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Reid


Les pieds dans l'eau jusqu'aux mollets, ça faisait une demi-heure que je me laissais traîner sur le pavage de la piscine familiale.

Je n'y étais pas retourné depuis mon retour. J'étais pourtant bien conscient qu'avoir ce genre de construction était une chance pour une famille de classe moyenne comme la mienne.

L'eau avait toujours été mon élément favori. J'avais même été un membre éminent de l'équipe de natation au lycée. Cela faisait partie de mes meilleurs souvenirs.

Je soupirai.

La simple idée de me rendre chez Landon et d'être à proximité d'une piscine me donnait de l'urticaire. Les scénarios les plus tordus et inimaginables tournaient déjà dans ma tête.

Et si quelqu'un faisait une réflexion sur ma tenue ? Et si on me tannait pour que j'enlève mon t-shirt ? Et si quelqu'un me poussait dans l'eau par mégarde, ou par méchanceté ?

J'étais pourtant bien conscient que personne ne serait jamais assez méchant pour faire une telle chose. Et puis si un mec m'agrippait sans mon accord, j'étais dans mon droit de lui coller une raclée.

J'étais peut-être traumatisé et dépressif sur les bords, mais je savais encore me battre.

Alors pourquoi ça me faisait si peur ?

Le bruit de la porte fenêtre du salon me fit sursauter. Je restai en alerte jusqu'à ce que mon père apparaisse dans mon champ de vision. Le regard toujours porté sur l'eau cristalline, je ne dis rien quand il s'assit à mes côtés, plongeant ses propres pieds dans l'eau. Il n'y avait pas vraiment besoin de parler dans ce genre de moments.

La brise tiède du mois d'Août fit se dresser mes cheveux sur ma tête.

Nous restâmes là un moment, à nous communiquer silencieusement toutes les choses qu'on n'osait pas se dire en temps normal.

Mon père m'aimait d'un amour tendre et inconditionnel. Il n'y avait aucun doute là-dessus. Il aimait toujours sont fils, même s'il était cassé en morceaux.

Il n'avait pas les mêmes réactions que ma mère à cet égard, et je lui en étais reconnaissant. Je me sentais gratifié qu'il ne me traite pas comme une victime de plus dans cet affreux contexte. À la place, j'étais le fils qu'il pensait perdre mais qui avait fini par rentrer à la maison.

Alors ce qu'il nous restait à faire, c'était d'avancer.

Sa voix me sortit de mes pensées :

— Qu'est-ce qui te tracasse ?

Je fis abstraction de la bile qui remontait le long de ma gorge, et bredouillai une réponse à peine intelligible.

Mon père hocha la tête, les lèvres pincées. Je m'en voulus ausitôt.

Il ne méritait pas ça. Il ne méritait pas mon silence.

Je trouvai au fond de moi la force de formuler quelque chose d'acceptable, la voix chevrotante :

— On m'a invité à une fête.

Son visage s'illumina. C'était comme si sa joie irradiait de lui, telle un halo de chaleur.

Sa première pensée fut sûrement : "Chouette, mon fils n'est pas une paria !"

Il bégaya mais reprit vite ses esprits.

— C'est génial ! Qu'est-ce qui ne te plaît pas dans cette idée ?

La fraîcheur de l'eau fit se recroqueviller mes orteils. La tête toujours baissée, je faisais bouger mes pieds au gré du courant induit par la pompe de filtration.

Ma vision se brouilla.

— Ça va être autour de la piscine... Je sais pas pourquoi j'ai dit oui, me lamentai-je.

Il sembla comprendre ce qui me dérangeait et prit cet air de réflexion dont il avait le secret.

— Est-ce que tu vas à cette fête pour te baigner ou pour passer du temps avec tes amis qui t'ont manqué ?

Je l'observai. Mon premier réflexe fut de pouffer nerveusement. Amusé par ma réaction, il haussa les sourcils.

— Toi aussi tu trouves que la question est rhétorique ? poursuivit-il.

Après un moment, je hochai la tête.

Il avait certainement raison : je me prenais la tête pour des choses qui paraissaient futiles au reste du monde.

Je lui promis de creuser la question et de faire un effort.

— Est-ce qu'on peut prendre rendez-vous pour renouveler mon ordonnance ? quémandai-je pour changer de sujet.

Je n'avais pas l'intention de cogiter sur cette histoire de piscine tout le week-end.

