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Le paysage défilait à travers la fenêtre, à mesure que la Ford Pinto de mon père nous menait vers l'endroit que je redoutais le plus ces derniers temps.

Après notre discussion de l'autre jour, mes parents m'avaient foutu la paix et j'avais pu vaquer à mes occupations pendant une bonne semaine.

Par occupation, j'entendais : manger juste ce qu'il fallait pour me garder en vie, dormir douze heures d'affilée et regarder la rue depuis ma fenêtre.

En faisant un tour dans le garage cette semaine, j'avais retrouvé mon vieil attirail de peinture. J'avais pour habitude de peindre sur le chevalet qui y était entreposé. Il n'y avait jamais eu la place dans ma chambre, et j'avais toujours été trop maladroit pour risquer de tâcher la moquette avec mes affaires.

Il y avait aussi ma planche de surf.

Je n'avais jamais été bon dans le domaine, j'avais commencé à en faire à une époque où je voulais impressionner les filles.

Puis on était en Californie, après tout. Il fallait bien faire honneur à toute cette culture autour de la vie en littoral.

Aujourd'hui, c'était terminé pour moi.

— Tu vas voir, je suis sûr que tu vas trouver un cursus qui te plaît.

Je me tournai vers le conducteur, assez peu convaincu par ses encouragements.

La voiture passa près du Pioneer Park, et je fus assez surpris de constater qu'un belvédère avait été construit en son sein.

Il était magnifique : la couleur de la structure laissait penser qu'il avait été construit en bois de chêne. Des glycines faisaient office d'ornement et des guirlandes pendaient ça et là.

— Est-ce que Swanson est toujours là ? je demandai d'une petite voix.

Sans même le regarder, je sus que mon père venait d'écarquiller les yeux. Il ne devait plus avoir l'habitude que je prenne des initiatives, ou que je parle tout court.

— Bien sûr. Tu veux qu'on s'arrête avant d'y aller ?

Je hochai la tête.

Le paysage n’avait pas changé. Je me revoyais faire ce trajet à pieds tous les week-ends pour passer du temps avec mes amis.

Le soleil avait agressivement brûlé l’herbe du parc dont la couleur avait viré au jaunâtre. Des cris d’enfants provenaient d’une aire de jeux et il devait y avoir plus de chiens au mètre carré que dans un chenil. Au loin, l’eau de la Baie de San Francisco accueillait les reflets du soleil à bras ouverts.

Le toit du belvédère offrait toute l'ombre nécessaire à ceux qui préféraient ne pas griller au soleil.

Il y avait même des musiciens de fortune qui jouaient quelques airs de guitare dans l’espace détente qui avait été aménagé.

Quand mon père se gara, j'aperçus la devanture de mon glacier favori à l’autre bout du parc et ne pus empêcher mes lèvres de se retrousser en un sourire pour la première fois depuis longtemps.

Sans prendre la peine de l'attendre, je sautai du véhicule et me dirigeai vers le commerce d'un pas rapide.

Des tas de nouveaux parfums s’étaient greffés à la carte de Swanson depuis le temps, et je fus ébahi devant la diversité de ce qu’elle proposait à présent.

L’établissement avait gagné en popularité, et pour cause. De plus en plus de touristes venaient à San Francisco durant l’été, et l’emplacement était parfait. J’adorais venir ici le soir avec mes amis. J’y emmenais même des filles, parfois.

Enfin, c’était avant tout ça.

— Ça alors, c’est le petit Reid !

Je relevai la tête pour tomber nez-à-nez avec Swan, le gérant du magasin. Son visage avait pris quelques rides, mais il était toujours aussi jovial et avenant. Il me tendit la main et je me sentis assez à l’aise pour la lui serrer.

— Ça fait longtemps, souris-je poliment.

— Tu m’étonnes ! Mon chiffre d’affaires a diminué de moitié durant ton absence ! Qu’est-ce que tu trafiquais, tu es parti bourlinguer comme le font tous les jeunes de nos jours ? Tu as raison va, il faut voir le monde à ton âge !

Mon sourire se fana légèrement et je baissai la tête, mal à l’aise.

— J’aurais adoré rester pour me gaver de glace tu sais. En fait, j’étais au Vietnam.

