5

11 minutes de lecture

Reid

— Salut !

Courtney me fit un signe de main chaleureux, m'invitant à la rejoindre.

Je fis de mon mieux pour lui sourire, le regard fixé sur tous les gens qui l'accompagnaient dans l'amphithéâtre. Faisant abstraction de ma nausée, je fermai les yeux et inspirai fort par le nez pour calmer mon ryhtme cardiaque.

Une partie de moi ne voulait pas m'approcher d'autant de personnes : c'était la porte ouverte aux questions intrusives, et je n'avais pas envie d'y répondre.

Ceci dit, je tentai de raisonner de manière pragmatique pour une fois.

Je pourrai avoir besoin de ces gens à l'avenir, et mon entourage n'avait cessé de me dire que ça me ferait du bien de me sociabiliser.

Je n'avais pas beaucoup revu mes amis depuis qu'on s'était retrouvés chez moi il y a trois semaines. La rentrée avait occupé tout mon temps.

On avait échangé quelques coups de fils depuis le téléphone de la maison, pour le plus grand bonheur de mes parents.

Ils devaient êtres rassurés que je ne sombre pas dans la folie.

Cela ne m'empêchait pas de continuer de me défoncer au Valium pour fermer l'oeil, mais c'était un début.

Le réveil de ce matin avait été très compliqué: : j'allais avoir un mal fou à jongler entre les effets du médicament et le nouveau rythme qui s'imposait à moi.

Ça correspondait vachement mieux aux dépressifs comme moi qui aimaient dormir la moitié de la journée et végéter dans leur lit.

Le matin-même, j'étais resté de longues minutes assis sur mon lit, le flacon en main. Je l'avais observé sous toutes ses coutures, sans savoir quoi en faire.

Il fallait que je trouve un équilibre entre ces deux ambivalences, car je ne pouvais absolument pas me séparer de ça.

C'était trop tôt.

Mais je ne pouvais pas non plus arriver en retard à la fac tous les matins et prendre le risque d'être plus en retard que nécessaire.

Et il n'était certainement pas question de faire une demande de chambre universitaire pour être plus près.

Ça avait été la condition que j'avais posé à mes parents en échange de mes efforts pour retrouver une vie ordinaire.

J'avais déjà assez de problèmes comme ça pour ne pas avoir à supporter ceux d'un colocataire.

— Bonjour, répondis-je, la gorge serrée.

— Sois pas timide, viens t'asseoir avec nous! !

Les jambes tremblantes, je m'avançai prudemment, serrant la lanière de ma sacoche si fort que les jointures de ma main en devinrent blanches. Je le sus sans même les regarder.

Courtney me présenta une myriade d'étudiants de tous horizons. L'un des premiers cours dans le programme était commun à tous les niveaux. Je fis de mon mieux pour retenir leurs noms mais le bruit blanc qui tournait dans ma tête m'empêchait d'aligner deux pensées cohérentes.

Une fois mes affaires déballées, je discutai brièvement avec elle et ses amis, impatient de voir arriver le prof pour mettre un terme à l'interaction sociale. En fait, la plupart de leurs paroles entraient par une oreille et ressortaient par l'autre.

Un pas à la fois, comme disait le dicton.

Ma camarade n'avait pas menti : les locaux n'étaient vraiment pas remplis. Comme la masse d'étudiants présente représentait l'intégralité des niveaux, je soupçonnais donc que ma promo allait être très réduite.

Et ce n'était pas pour me déplaire.

Le professeur s'introduisit à son arrivée, et je tentai de me concentrer du mieux que je le pus.

***

À la pause déjeuner, je retrouvai Shirley qui m'attendait à la sortie du bâtiment.

— Alors, tu t'acclimates bien ?

Elle attendit ma réponse tandis que nous récupérions de quoi manger avant de rejoindre les autres.

Étonnamment, cette matinée m'avait donné faim.

