion, revisionne les derniers essais sans prendre la peine de me rhabiller. J’ai vraiment envie de foutre en l’air du matériel mais me contient. Ça ne servira à rien.
Mauvaise dosage, peut-être. Essayons sans, alors. J'aurai dû commencer par là.
Mu, delta, kappa.
Dis-moi…
Où as-tu planqué ces putains de séquences ? Dans ton génome, quelque part entre tes chairs abimées par quelque chirurgie approximative ? Non. Tu es plus malin que ça. Tu as mis ça à un endroit connus de toi seul. Un endroit que tu ne lâcherais pas sous la torture.
Ils ont déjà essayé. Et toi aussi.
Réfléchis. C’est ton job, intello.
Réfléchis !
— Dis Fran, pourquoi ton cœur bat si fort quand le Docteur Zhang-Jian est là ?
Parce que c’est lui qui lâche en dernier. Mais jepréfère me taire.
Quarante-cinq secondes; je me hais.
Une minute. Echec du protocole.
"Requalibrage."
Cette fois, je frappe cette tronche plate à écran à m'en briser quelques phalanges.
Morpheus, prend tout. Bleu ou rouge peu m’importe.
Tous les moyens sont bons tant que cela fait mal.
Je suis mon propre cobaye.
Et j’ai besoin de réponse. Je dois les trouver avant eux.
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