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Reid


La chaleur était insoutenable.

Le bruit de la pluie, qui tombait du ciel avec une force inouïe, martelait les àmarécageuses dans lesquelles nous nous trouvions.

Je levai avec peine un pied après l’autre, lesté par cette combinaison qui faisait la moitié de mon poids, les muscles atrophiés par la position que nécessitait la bonne tenue de mon arme.

L’air empli d’humidité s’engouffra avec peine dans mes poumons. Je ne savais pas ce qui allait me tuer en premier.

Un serpent venimeux au détour d’une mangrove ? Une trappe artificielle fabriquée par l’ennemi ?

Une balle perdue, ou bien une bombe au détour d’un arbre tropical ?

Les paroles du lieutenant formaient une litanie incessante dans ma tête à mesure que nous avancions.

Tuez tout ce qui bouge.

Et les femmes ? avait demandé un soldat.

Même les femmes.

Et les enfants ? On ne va pas tuer des gosses quand même, avait rétorqué un autre devant le choc que représentait les ordres de la hiérarchie.

Même les enfants.

Je me souvins avoir pâli à vue d’œil, observant les réactions de mes camarades de fortune qui se tenaient droit comme des piquets, tout comme moi, au milieu de notre camp. Certains ne cillèrent pas.

D’autres déglutirent difficilement, remettant momentanément en question tous leurs principes ainsi que leur présence sur le sol Vietnamien.

Cette présence que nul n’avait choisi.

Tuez tout ce qui bouge.

Tel était l’ordre principal qui était donné aux troupes Américaines durant cette guerre.

Le sifflement d'une balle effleura mon oreille, me sortant violemment de mes pensées.

À couvert ! cria l’un des membres de mon équipe.

Comme pour rendre un immense service à mon corps meurtri, je me laissai tomber face contre la gadoue que je foulais du pied depuis ce qui semblait des heures.

Le sol meuble semblait se dérober sous chacun de mes gestes, à mesure que je hissais ma carcasse à travers cette jungle qui paraissait ne pas avoir d’issue de secours.

C’était ce qu’il en coûtait de débarquer dans un pays au climat si différent du nôtre.

Je jetai un regard au binôme avec lequel j’avançais. La pluie s’écoulait depuis les arbres à grandes feuilles jusque sur son visage couvert de boue, tout comme le mien.

Il me fit un signe de main, m’intimant de poursuivre notre chemin vers l’est. Il semblait que nous allions bientôt être bloqués par des rangées entières de palétuviers droit devant.

Faut qu’on reste groupés, lui murmurai-je, sans me rendre compte que je commençais à hyper ventiler.

Le reste de l’équipe se trouvait à plusieurs mètres à notre gauche, évoluant par binômes espacés, tout comme nous.

On peut pas les rejoindre de suite, Lawrence. Reprends tes esprits et suis-moi.

J’entendis à peine ses élucubrations, noyées sous le bruit de l’eau, du vent, du tonnerre, et de ma respiration haletante.

Quand il se hissa sur ses genoux et bifurqua vers la droite, je le suivis avec réticence, tentant d’ignorer l’affreux pressentiment qui nouait ma gorge.

Les palétuviers paraissaient s’étendre sur des centaines de mètre, tels une barrière naturelle prête à repousser tous les ennemis sur son chemin. C’était à croire que la nature ne voulait pas que nous gagnions cette guerre.

Je scrutai chaque centimètre de mon champ de vision, ne laissant pas en reste la périphérie. On ne savait jamais d’où pouvait arriver le danger.

L’obscurité était si épaisse dans cette forêt que seuls quelques rayons lunaires isolés nous prodiguaient la lumière dont nous avions besoin pour ne pas nous vautrer lamentablement sur les racines qui jonchaient le sol boueux.

Le temps semblait passer au ralenti dans cet enfer tropical que nous connaissions trop peu en comparaison de notre adversaire.

Mon coéquipier s’éloignait de moi à vue d’œil, faisant s’insinuer la panique dans mes veines.

Attends-moi !

Je m’activai pour garder son rythme, toujours alerte à propos du moindre bruissement de feuille suspect.

Mon sang ne fit qu’un tour quand j’entendis ce bruit si caractéristique venir de quelques mètres plus loin devant moi.