— C'était un cours commun de rédaction. J'ai trouvé ça assez général, déclarai-je, distrait par la nourriture qui s'offrait à moi sur le stand.

Une fois nos victuailles en poche, nous profitâmes du beau temps pour réquisitionner une table de pique nique en attendant l'arrivée de Joyce et Paul.

— Tu m'en veux pas, j'ai la dalle, s'excusa Shirley avant de croquer dans son sandwich.

Je n'en fis rien et observai la vie sur le campus, pendant qu'elle me posait d'autres questions sur les cours. C'était comme si j'étais dans une bulle en sa compagnie, pendant que le reste du monde continuait à vivre.

Un étudiant passa à proximité de notre table et mima un pistolet avec sa main, en ma direction. Je fronçai les sourcils, dans l'incompréhension.

Quand son doigt pressa la gâchette imaginaire et qu'il me fit un signe d'au revoir de l'autre main, je fermai les yeux et la mâchoire avec force.

Rien ne se produisit.

Un sifflement persistait dans l'air chaud du campus rempli de vie. À un point que je me retrouvai à boucher mes oreilles.

Quand une main se posa sur mon avant bras, j'eus un mouvement de recul pour me soustraire au contact indésirable. Un brin de voix ettouffé me parvint et je retirai mes doigts en réalisant que Shirley se trouvait toujours à mes côtés.

— Reid, tu veux qu'on aille à l'infirmerie ? s'enquit-elle, inquiète.

Le souffle coupé, je restai tétanisé, à la recherche de l'auteur de cette blague de mauvais goût.

Il n'y avait personne à l'horizon qui lui ressemblait.

Shirley renouvela sa demande.

— C'est... C'est bon, je vais bien, bafouillai-je.

L'examen visuel qu'elle opéra sur moi me prouvait pourtant le contraire.

Mon palpitant s'apaisa quand je crus apercevoir Paul et Joyce au loin, mais la paix fut de courte durée : il y avait une troisième personne.

— Putain, c'est pas le moment de le ramener, celui-là... râla Shirley.

Je lorgnai ce mec à mesure qu'il avançait vers nous, et je m'attendai au pire.

— Yo ! nous salua Paul.

Il marqua une pause et ses yeux alternèrent entre Shirley et moi.

— Salut ! s'exclama Joyce en s'approchant.

Je secouai violemment la tête, pris au dépourvu par sa proximité soudaine. L'ambiance se tendit presque instantanément. Elle recula d'un ou deux pas, les mains levées.

— Qu'est-ce qui t'arrive, Red ? Tu vas bien ?

Elle s'assit prudemment à mes côtés, prenant soin de ne pas me brusquer, et interrogea Shirley du regard.

Paul se mit en retrait et murmura quelque chose au nouveau venu tandis que je me tournai vers Shirley :

— T'as pas vu ce qu'il a fait ?

L'incompréhension dans son regard me fit froid dans le dos.

— Qui ?

Je pris une grande inspiration pour me calmer, mais cela sembla empirer mon état à la place. Ma vision se brouilla à travers mes yeux qui s'humidifiaient.

— Le mec qui vient de passer, bredouillai-je en imitant son geste de mauvais goût.

À présent, tout le groupe m'observait d'un air inquiet. Quand Shirley ouvrit la bouche, je baissai la tête, sachant déjà ce qu'il en était.

— J'ai vu personne, Reid... répondit-elle, la voix hésitante.

Je ne dis rien durant ce qui parut être une éternité. Le bruit tout autour rendait l'atmosphère moins pesante, vu le silence qui régnait à présent dans notre bulle.

Prenant mon courage à deux mains, j'ignorai la tension dans chacun de mes muscles et m'excusai auprès de mes amis pour mon comportement.

L'écart fut vite oublié, et au bout de quelques instants, Paul intima à son invité de s'asseoir avec nous. Pour ma part, je ne pus pas me sortir cet incident de la tête. C'est pourquoi je continuai à regarder périodiquement autour de nous, dans l'appréhension irrationnelle que cet inconnu refasse surface.