Il déglutit lentement et me lança un regard criant d'inquiétude. Je savais qu'il n'osait pas me poser la question qui lui brûlait les lèvres :

Est-ce que j'avais encore besoin de ces calmants ?

J'ignorai son alerte. Je ne lui jetais pas la pierre mais... il ne pourrait jamais imaginer ce qui animait mes pensées quand j'étais au pire de ma forme.

— Reid ?

La voix lointaine de ma mère nous fit nous dresser comme deux suricates à l'affût du danger.

Mon père me jeta ce regard qu'il faisait toujours quand sa femme était sur le point de donner une directive.

Je répondis à l'appel de mon nom, peinant à me lever sans mouiller mon pantalon qui était pourtant bien retroussé.

Je levai les yeux au ciel.

Comme toutes les mères, elle se contentait généralement de m'appeler et ne répondait plus quand je me manifestais.

— J'ai les pieds mouillés maman, qu'est-ce qui se passe ? interrogeai-je, à l'arrêt dans l'encadrement de la baie vitrée.

— Paul est venu te rendre visite !

Ne parvenant toujours pas à identifier précisément la provenance de sa voix, je soupirai.

— Dis-lui de faire le tour alors !

Elle avait l'art de faire durer le suspense et de le faire retomber comme un soufflé raté.

Trente secondes plus tard, un Paul de bonne humeur franchit la clotûre du jardin arrière en se frottant les mains.

— Mais que vois-je... on dirait que la piscine n'attend que moi !

Mon père, qui était jusqu'alors toujours assis, se hissa sur ses jambes et salua mon ami.

— Qu'est-ce que tu attends pour faire un plongeon ? Elle est faite pour ça, lui proposa-t-il.

— Alors là, faut pas me le dire deux fois !

— Bonjour, sinon ? intervins-je, feignant d'être vexé.

Paul éclata de rire et mon père retint son sourire.

— Je vous laisse, déclara-t-il avant de s'éclipser.

Après son départ, je me tournai vers mon ami qui était déjà en caleçon, prêt à sauter dans l'eau.

Le voir aussi décontracté me faisait du bien.

Je m'assis sur l'un des transats disponible au bord de la piscine.

— Tu veux pas piquer une tête avec moi ? Comme on faisait avant ?

Il battit des cils et me lança un regard suppliant qui était ma foi assez exagéré.

La piscine n'était pas très grande, mais sufisamment pour qu'on puisse faire des longueurs tous les deux... mais je bloquais.

— Je sais pas, Paul...

Je me frottai les bras à travers le haut à manche longues que je portais.

Un éclair de tristesse sembla passer dans ses yeux quand il comprit que je n'étais plus aussi à l'aise en sa compagnie. Et pourtant, je mourrais d'envie de lui dire que ce n'était pas lui le problème.

— Tu n'es pas obligé d'enlever ton haut, si c'est ce qui te dérange, avança-t-il dans une dernière tentative de me convaincre.

Je mis un certain temps à considérer la question. Mes mains étaient à présent moites et mon souffle s'était un peu accéléré.

Paul était déjà entrain de barboter dans l'eau.

Les jambes tremblantes, je me levai et me dirigeai vers la baie vitrée.

— Je reviens, l'avertis-je.

Une fois mes pieds secs, je me glissai à l'intérieur et fus quelque peu étouffé par la fausse fraîcheur que procurait l'air conditionné. Le choc thermique entre l'atmosphère de la maison et celle de la terrasse était assez dérangeant.

Je me rendis dans ma chambre, assez peu sûr de moi.

Mon armoire n'avait jamais été très fournie. Je n'avais jamais été porté sur la mode, en réalité. Mon style s'était toujours résumé à des jeans larges, des hauts à l'effigie de mes groupes musicaux préférés et des baskets confortables.

Je n'aimais pas m'embêter.

La penderie sentait fortement le renfermé . Il fallait dire qu'à part pour me rendre à l'université, je n'étais pas beaucoup sorti de chez moi depuis que j'étais revenu. Certains vêtements trainaient la dedans depuis des mois sans avoir été lavés.

Après une minute de recherche, mon regard se figea sur ce que je cherchais.

Ce n'est qu'une fois nu dans ma salle de bain que je lorgnai la combinaison de surf d'un air inquiet avant de me décider à l'enfiler. La sensation du Lycra sur ma peau me fit l'effet d'une brûlure à mesure que tous les souvenirs que j'avais dans cette tenue ressurgissaient.

Bien qu'elle m'aille toujours, elle était tout de même devenue un peu serrée pour moi.

