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— Salut Reid !
Courtney me fit un signe de main chaleureux, m'invitant à la rejoindre.
Je fis de mon mieux pour lui sourire, le regard fixé sur tous les gens qui l'accompagnaient dans l'amphithéâtre.
Une partie de moi ne voulait pas m'approcher d'autant de personnes : c'était la porte ouverte aux questions intrusives, et je n'avais pas envie d'y répondre.
Ceci dit, je tentai de raisonner de manière pragmatique pour une fois.
Je pourrai avoir besoin de ces gens à l'avenir, et mon entourage n'avait cessé de me dire que ça me ferait du bien de sociabiliser.
Je n'avais pas beaucoup revu mes amis depuis qu'on s'était retrouvés chez moi il y a trois semaines. La rentrée avait occupé tout mon temps.
On avait échangé quelques coups de fils depuis le téléphone de la maison, pour le plus grand bonheur de mes parents qui s'enthousiasmaient que je ne sombre pas dans la folie.
Cela ne m'empêchait pas de continuer de me défoncer au Valium pour fermer l'oeil mais c'était un début.
Le réveil de ce matin avait été très compliqué : ce médicament n'était clairement pas adapté pour les gens qui devaient se lever pour aller travailler ou étudier.
Ça correspondait vachement mieux aux dépressifs comme moi qui aimaient dormir la moitié de la journée et végéter dans leur lit.
J'avais brièvement paniqué ce matin en réalisant qu'il allait falloir trouver un équilibre entre ces deux ambivalences, car je ne pouvais absolument pas me séparer de la médication.
C'était trop tôt.
Mais je ne pouvais pas non plus arriver en retard à la fac tous les matins.
Et il n'était certainement pas question de faire une demande de chambre universitaire pour être plus près.
Ça avait été la condition que j'avais posé à mes parents en échange de mes efforts pour retrouver une vie ordinaire.
— Bonjour, répondis-je, un peu crispé.
— Sois pas timide, viens t'asseoir avec nous, m'intima-t-elle.
Je m'avançai prudemment, serrant la lanière de ma sacoche si fort que les jointures de ma main en devinrent blanches. Je le sus sans même les regarder.
Courtney me présenta une myriade d'étudiants de tous horizons. L'un des premiers cours dans le programme était commun à tous les niveaux.
Une fois mes affaires déballées, je discutai brièvement avec elle et ses amis, impatient de voir arriver le prof pour mettre un terme à l'interaction sociale.
Un pas à la fois, comme disait le dicton.
Courtney n'avait pas menti : les locaux n'étaient vraiment pas remplis. Comme la masse d'étudiants présente représentait l'intégralité des niveaux, je soupçonnais donc que ma promo allait être très réduite.
Et ce n'était pas pour me déplaire.
Le professeur s'introduit à son arrivée, et je tentai de me concentrer du mieux que je pus.
***
À la pause déjeuner, je retrouvai Shirley qui m'attendait à la sortie du bâtiment.
— Alors ce premier cours ?
Elle attendit ma réponse alors que nous récupérions de quoi manger avant de rejoindre les autres.
— C'était un cours commun de rédaction. Rien à signaler pour l'instant. Je pense que ma classe sera très petite, répondis-je, distrait par la nourriture qui s'offrait à moi sur le stand.
Une fois nos victuailles en poche, nous profitâmes du beau temps pour réquisitionner une table de pique nique en attendant l'arrivée de Joyce et Paul.
— Tu m'en veux pas, j'ai la dalle, s'excusa Shirley avant de croquer dans son sandwich.
Je n'en fis rien et observai la vie sur le campus, pendant qu'elle me posait d'autres questions sur les cours. C'était comme si j'étaisdans une bulle en sa compagnie, pendant que le reste du monde continuait à vivre.
Je fis un signe de main à Paul quand je l'aperçus. Il était accompagné de Joyce ainsi que d'un mec inconnu au bataillon.
— Pas lui... râla Shirley.
J'haussai les sourcils : c'était assez rare de l'entendre parler sans retenue.