— Reid, je te présente Landon. Il est en majeure de littérature, mais je l'ai connu dans l'association de sport dont je t'avais parlé.

Je portai mon attention sur la personne concernée : c'était un jeune homme mince mais à la carrure assez large. Il était de ces californiens qui avaient un bronzage de surfeur. Ceci dit, il n'avait pas la crinière dorée qui allait avec. Ses cheveux à lui étaient en fait très foncés, presque noirs.

Il me tendit la main, l'air assuré. Ses yeux étaient tout aussi sombres que sa chevelure.

— Tout le monde m'appelle Andy. Enchanté, j'ai beaucoup entendu parler de toi.

Son sourire renvoyait quelque chose d'agaçant mais chaleureux. Il était de ces personnes qu'on ne pouvait pas vraiment se résoudre à détester, vu que tout le monde les aimait.

Tout du moins, on pouvait se complaire à les exécrer.

Je pris sa main. Elle était très légèrement calleuse. Il devait pratiquer un sport qui les sollicitait beaucoup.

— Je me demande ce qu'on a bien pu te dire, lâchai-je un peu plus sèchement que je ne l'aurai voulu.

Paul m'avertit silencieusement que mon attitude était tout sauf amicale, et je me fis violence pour ne pas tout envoyer valser autour de moi.

La sueur qui coulait le long de ma nuque me filait des frissons. J'avais besoin d'un calmant.

Landon ne se laissa pas démonter par mon humeur ronchonne :

— Que de bonnes choses, si c'est ce qui t'inquiète.

Il m'énervait.

Je croquai dans mon sandwich d'un geste rageur tandis que la conversation reprenait un ton normal. Paul se ventait de s'être fait draguer par une énième fille et Landon lança de petits regards furtifs à Shirley.

Mon côté protecteur se mit en alerte et je mis cet énergumène sous surveillance.

D'aussi loin que je me souvienne, mon amie avait toujours galéré avec les relations de couple. À mes yeux, c'était un non-sens car elle avait tout pour elle. Ses belles boucles châtain clair lui retombaient souvent sur le visage. Son nez grec formait une belle harmonie avec ses yeux noisettes aux paupières légèrement tombantes. Ses lèvres charnues avaient vraisemblablement été forgées dans un sourire perpétuel.

Elle avait toujours été plus en chair que les filles de son âge et cela lui avait souvent valu des moqueries de la part de certains de nos camarades de l'époque. Je l'avais beaucoup consolée face à ses peines de coeur et ses déceptions sociales.

En ce qui me concernait, je n'avais jamais envisagé notre relation à un niveau supérieur, même avant mon service. Je n'avais même jamais pensé à elle d'un point de vue purement sexuel. Pourtant, dire qu'elle n'était pas mon genre de fille aurait été mentir : elle brillait par son humour, son esprit et son apparence.

Son corps en sablier avait inspiré certaines de mes toiles. Son teint olive était toujours légèrement bronzé par le soleil californien. Elle avait des cuisses imposantes, une taille fine et équilibrée par des hanches gonflées d'amour, qui semblaient être l'endroit idéal pour les mains d'un amant. Un ventre un peu plus proéminent que la moyenne mais qui laissait entrevoir une bosse toute somme esthétique sous ses vêtements. Des épaules larges et angulaires qui surmontaient une poitrine certes sujette à la gravité, mais bien proportionnée pour autant.

Paradoxalement, ce que je trouvais captivant chez elle était ce qui causait son malheur : pour les garçons de notre époque, elle était de celles qu'on désirait sans retenue dans l'intimité d'un lit mais pas dans le sérieux d'une relation engagée et publique. De celles qu'on cachait, par honte de les tenir à son propre bras, ou de les présenter à son entourage.

Le monde n'avait jamais été tendre avec les femmes, de toute façon.

