Evolution
Je nais dans l’aube du troisième millénaire du calendrier grégorien. Une formule alambiquée, quoique poétique, pour signifier qu’à cette époque (et ça ne me rajeunit pas) certains débattent encore de la platitude de la planète et plus encore de son réchauffement – et trop peu des solutions d’un problème insoluble.
Le clonage d’une certaine brebis ne tient pas ses promesses et on entend encore les mots « ADN poubelle » sur les bancs des plus émérites facultés de sciences du vivant. Une tournure gracieuse pour dénommer ce que l’on ne comprend pas – encore.
L’humanité apprend humblement que l’intelligence ou la complexité d‘un organisme ne sont pas dépendants d’un nombre de gènes. Et que l’évolution n’a qu’un seul maître d’œuvre : l’erreur.
Il faut plus de dix ans pour boucler le premier séquençage d’un génome humain et une bataille juridique comme seusl les USA ont le secret pour amener la question, fondamentale, de la légitimité d’un brevet sur le code du vivant au grand public. Une notion pourtant ancienne ; Pasteur dépose un brevet sur sa découverte de la levure en 1873. Depuis, les « biotechnologies » n’ont de cesse de grignoter cette idée un peu dingue que la sainte écriture génétique n’appartient à qui que ce soit.
J’apprends à lire avec le monde dans ma poche et trop de couleurs sur une la télévision sans relief. L’Open Data balbutie encore, mais des biohackers s’initient à la transgenèse et à la PCR dans leur garage. L’élégance de la régulation tridimensionnelle de la génétique n’est même pas à l’ordre du jour mais CRISPR/Cas9 se positionne déjà comme un nouveau jouet. Et YouTube ne manque pas de pédagogues…
Les épidémies du tiers-monde n’inquiètent que des humanitaires et une poignée de spécialistes, jusqu’à la grande vague ; mais dans ce monde qui a décidé de se dévorer lui-même, qui en a quelque chose à foutre, de ces pauvres retardataires de la mondialisation ?
Une pandémie nous rappellera que nous en savons trop peu. Et qu’on a, peut-être, encore besoin de blousards pour faire la différence. Des chieurs d’encre payés par le contribuable à compter les bulles, dit mon père. Il n’avait pas fondamentalement tort. Dans la cuisine familiale, l’ado que je suis, le regarde, mi-amusé, mi-navré, désinfecter avec une patience et un amour infini chaque emballage en revenant des courses, pour préserver l’immunité fracassée de ma mère sous chimio.
Durant ma thèse, je n’ai qu’un unique objectif : publier en tant que premier auteur dans un journal prestigieux. Comprendre, avec un impact factor conséquent. Je croise des rebelles du système qui publient dans le seul but de rendre public ce qui pourrait devenir brevetable. Des types déjà en place, qui peuvent se permettre de jouer les héros. Le monde prend alors conscience de la manne financière que peuvent représenter les biotechnologies. Du gouffre qui s’ouvre devant nous.
Je sacrifie tout à mes travaux. Et la fin de vie de ma mère n’aide pas. Je préfère diluer ma peur de la perdre dans celle d’échouer.
En claquant la porte, mon ex-copine me lance :
– Tu ne baises qu’avec ta putain de science, Fran !
– Pas que !
Mais définitivement plus exclusivement avec des femelles.
Moi, doctorant contractuel de la fonction publique, je fais la pute pour mon directeur de thèse. Je n’ai aucune race à baiser comme à me faire baiser. J’arrange les statistiques, je réponds à des appels d’offres que je sais biaisés, je jongle entre les enveloppes budgétaires pour commander des réactifs que seul l’hôpital peut normalement obtenir pour des start-ups partenaires, j’apprends le jargon légal des comités d’éthique bâclés et je tue des souris sans scrupule ni fausse sensiblerie. La promesse d’un poste dès l’obtention de mon doctorat me fait autant simplement bander qu’elle n’assouplie mes genoux.
Avec mon collègue Pablo, nous attendons impatiemment la nouvelle loi bioéthique en prenant un peu d’avance. Cette loi nous permettra de mener des expérimentations d’édition génomique sur un embryon sans que des associations puissent nous coller au tribunal pour suspicion de sorcellerie.
L’implantation de casettes de gènes homéotiques de vertébrés (ici d’un oiseau) chez un céphalopode permet de mettre en évidence que les travaux sur la régulation génétique sont suffisamment matures pour se permettre de remixer l’évolution de l’organisation morphologique d’un être vivant. Nous opérons le montage de sorte que ses membres mutants soient, non pas une simple greffe sur un embryon chimère, mais bien une part entière, avec sa propre régulation, transmissible à la descendance.
Fasciné par l’arborescence du système neurologique des céphalopodes, je propose de pousser le vice à faire en sorte que ces ailes soient mobiles et sensibles, et surtout rétractables comme les tentacules, malgré le squelette – en simple, parfaitement intégré au schéma corporel.
Avec Pablo, nous réalisons un tour de force : la frontière entre les espèces est bien une ligne en pointillés.
La machinerie législative n’est jamais pressée. Malgré le cadre légal actuel, et d’un commun accord avec les membres de l’équipe, nous n’avons pas le cœur à stopper l’expérimentation au délai imposé ; ce qui reviendrait à tuer les embryons en cours de développement. À quelques mois près, nous attendons la décision du ministre comme celle d’un messie pour publier – en arrangeant les dates dans les cahiers de laboratoires.
La loi passe comme un train devant des bovins dans un pré. Nous fêtons ça dignement mais sans dignité. L’alcool aidant, je pousse ma curiosité au-delà de l’hétéronormativité, sans retour possible. Je crois que Pablo en rigole encore.