Le dire à voix haute rendait la chose beaucoup plus réelle. Pendant une seconde, je me sentis défaillir mais je restai droit malgré tout.

Une inspiration. Deux inspirations.

J’attendis, les yeux fixés sur mes pieds. J’étais toujours terrifié de la réaction des gens quand je lâchais la bombe.

Quand je trouvai enfin le courage de le regarder à nouveau, ses sourcils étaient froncés et ses yeux brillants. Il ne souriait plus. Étonnamment, je réussis à ne pas trop sursauter quand il posa sa main sur mon épaule pour m’attirer contre lui.

— Pauvre petit. Je suis content que tu sois revenu sain et sauf.

Je plaçai ma main sur les yeux pour chasser les petites larmes qui menaçaient d’en sortir.

À ma plus grande surprise — et je sais que ma psy verrait ça comme un progrès — je lui répondis :

— Moi aussi.

Mon père entra dans l'échoppe et eut un moment d'arrêt en me voyant dans les bras d'un vendeur de glaces. Ses lèvres se retroussèrent en un mince sourire.

— Bon alors, qu'est-ce que je vous sers ? proposa Swanson après avoir salué mon père.

Je pris une crème glacée à la pistache : il était l’un des seuls glaciers du coin à proposer ce parfum et il le réussissait divinement bien.

— Cadeau de la maison, pour le retour de ce cher Reid ! annonça Swan en nous tendant nos commandes.

Je grimaçai.

—Tu es sûr ? Ton chiffre d’affaires va encore en prendre un coup, argumentai-je.

Il éclata de rire.

— Au point où j’en suis ! Ça me fait plaisir, profitez bien de votre après-midi et revenez quand vous voulez !

Mon père, qui avait opté pour une rhum raisins, me suggéra de faire quelques pas dans le parc avant de reprendre la route. Ma glace fut engloutie au bout de quelques pas, mais je profitai tout de même de l'environnement.

Un corgi vint se frotter aux pieds de mon père qui lui n'avait pas du tout terminé de manger.

Je cherchai son maître du regard et lui fit un signe silencieux de loin, comme pour lui demander si j'avais le droit de toucher son chien. Il leva un pouce en l'air et je me baissai pour caresser la boule de poils. Il avait l'air de suer à grosses gouttes au vu de sa respiration haletante.

Ce n'était pas étonnant, vu la température annoncée aujourd'hui.

Sa frimousse avait l'air de sourire en permanence, et sans trop m'en rendre compte, je me mis également à sourire en interagissant avec lui.

Sans crier gare, la bête me mit un énorme coup de langue, et déstabilisé, je tombai à la renverse pour atterir sur les fesses. Il ne sarrêta pas en si bon chemin : maintenant à son niveau, il me monta dessus pour m'embrasser de toute parts.

Un éclat de rire m'échappa, à un tel point que j'eus un moment d'arrêt pour être sûr que ce son provenait bien de moi. Le maître gronda légèrement son chien de loin.

Mon père me tendit la main, lui aussi amusé par la situation.

— Ça faisait bien longtemps que je ne t'avais pas vu comme ça...

Mon sourire s'effaca un peu.

— Oui, je sais... mais ça reviendra un jour.

Je n'en dis pas plus, déterminé à ne pas trop gâcher le moment que nous partagions.

Le chien, lassé de ma présence, s'en alla importuner un autre passant. De notre côté, nous retournâmes tranquillement jusqu'à la Ford.

Le reste du trajet se fit dans le silence, mais c'était un silence beaucoup plus apaisé qu'auparavant. Un silence durant lequel on ne se sentait pas obligé de parler par gêne.

Bientôt, je fus capable d'apercevoir le panneau d'entrée du campus universitaire. Une fois garés, je pris un bloc note et avançait avec mon père d'un pas tremblant jusqu'au coeur de l'action.

Voir tout cet écosystème en effervescence me donna des sueurs froides et une migraine d'Enfer avant même d'être arrivé : des étudiants profitaient du temps pour étudier sur les tables mises à disposition ou à défaut de place, sur l'herbe. D'autres improvisaient des parties de foot à divers endroits. Certains jouaient d'un instrument, d'autres se contentaient de se balader ou de se rendre d'un point A à un point B. L'espace était à la fois étouffant et exaltant.

