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Reid


J’examinai le contenu de mon flacon et grognai en constatant qu’il fallait que je revienne chez le médecin cette semaine.

Les deux pilules en main, je me dirigeai d’un pas traînant vers la cuisine.

Mon prince à moi ne s'appelait pas Morphée, mais Valium. Et je ne pouvais pas me passer de lui.

Il me protégeait des souvenirs et des affres de la vie.

Un regard vers l’obscurité extérieure me donna une vague idée de l'heure qu'il était. Une fois le médicament ingéré, je restai là un moment à n’écouter que le son des criquets.

— Tu es encore debout ?

Je sursautai et jetai un regard noir à ma mère. Elle se tenait à l’entrée de la pièce, ses doigts agrippants l’encadrement de la porte. Son regard reflétait toute l’inquiétude qui la submergeait depuis que j’étais revenu.

C’était ce que tout le monde faisait. On posait des yeux emplis de pitié sur le pauvre jeune homme qui avait traversé l’enfer.

Je déglutis et choisis de me détourner d'elle.

— Je ne vais pas tarder, mentis-je.

Ma langue se posa contre mon palais sec pour tenter de l’humidifier, mais cela ne me provoqua qu’une sensation désagréable. Je grimaçai et jetai un œil à la petite femme qui m’avait enfanté, avant de vite m’en détourner.

La vérité, c’était que je ne pouvais pas fermer l’œil sans m’assommer avec tout le contenu de notre placard à pharmacie.

Je ne pouvais pas dire à ma mère que quand elle venait me réveiller le matin et qu’elle me trouvait en étoile de mer sur mon lit, ce n’était pas parce que j’avais passé une bonne nuit, mais parce que j’émergeais d’une confortable inconscience dont j’aurais aimé ne jamais sortir.

Parce qu'il y a des moments où je préfèrerais mourir que de revivre perpétuellement lespires moments de ma vie.

Et je lui en voulais de ne rien voir. De ne pas comprendre que l’individu qui se trouvait dans sa cuisine n’était plus son fils. Que son fils ne reviendrait jamais.

— Au fait… amorça-t-elle. Il faut qu'on parle, demain. En famille.

— Oui, oui... J'ai compris, soufflai-je.

Respirer correctement devenait de plus en plus difficile.

Mes yeux furent attirés par la lumière de la Lune, et je la contemplai pendant un certain temps, à un tel point que je n’entendis même pas ma mère quitter la pièce.

Je calai le rythme de ma respiration sur le cliquetis de notre vieux réfrigérateur, mais me trouvai rapidement à bout de souffle. Le bip discret du détecteur de fumée sonna sans crier gare et me parut aussi fort qu’une alarme incendie. Je posai une main sur le plan de travail pour me soutenir et l’autre sur ma poitrine. Les lèvres pincées et les yeux écarquillés, je me forçai à ne faire aucun bruit qui puisse réveiller la maisonnée.

Le grincement du vieil électroménager sifflait dans mes oreilles comme une litanie incessante.

La Lune gibbeuse projetait des ombres peu rassurantes dans la cuisine ainsi que dans l'allée de notre lotissement. Un regard par la fenêtre suffit presque à faire défaillir mon coeur déjà affolé.

Il y avait des corps. Partout. Immobiles sur le bitume. Leur peau avait l'air d'être froide depuis trop de temps pour le compter. Leurs membres décharnés semblaient raides au possible.

Je dus me frotter les yeux plusieurs fois pour faire disparaître cette image de mon esprit.

Il le fallait, pour ma santé mentale.

J’eus une courte pensée pour Diane et inspirai un grand coup, sentant mon esprit s’envoler peu à peu sous le coup du Valium qui commençait à faire effet.

Le palpitant battant, j’allumai la lumière du couloir. Mes pieds se mirent à bouger automatiquement, comme par réflexe de survie. Je traversai les quelques mètres qui me séparaient de l'escalier au pas de course. La respiration laborieuse, je gravis les marches sans regarder derrière moi.

J'avais trop peur de ce que je pourrais apercevoir en contrebas.

Les enfants fuyaient des monstres imaginaires, alors que les miens étaient bien réels.

Ce ne fut qu’une fois dans ma chambre éclairée que je passai un bras dans l’embrasure de ma porte et cherchai à tâtons l’interrupteur du couloir pour le replonger dans l’obscurité.