Joyce me sortit de mes pensées en se penchant à mon oreille pour chuchoter quelques mots :

— Désolé de pas t'avoir dit que Landon serait là. C'est un chouette type. Un peu arrogant à première vue mais il a bon fond.

Je haussai les épaules et me fit violence pour passer outre sa présence.

— Au fait, m'interpella Paul. Comment ça se fait que tu viennes en voiture ?

Je laissai plâner le doute pendant un court instant. Ma jambe tressauta plusieurs fois, à l'abri de leur regard. J'avais une furieuse envie de rentrer chez moi.

Les coudes sur la table, je posai mon menton sur mes mains jointes et déclarai :

— On m'a fait passer le permis à l'armée, c'est tout.

Mes amis hochèrent lentement la tête.

Je détestais cette pitié que je voyais dans leurs yeux.

Landon, lui, semblait juste curieux. Ses sourcils étaient froncés par la profonde réflexion dans laquelle il semblait plongé.

Les épaules haussées, je repris :

— Il y aura au moins eu un truc utile dans tout ce merdier.

Ils restèrent immobiles, sans savoir comment réagir.

— Je rigole, indiquai-je, sans vraiment rire.

Joyce et Shirley se décrispèrent, et Paul retrouva son inoubliable air malicieux.

— C'est cool ! Comme ça, Landon ne sera plus le seul à nous emmener ! me taquina-t-il.

Vidant l'air de mes poumons, je poussai un long soupir.

— Tu peux toujours courir pour que je fasse le taxi, le narguai-je.

Il me fit ses yeux de biche dont il avait le secret, mais je balayai son cinéma d'un revers de la main.

Après un moment, Landon prit la parole :

— Ils annoncent beau temps le week-end prochain. Mes parents sont absents, et j'ai une piscine... donc si vous êtes partants je fais une petit fête chez moi samedi soir.

— Tu ne vis pas sur le campus ? m'enquis-je.

Il se para de cet énervant sourire.

— J'ai une chambre mais je passe le plus clair de mon temps chez mes parents. C'est plus grand, et puis ils sont souvent en voyage, donc j'en profite.

Je fronçai le nez. Il avait l'air d'être blindé, à l'écouter parler. Pas que ce soit un problème en soi, du moment qu'il n'abusait pas de son statut.

Je pris une grande inspiration.

— Sans moi, dis-je précipitamment. Je n'aime pas l'eau.

— Tu rigoles ? Il adore ça, on a appris à nager ensemble ! s'indigna Paul.

Je lui lançai un regard d'alerte. Ses lèvres s'affaissèrent.

Landon fronça les sourcils mais ne releva pas.

Je m'en voulais de toujours tout ramener à moi, mais c'était beaucoup me demander de me retrouver dans une soirée aquatique où il serait évidemment mal vu que j'arrive en manches longues et que je reste habillé toute la soirée.

Personne ne pouvait comprendre que je n'avais pas d'autre option.

Landon intégra bien que j'avais mes raisons de refuser l'invitation, mais il insista :

— C'est pas une pool party, vous êtes pas obligés de vous baigner si vous avez pas envie. En tout cas ça me ferait plaisir de vous y voir.

Les billes noires qu'il avait à la place des yeux me lorgnèrent en quête d'une réaction positive. Je ne savais pas trop ce que ce mec me voulait.

Joyce me lança un regard suppliant.

Une partie de moi ne voulait pas se lâcher, montrer que je m'amusais, que je passais à autre chose, que je guérissais.

L'autre partie ne demandait qu'à vivre. Rire, discuter, aimer, profiter.

Guérir, finalement.

Cela me demanda un effort considérable, mais je pris exemple sur les paroles de ma psy.

Pour la première fois depuis longtemps, je choisis la deuxième option et me laissai tenter, sans savoir ce que ça allait donner.

Annotations

Vous aimez lire MaelysMaziere ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0