S'il y avait bien quelque chose qu'on ne pouvait pas nier, c'était que la guerre pouvait drastiquement faire évoluer la plastique d'un soldat.

Cependant, cette nouvelle musculature ne valait pas toutes les souffrances que j'avais endurées.

Je croisai mes bras pour tester l'élasticité de la combinaison au niveau des épaules et jugeai que ça conviendrait pour faire trempette dans un cadre privé.

Si toutefois je reprenais goût à la natation, il faudrait que je réinvestisse dans du matériel adapté.

Je ne pris même pas la peine de me regarder dans le miroir : je voulais juste pouvoir me baigner avec mon meilleur ami en attendant de pouvoir un jour trouver le courage de dévoiler à nouveau mon corps au grand jour.

Quand je refis irruption sur la terrasse, mon ami était lancé dans ses longueurs, si bien qu'il ne me vit pas tout de suite arriver.

Je m'assis près de l'escalier en margelle, m'acclimatant à la température de l'eau. Paul releva la tête et remarqua ma présence.

Il échappa un sifflement exagéré, un peu comme ceux qu'on voyait dans les films quand un homme voyait passer une jolie femme.

Je levai les yeux au ciel et mouillai ma nuque.

— On dirait que tu as trouvé le compromis parfait, je suis fier de toi ! affirma Paul.

Je lui lançai un sourire sincère et un peu moins crispé que quelques minutes auparavant.

— Dis donc, qui êtes-vous et qu'avez-vous fait de cette grande perche qui me servait de meilleur ami ?

Je retins à peine mon rire.

— De quoi tu parles ?

Paul se rapprocha de l'escalier pour avoir pied et posa ses mains sur les hanches dans ce qui ressemblait à une pose assez dramatique.

— Ce que je dis c'est que t'es plus baraqué que moi maintenant. Je vais devoir faire gaffe, déjà que t'avais du succès à l'époque... mais là tu vas sérieusement me faire de la concurrence, roucoula-t-il en me faisant un clin d'oeil.

Je secouai la tête et balayai ses inepties d'un geste de la main. Un soupçon de dégoût me parcourut du même coup.

C'était aujourd'hui la réaction que j'avais à l'idée d'être intime avec une femme.

Je me demandais souvent si je serais un jour capable de retrouver les rapports sociaux que j'avais avec mes pairs auparavant.

Le même rapport aux femmes, à l'amour, et au sexe.

Quand je m'immergeai enfin, cela me fit à la fois un bien fou et un éléctrochoc sensoriel. Le soleil cognait encore assez fort même si l'après-midi touchait bientôt à la fin. Je me laissai flotter sur le dos et appréciai ses rayons sur ma combinaison.

— Tu te souviens quand on a gagné le championnat régional au relais quatre fois cent mètres ? finis-je par demander après un long silence.

Paul mit sa tête sous l'eau et en ressortit avant de secouer ses cheveux comme un chien espiègle désireux d'éclabousser son maître après un bain.

— On avait pas dormi cette nuit-là.

Mes lèvres se retroussèrent en un sourire.

— Le coach disait toujours qu'on formait un tandem exemplaire.

— C'est parce qu'on l'était.

Nous nous laissâmes porter par le bruit de la brise dans le saule pleureur qui se trouvait à proximité de la piscine.

Mon ami souffla dans l'eau pour faire des bulles, à la manière d'un enfant qui découvrait les lois physiques qui régissaient notre existence dans ce monde.

— Tu sais, je pense que ça ferait plaisir au coach de te revoir. Il n'a jamais cessé de parler de toi.

Je me revoyais nager de toutes mes forces, porté par la volonté de rendre fier mon entourage. De gagner en équipe. De garder un souvenir indélébile de cette période de ma vie que j'avais tant chéri.

J'aurais voulu que cette période ne se termine jamais.

Un peu comme le jeune héros de ce roman britannique qui ne voulait pas grandir.

Au fond, j'aurais juste voulu que le contexte ne m'oblige pas à vieillir aussi vite.

On fisait souvent que le savoir c'était le pouvoir. Pourtant, je me retrouvais à prier chaque jour pour oublier tout ce que je savais. Le pouvoir ne valait certainement pas d'être témoin d'autant de cruauté sur Terre.

J'avais réussi à me persuader avec le temps que pour vivre heureux, il valait mieux vivre ignorant.

— Je vais y réfléchir, lâchai-je avec le peu d'entrain qu'il me restait.

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