Je n'eus malheureusement pas le temps de lui demander pourquoi elle n'appréciait pas ce mec qui s'était incrusté dans notre déjeuner sans crier gare.
Je crois que j'allais devoir le découvrir tout seul.
— Yo ! nous salua Paul.
— Salut, Reid ! s'exclama Joyce en s'approchant.
Je retins ma respiration, pris au dépourvu par sa proximité soudaine. Elle parut se souvenir de ma condition et retint son enthousiasme. À la place, elle s'assit à côté de moi.
Peut-être que ça lui suffirait.
Paul intima à son invité de s'asseoir.
— Reid, je te présente Landon. Il est en majeure de littérature, mais je l'ai connu dans l'association de sport dont je t'avais parlé au téléphone !
Je portai mon attention sur la personne concernée : un sourire énervant semblait être comme vissé à son visage. Il était de ces californiens qui avaient un bronzage de surfeur. Ceci dit, il n'avait pas la crinière dorée qui allait avec. Ses cheveux à lui étaient en fait très foncés, presque noirs.
Il me tendit la main, l'air assuré. Ses yeux étaient tout aussi sombres que sa chevelure.
— Enchanté, j'ai beaucoup entendu parler de toi !
Son sourire ronvoyait quelque chose d'agaçant mais chaleureux. Il était de ces personnes qu'on ne pouvait pas vraiment se résoudre à détester. Tout du moins, on pouvait se complaire à les exécrer.
Je pris sa main. Elle était très légèrement calleuse. Il devait pratiquer un sport qui les sollicitait beaucoup.
— Je me demande ce qu'on a bien pu te dire, lâchai-je un peu plus sèchement que je ne l'aurai voulu.
Un regard à mes amis suffit à les avertir que je ne tenais pas à ce qu'ils s'épanchent sur ma vie devant des étrangers.
Shirley, qui n'avait jamais été une commère, observa attentivement la réaction de Paul qui lui arborait une moue coupable. Joyce, quant à elle, avait furtivement détourné le regard.
Landon ne se laissa pas démonter par mon humeur ronchonne :
— Que de bonnes choses, si c'est ce qui t'inquiète ! rit-il.
Il m'énervait.
Je croquai dans mon sandwich d'un geste rageur tandis que la conversation reprenait un ton normal. Paul se ventait de s'être fait draguer par une énième fille et Landon avait l'air de faire de l'oeil à Shirley.
Mon côté protecteur se mit en alerte et je le gardai discrètement sous surveillance.
D'aussi loin que je me souvienne, mon amie avait toujours galéré avec les relations de couple. À mes yeux, c'était un non-sens car elle avait tout pour elle : de belles boucles châtain clair et un visage aux traits harmonieux, illuminé par ses yeux noisettes et son teint olive. Elle avait toujours été plus en chair que les filles de son âge et cela lui avait souvent valu des moqueries de la part de certains de nos camarades de l'époque. Je l'avais beaucoup consolée face à ses peines de coeur et ses déceptions sociales.
En ce qui me concernait, je n'avais jamais envisagé notre relation à un niveau supérieur, même avant mon service. Je n'avais même jamais pensé à elle d'un point de vue purement sexuel. Pourtant, dire qu'elle n'était pas mon genre de fille aurait été mentir : elle brillait par son humour, son esprit et son apparence.
Son corps en sablier avait inspiré certaines de mes toiles. Elle avait des cuisses imposantes, une taille fine et équilibrée par des hanches gonflées d'amour, qui semblaient être l'endroit idéal pour les mains d'un amant. Un ventre un peu plus proéminent que la moyenne mais qui laissait entrevoir une bosse toute somme esthétique sous ses vêtements. Des épaules larges et angulaires qui surmontaient une poitrine certes sujette à la gravité, mais ronde et bien proportionnée pour autant.
Paradoxalement, ce que je trouvais captivant chez elle était ce qui causait son malheur : pour les garçons de notre époque, elle était de celles qu'on désirait sans retenue dans l'intimité d'un lit mais pas dans le sérieux d'une relation engagée et publique. De celles qu'on cachait, par honte de les tenir à son propre bras, ou de les présenter à son entourage.