Des stands étaient placés un peu partout sur l'immense terrain, présentant les majeures proposées par la fac, ainsi que les clubs et autres activités extrascolaires.

Arrivé sur mes vingt-trois ans, je me sentais à l'écart de la population qui vivait ici. J'aurais eu l'âge d'un étudiant en master si j'avais eu un parcours ordinaire.

Je me sentais juste à la ramasse sur tous les plans.

Mon père m'offrit un regard compatissant et m'encouragea à faire le tour pour prendre des brochures. En réalité, j'avais déjà eu le temps de réfléchir à tout ça pendant ma semaine d'introspection au bord de ma fenêtre.

Ainsi, pour lui faire plaisir, je m'attardai tout de même sur la plupart des stands pour prendre des brochures, sans trop chercher à discuter avec les étudiants d'en face.

Quand mon regard se posa sur le stand d'études de communication et de journalisme, je me dirigeai vers l'étudiante en charge d'un pas plus ou moins affirmé, mon père aux trousses.

— Salut ! me salua-t-elle. Tu cherches des renseignements, peut-être ?

Je jetai un oeil à ma brochure avant de reporter mon attention sur elle.

— En fait... Je suis déjà à peu près sûr que c'est la majeure que je veux.

Son visage s'illumina.

— C'est super ça ! Je m'appelle Courtney, mais tout le monde m'appelle Coco ! Je suis en quatrième année, amorça-t-elle en me tendant la main.

Je la saisis avec un léger sourire, amusé par son surnom.

— Enchanté, moi c'est Reid.

— Tu veux quand même que je te fasse un petit pitch pour te conforter dans l'idée que c'est la bonne décision ? proposa-t-elle.

Je hochai la tête, acquiesçant silencieusement.

— Tout ce que tu dois savoir est dans la brochure mais pour te la faire courte : les études de journalisme, ça consiste à apprendre à bien rédiger, savoir synthétiser, faire des recherches et bien choisir ses sources, communiquer, et le plus important... respecter l'éthique journalistique.

Je bus ses paroles à mesure qu'elle entrait dans le détail des principes qu'elle venait de me citer.

— En tant qu'étudiant en majeure, tu seras prioritaire sur les admissions au club de journalisme et tu auras la chance de contribuer à la parution de notre gazette mensuelle. C'est sur la base du volontariat bien sur, et si ça t'intéresse, ta candidature devra être sous la forme d'un article que tu aimerais soumettre à la gazette. Si tu es pris, il paraîtra directement dans le tirage suivant ton arrivée.

Je la remerciai en bonne et due forme pour son aide.

— Et... Au niveau des effectifs c'est comment ?

Elle haussa les sourcils. Pas par intention de se moquer, mais plus par réelle surprise.

— Nous sommes peu nombreux, que ce soit de la licence au doctorat. Il y a beaucoup de collaborations entre les différents niveaux pour différents travaux tout au long de l'année, ce qui te permettra de rester dans le confort de ta petite promo mais de rencontrer d'autres gens avec plus d'expérience ! C'est pas trop cool ?

— Pourquoi il y a aussi peu de monde ? demandai-je, soudainement méfiant.

Elle s'arrêta de gesticuler et ouvrit la brochure que je tenais toujours dans les mains. Son doigt s'arrêta sur un paragraphe que je n'avais pas encore lu.

— Pour entrer dans le cursus, tu dois produire un texte libre sur le sujet qui te plaît. Ce n'est qu'une formalité ! Il s'agit de voir un peu ton niveau en rédaction pour adapter les groupes de travail par la suite. En fait, ne le dis à personne, mais on a mis ce système en place pour filtrer les feignants, gloussa-t-elle.

C'était effectivement une bonne idée.

Je retins un sourire. Sa joie de vivre semblait redonner un peu de vie à ce petit garçon triste qui prenait toutes les décisions dans ma vie dernièrement.

J'en arrivai même à me dire qu'avec des gens comme elle dans ma promo, l'année pourrait ne pas si mal se passer.

J'angoissais toujours à propos du bruit ambiant, des présences autour de moi dans ce campus, mais l'attitude de Courtney m'avait bel et bien conforté dans la décision que je comptais prendre.

Je me tournai vers mon père qui avait assisté à tout l'échange, curieux de voir mon choix final.

— Je vais essayer, lui promis-je, en désignant le stand de la tête.

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