La sensation de l'air caressant ma main me donna un haut-le-coeur, et je la ramenai à moi.

Le dos à présent collé contre la porte fermée, je mis plusieurs minutes à faires'atténuer ma panique.

Dans l'hypothèse d'un cauchemar, je décidai de ne pas verrouiller ma porte ce soir, malgré mon effroi.

Je n’attendis pas plus longtemps avant de glisser dans mes draps, prenant soin de laisser ma petite veilleuse en marche.

Je jetai un regard aux petites étoiles luminescentes qui parsemaient mon plafond depuis l'enfance et m'emmitouflai sous la couette.

Il m'était impossible de fermer les yeux sans voir des horreurs défiler sous mes paupières. C'était comme un film d'épouvante qui ne prendrait jamais fin.

Alors j’attendis, les yeux écarquillés, braqués sur la faible source de lumière près de moi.

***

Le lendemain, il pleuvait sur San Francisco. Une pluie battante et agressive, qui allait très certainement faire un bien fou aux terres arides de la région, si on écoutait les férus d'agriculture.

Moi, j'avais toujours eu la pluie en horreur.

Assis dans le renfoncement de ma fenêtre, j'émergeais des limbes, tandis que le monde se faisait inonder sous mes yeux.

Je me détournai de cette vue terrifiante, m'attardant sur les décorations de ce qui fût autrefois ma chambre d'adolescent. Essuyant une larme égarée sur ma joue, je me levai d'un geste rageur et revint dans la pièce quelques minutes plus tard avec de quoi nettoyer.

La déchirure si charactéristique du papier glacé de mes posters se trouva être assez réconfortante. Les bibelots valsèrent à une vitesse impressionnante dans le sac poubelle que j'avais rapporté de la cuisine.

Une fois la pièce épurée de toute trace juvénile, je me précipitais dans les escaliers, puis sans prendre la peine de me chausser, sortis de la maison et balançai le sac dans notre conteneur. Le soleil commençait à se lever derrière les nuages gris, mais la journée s'annonçait sombre.

Grelotant et trempé, je me traînai à l'intérieur de la maison, sans un bruit. Mes parents dormaient encore.

Laissant des traces de pas derrière moi, je me frayai un chemin jusqu'à la salle de bain, bercé par le son des gouttes qui s'écrasaient au sol depuis mes cheveux ou mon pyjama.

Quand l'eau chaude enveloppa mon corps de son étreinte, je tentai de relâcher les muscles de mon corps, sans grand succès.

Cela me fit du bien malgré tout.

Le bruit du flot créa un agréable cocon de douceur. À un point tel que je n'eus même pas conscience de frotter ma peau aussi agressivement avec le gant de douche.

Rouge écrevisse, je sortis de la cabine, ignorant les conséquences physiques de ma névrose.

Je m'enveloppai d'une serviette et quittai la pièce précipitamment, évitant le miroir du regard.

Ma mère était assise sur mon lit à mon retour dans la chambre. Dérangé par sa présence et son intrusion dans mon intimité, je réhaussai la serviette qui reposait sur mes hanches jusqu'à ma poitrine, comme le ferait une femme.

— Qu'est-ce que tu veux, soupirai-je, déjà à bout de force.

— Tu as retiré toute ta déco ?

Face à sa question rhétorique, je fronçai les sourcils.

— J'ai plus l'âge. Tu peux sortir ? Je dois m'habiller, j'ai rendez-vous avec la psy.

Il y eut un blanc. Nous nous regardâmes en chien de faïence pendant quelques instants. Je commençai à grelotter sans m'en rendre compte.

Ma mère se leva du lit comme si ça lui demandait un effort considérable.

— Tu pourras descendre quand tu auras fini ? On doit te parler.

Je déglutis difficilement.

La dernière fois qu'ils avaient dû me parler, c'était pour m'annoncer qu'on allait m'envoyer au bout du monde pour me faire tuer dans une guerre qui allait à l'encontre de toutes mes convictions personnelles.

Une fois seul, j'enfilai un polo à manches longues, un vieux jean et des baskets.