La pieuvre naît clandestinement viable et bat de ses ailes de mollusque dans son aquarium. Ses plumes dotées de chromatophores changent de couleur comme sa peau au gré des stimulations de son environnement enrichi.
Magnifique, absolument magnifique.
Symbole malgré elle d’une réalité arrachée à la fiction, elle m’octroie une renommée dont je me serai bien passé. La faute à une fuite d’une vidéo pirate. Encore et toujours ces associations de protection animale.
Internet ne manque ni d’humour ni d’idées dégueulasses pour concevoir des mèmes. Si je prends d’abord la chose avec détachement (les références lovecraftiennes me font bien rire, les montages zoophiles beaucoup moins), mes nerfs finissent pas s’user sur la durée.
Reste que les dégâts sont là quand bien même je suis « dans les clous ». Un mail superbement rédigé m’explique qu’il sera mieux que je reste chez moi plutôt que de me pointer à un éminent congrès auquel on m’avait précédemment invité. Il n’est jamais bon de jouer les rogues parmi les blouses blanches. Pablo est plus malin que moi, il quitte la France au lendemain de sa soutenance, ce pays qui ne voulait pas plus de lui que le précédent, pour les USA.
Sa playlist de rock vintage me manque.
Politique de l’autruche comme seule l’administration en a le secret, on nous coupe peu à peu les financements. Je n’ose même plus faire une réunion seul avec ma stagiaire, et en prenant garde à ne jamais fermer la porte de peur qu’on m’accuse de harcèlement. Des étudiants sont menacés, suivis, lynchés par des extrémistes religieux. Mon directeur maintient que la tempête passera, qu’il faut maintenir le cap contre l’obscurantisme. Une cascade de mots bien lisses et brillants. L’admiration secrète mêlée de jalousie que j’avais pour ces chercheurs du public se mue en une profonde déception envers cette obstination stupide et de la colère avec cette savante éthique dont se drapent les collègues universitaires pour se protéger des éclaboussures.
Je suis un enfant qui n’aurait pas dû exister. La rencontre de deux gamètes prélevés, assemblés dans une boite de plastique stérile, avant d’être réimplantés dans la muqueuse utérine de ma pauvre mère.
Ça, je ne l’apprendrai à la faveur d’un blog militant qui décide de mener une croisade contre un pauvre petit docteur accusé de « gain de fonction » - comme si cet argument justifierait une trajectoire inéducable par une mystique physique.
Je serais né coupable d’exister, par la simple méthode de ma conception. Une chose inconcevable, tandis qu’on bagarre férocement pour des droits humains fondamentaux. Qu’on parle de marchandisation du corps et de liberté fondamentale de disposer de soi.
Coupable d’avoir reçu une éducation par l’argent du contribuable, coupable de flouter les lignes définies.
Coupable de savoir dans un monde qui choisit de plus en plus l’ignorance.
Je finis par me faire apostropher par une gamine flanquée d’une croix en carton plus grande qu’elle alors que je commande un café au Crous. L’échange s’envenime. Elle essaye de me jeter quelque chose à la figure mais je frappe le premier. Je la roue de coups, à bout, devant une meute d’anthropoïdes munis de smartphones, qui la veille encore, me prenait pour un introverti illuminé. La bagarre vire à la tournée générale. Et l’histoire d’un intello à lunettes et aux cheveux longs mute en hashtag punk scandaleusement délicieux… J’ai quand même une sale satisfaction quand le flic boucle les bracelets autour de mes poignets.
Le jeune prodige n’a pas d’autre choix que de démissionner pour se faire oublier, sans attendre qu’on déterre ses combines pour payer ses recherches. Au grand dam de mon directeur.
Lorsque la DGA toque à la porte du célibataire trentenaire au chômage que je suis devenu, mon père, qui m’héberge, croit d’abord que je comble mon vide sentimental en achetant de la sombre chimie – et que décidément, c’était bien la peine de faire autant d’études pour truander comme un bleu !
Dans la pièce à la vitre sans tain, je récite mentalement la litanie contre la peur face à un jeune soldat mutique qui contemple son reflet. Je le trouve affreusement séduisant et je m’interroge sur la qualité du sucre dans le café qu’on a bien voulu me donner.
Nul besoin d’épice ou de prescience pour savoir que la suite sera vilaine : un flacon de pentobarbital à usage vétérinaire dans un sachet, sur la table en inox, me fait bien comprendre que la liste des saloperies pour me faire tomber est parfaitement exhaustive.
En bon opportuniste, je signe un pacte avec le Diable – sans imaginer une seule seconde que je deviendrai le concepteur de sa prochaine version.
Dans l’avion, je pense à ces biologistes qui isolent le VIH avec la peur au ventre malgré les couches de plastique entre eux et le sang.
Ces mêmes mains qui tremblent quand, cent ans plus tard, mes collègues iront prélever des échantillons dans les charniers turcs après la première bombe bactériologique.
Je pense à celles et ceux qui s’injecteront le virus de la dernière fièvre hémorragique à la mode pour passer la frontière chinoise afin de ramener une preuve, au prix de leur vie.
Une seule d’entre eux ne succombera pas. Une étudiante taiwanaise à qui on a refusé une bourse parce que ses parents n’étaient pas dans les petits papiers du régime.
Tu portes en toi cette farouche volonté, fruit du hasard et de la mort programmée.
Lorsque tu nais, le monde n’est pas prêt à t’accueillir pour ce que tu es.
C’est un monde magnifique, cruel et en pleine mutation. Et il vient à toi, armé jusqu’aux dents.
N’aie pas peur, tu es à son image.
Et pire encore.
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