Le monde n'avait jamais été tendre avec les femmes, de toute façon.
Joyce me sortit de mes pensées en se penchant à mon oreille pour chuchoter quelques mots :
— Désolé de pas t'avoir dit que Landon serait là. C'est un chouette type. Un peu arrogant à première vue mais il a bon fond.
Je haussai les épaules.
Qu'est-ce que ça pouvait me foutre, sérieux.
Le sandwich était délicieux, il faisait beau et j'avais toutes les raisons du monde de profiter un peu de la vie pour une fois.
— Au fait, m'interpella Paul. Comment ça se fait que tu viennes en voiture ?
Je laissai plâner le doute pendant un court instant. Ma jambe tressautait à l'abri de leur regard.
Les coudes sur la table, je posai mon menton sur mes mains jointes et déclarai :
— On m'a fait passer le permis à l'armée, c'est tout.
Mes amis hochèrent lentement la tête.
Je détestais cette pitié que je voyais dans leurs yeux.
Landon, lui, semblait juste curieux. Ses sourcils étaient froncés par la profonde réflexion dans laquelle il semblait plongé.
Les épaules haussées, je repris :
— Il y aura au moins eu un truc utile dans tout ce merdier.
Ils restèrent immobiles, sans savoir comment réagir.
— Je rigole, indiquai-je, sans vraiment rire.
Joyce et Shirley se décrispèrent, et Paul retrouva son inoubliable air malicieux.
— C'est cool ! Comme ça, Landon ne sera plus le seul à nous emmener ! me taquina-t-il.
Vidant l'air de mes poumons, je poussai un long soupir.
— Tu peux toujours courir pour que je fasse le taxi, le narguai-je.
Il me fit ses yeux de biche dont il avait le secret, mais je balayai son cinéma d'un revers de la main.
Après un moment, Landon prit la parole :
— Ils annoncent beau temps le week-end prochain. Mes parents sont absents, et j'ai une piscine... donc si vous êtes partants je fais une petit fête chez moi samedi soir.
— Tu ne vis pas sur le campus ? m'enquis-je.
Il se para de cet énervant sourire.
— J'ai une chambre mais je passe le plus clair de mon temps chez mes parents. C'est plus grand, et puis ils sont souvent en voyage, donc j'en profite.
Je fronçai le nez. Il avait l'air d'être blindé, à l'écouter parler. Pas que ce soit un problème en soi, du moment qu'il n'abusait pas de son statut.
Je pris une grande inspiration.
— Sans moi, dis-je précipitamment. Je n'aime pas l'eau.
— Tu rigoles ? Il adore ça, on a appris à nager ensemble ! s'indigna Paul.
Je lui lançai un regard d'alerte. Ses lèvres s'affaissèrent.
Landon fronça les sourcils mais ne releva pas.
Je m'en voulais de toujours tout ramener à moi, mais c'était beaucoup me demander de me retrouver dans une soirée aquatique où il serait évidemment mal vu que j'arrive en manches longues et que je reste habillé toute la soirée.
Personne ne pouvait comprendre que je n'avais pas d'autre option.
Landon intégra bien que j'avais mes raisons de refuser l'invitation, mais il insista :
— C'est pas une pool party, vous êtes pas obligés de vous baigner si vous avez pas envie. En tout cas ça me ferait plaisir de vous y voir.
Les billes noires qu'il avait à la place des yeux me lorgnèrent en quête d'une réaction positive. Je ne savais pas trop ce que ce mec me voulait.
Joyce me lança un regard suppliant.
Une partie de moi ne voulait pas se lâcher, montrer que je m'amusais, que je passais à autre chose, que je guérissais.
L'autre partie ne demandait qu'à vivre. Rire, discuter, aimer, profiter.
Guérir, finalement.
Cela me demanda un effort considérable, mais je pris exemple sur les paroles de ma psy.
Pour la première fois depuis longtemps, je choisis la deuxième option et me laissai tenter, sans savoir ce que ça allait donner.
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