Descendre les escaliers me sembla soudainement être l'une des pires épreuves imaginables, mais je m'exécutai malgré tout. Quand j'aperçus mes parents assis dans le canapé, je m'enfonçai dans le fauteuil qui leur faisait face.

— Mon chéri, amorça ma mère, les lèvres pincées. Ton père et moi, on s'inquiète un peu de ton état ces derniers temps...

Un rire sans joie m'échappa, mais je devinai à la réaction de mes parents qu'ils étaient très sérieux. Je me grattai la main frénétiquement, et mes ongles laissèrent des traces rouges sur ma peau.

— Vous vous inquiétez de mon état ? répétai-je, me demandant si j'étais entrain d'halluciner. C'est dingue, moi aussi. Je pensais que personne avait remarqué, pourtant, raillai-je.

— Surveille le ton que tu emploies avec nous, Reid, avertit mon père. Tu vis encore sous notre toit, il me semble.

Je serrai les poings. Portant mes ongles à mes lèvres, je me mis à les ronger nerveusement.

Ma mère reprit son discours prémâché, un peu troublée.

Elle ne portait plus le même regard sur moi.

Et malgré moi, je ne portais plus le même regard sur elle.

Je crois que fatalement... c'était ça qui me faisait le plus de mal.

— On s'est dit avec ton père que ça pourrait te faire du bien de voir d'autres gens, d'avoir un but qui te fait te lever le matin... de tracer ton avenir.

À mesure que je comprenais où ils voulaient en venir, je sentis l'entièreté de mon visage s'affaisser. Comme ces personnages de dessins animés que j'avais l'habitude de regarder durant mon enfance. Ils avaient le sourire, et tout d'un coup, ils faisaient une gueule de trois mètres de long.

Je jetai un oeil à mon père, comme pour lui demander silencieusement s'il faisait vraiment partie de ce plan foireux comme avait l'air de l'indiquer ma mère quand elle disait "ton père et moi."

Je ne trouvai dans son regard que la détermination d'un homme à me faire plier à son idée.

— Vous voulez que j'aille à la fac ?

Mon corps n'attendit pas leur réponse pour réagir : ma respiration s'accéléra et mes mains, déjà dépourvues d'ongles superflus, devinrent moîtes.

— On pense que ça te serait bénéfique. Tu es libre d'en parler à ta psy, pour voir avec elle si c'est une bonne idée, proposa mon père.

— Mais je... Je ne connais personne ! Ça fait presque trois ans que j'ai quitté l'école ! Je sais pas ce que je veux faire, et il va y avoir trop de monde ! Je vais être à la ramasse, et on va me détester !

Je sentis mes yeux s'humidifier et ma voix se briser.

La silhouette trouble de ma mère se pencha vers moi.

— Mais enfin, mon trésor... Pourquoi tu dis des choses pareilles ? Tu étais brillant à l'école, tu as juste besoin d'un nouveau départ. Et pourquoi tu penses qu'on va te détester ?

Je restai silencieux. Mon esprit fabriquait déjà toutes sortes de catastrophes et de scénarii embarrassants dans le décor de cet endroit qui me terrifiait.

— Tu sais très bien qu'on déteste les gens comme moi, ces temps-ci, sanglotai-je.

Elle jeta un regard paniqué à mon père qui m'observait l'air inquiet. Ses bras m'enlacèrent et je n'eus même pas la force mentale nécessaire pour la repousser, malgré mon aversion pour le contact.

— Reid. Écoute-moi.

La douceur et la stabilité de sa voix me ramenèrent un peu sur Terre. Elle capta mon regard, avant de le verrouiller au sien.

— Tu ne seras pas seul. Certains de tes amis de lycée étudient à l'université de San Francisco, à Oakland. Tu comprends ? Joyce, Shirley et Paul sont tous les trois là-bas ! Tu seras bien entouré, je te le promets.

La mention de mon ancien entourage sembla apaiser momentanément les battements effrénés de mon coeur. Je ne les avais pas revus depuis mon retour du déploiement.

La perspective d'aller à l'université sembla soudainement moins effrayante, mais la révélation de ma mère était loin d'avoir effacé toutes mes peurs.

Au contraire, elle en avait même fait naître une nouvelle, sans doute la pire de toute :

Que restait-il de la relation que j'avais avec mes amis, après tout ce que j'avais traversé ?

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