Moreno, stop ! criai-je, brisant l’ordre de discrétion qui avait été proféré par notre chef quelques heures plus tôt.

Cela n’avait plus d’importance, nous étions totalement isolés du reste du groupe, à la merci de nos ennemis dans cette forêt.

Le sol s’effondra sous les pieds de mon compagnon et c’est dans un hurlement viscéral qu’il disparut pour s’engouffrer sous le niveau de la terre.

Droit dans le piège Viet Cong qui avait été dressé là.

Je serrai les dents si forts que je crus qu’elles allaient se briser, m’empêchant de laisser libre cours à ma terreur.

Moreno ! couinai-je, me précipitant au bord de la cavité.

Les rayons sinistres de la Lune laissèrent apparaître son corps, empalé sur d’énormes pieux en bois à présent tâchés de son sang et de ses entrailles. Il avait été à moitié éviscéré par sa chute, et je me retrouvai à prier momentanément pour que ça lui ait été fatal.

J’appelai son nom une nouvelle fois, laissant les larmes sur mes joues se mélanger à la pluie et à la vase qui encrassait mon visage.

Un violent soubresaut me fit me pencher pour déverser la bile que j’avais dans l’estomac.

La panique commença à avoir raison de moi, si bien que je commençai à halluciner. Des points blancs firent leur apparition dans l’obscurité de la nuit, me plongeant dans l’illusion que l’ennemi nous avait trouvé.

Je regardai le ciel entre deux feuilles d’arbre, avec une dernière pensée pour mes parents et mes amis, avant d’éclater en sanglots devant ce qui restait du corps de mon coéquipier.

Le bruit faible et sifflant de la respiration de Moreno m’extirpa de mon accès de folie et je me penchai au dessus de lui.

Lawrence... jappa-t-il dans un ronronnement tout sauf rassurant.

Ses poumons étaient perforés, il n’y avait aucune chance qu’il survive. Le reflet de ses yeux brillants me parvint depuis ma position, et en un regard échangé avec lui, je sus.

Mes sanglots redoublèrent de volume. J’aurais pu me fracasser la tête contre un arbre de tristesse et de rage.

Je gravai mentalement le nom de Moreno dans ma tête pour ne jamais l’oublier. Tournai autour du piège comme un fauve en cage, prêt à bondir sur n’importe quelle source de nourriture.

Sans savoir d’où la force me vint, je me hissai sur mes deux jambes dans la pénombre et agrippai mon arme de mes doigts tremblants.

Pointant le viseur en direction de sa tête, j’échangeai un dernier regard avec lui, oubliai momentanément l’avalanche d’émotions qui avait envahi mon esprit, et pressai la détente.

— Mon bébé ! Calme-toi, on est là ! entendis-je au loin.

Les yeux fermés, je me débattis contre les ténèbres, revenant peu à peu à la réalité. Le bruit de mes propres cris d’horreur percèrent mes tympans sans que je puisse les contrôler.

— Moreno, stop !

La lumière aveuglante de ma lampe de chevet semblait irradier dans toute la pièce. La vision floue, j'entr'aperçus ma mère, assise près de moi, les larmes aux yeux.

Mon père se tenait debout, le front plissé et le regard inquiet.

— Je suis désolé... pleurai-je. Je suis désolé !

Mes larmes ne voulurent pas s’arrêter de couler. J’enfonçai ma tête dans un oreiller pour hurler ma peine.

Ma mère, sans demander mon avis, m’enlaça de tout son long, s’allongeant à mes côtés.

— Ne t’inquiète pas, mon chéri. Maman est là.

Je m’agitais dans ses bras, à moitié convaincu qu’un ennemi venait de m’avoir.

Il fallut de longues minutes et des draps trempés de larmes et de sueur pour que tout revienne à la normale. Maman ne me lâcha pas d’une semelle.

Quand mon père me tendit un verre d’eau, je le bus goulûment. Comme si je venais de passer un mois complet dans le Sahara sans aucune oasis à l’horizon.

— Reid... amorça papa. Tu ne retourneras jamais là-bas, tu comprends ?

Je pleurai à nouveau de plus belle, hochant la tête par mouvements saccadés.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait... sanglota ma mère. Qu’est-ce que ces monstres ont fait à mon bébé...

Les yeux embués, je discernai seulement la forme de sa silhouette.

— Qu’est-ce que j'ai fait, maman.

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