1.
Disons Sidonie. Sidonie, ça situe assez, on n'en connaît pas trente des Sidonies. Et même si elle s'appelait Jeanne ou Marie et qu'on en connaissait trente des Jeannes ou Maries, suffirait de la surnommer, dire Jeanne la grande et Jeanne la petite, ou l'une Marion et l'autre Mariette.
Sauf que là c'est une Sidonie, et qu'on n'en connaît qu'une, alors Sidonie suffira. D'ailleurs on n'a personne d'autre que Sidonie pour l'instant, donc pas de risque de se tromper. Vous pouvez ignorer les Jeannes et les Maries, c'était pour l'exemple, dans l'hypothétique. Ou alors si vous y tenez gardez-les dans le fond, pour faire foule et que Sidonie se sente moins seule. Distribuez autant de surnoms qu'il faudra pour que vous vous sentiez à l'aise avec elles toutes.
Mais surtout jamais de nom de famille. Sidonie ne supporte pas les noms de famille. Elle en a eu un, comme tout ce qui sort de quelque part, mais quand son père lui a dit un jour ma fille tu perdras ton nom sa fille lui a demandé alors en quoi c'est mon nom s'il me glisse des épaules au premier homme qui me déshabille. Et puisqu'il est noué si fragile, autant qu'il délace aujourd'hui.
Sidonie a jeté son nom loin là où ça n'importe plus vraiment, mais elle a gardé Sidonie son prénom qui a l'avantage de l'appeler quand on le dit.
De cette expérience elle a tiré sagesse et hauteur de vue : loin d'avoir retranché les noms de famille de ses centres de curiosité, elle s'est offert le luxe de les étudier d'une position neutre, du point de vue de celle qui ne s'en reconnaît plus. Elle a bachoté les étymologies, rongé la racine de pourquoi l'untel qu'on le range comme ça dans le trombinoscope, fignolé son classement d'entre ceux qui portent le nom d'un métier - Lefebvres et Boulangers - d'un fief - Duponts et Rivières - ou d'un ancêtre illustre - d'où ces inexorables Martins.
Quand le prénom se borne à cibler la personne dans ses contours personnels, le nom l'arrime contre quelque chose de plus large encore ; comme si le prénom servait à délimiter la taille du corps, tandis que le nom indiquait la mesure de l'âme, la tranche du réel dont s'accaparent ces mains, que foulent ces pieds et possèdent les puissants bras de l'homme. De sorte que dans la hiérarchie des noms, Duchamp occupe un rang onomastiquement moindre que Châtelain, lui-même en-dessous de Lecomte, qui se couche face à Leduc.
Sidonie s'en est sidéré, s'est dit si j'arrivais à me procurer un nom-légende comme Leroy ou Lemaître, j'acquerrai le pouvoir niché dans la concussion des consonnes, je deviendrai maîtresse et reine en vertu de l'aïeul baptiseur, le roi et maître qui ruisselle sa noblesse sur tout son lignage. Mais au fil de ses recherches, Sidonie a retracé la cascade des générations, filé droit dans le gouffre des siècles, et s'est rendu compte que les nommeurs originels qui tamponnent leurs fils avec des patronymes parviennent à les faire perdurer même s'ils ne désignent plus directement le métier ou le fief des descendants : ainsi les Boulangers parfois ne boulangent plus, et les Duponts en ont déménagé voilà belle lurette.
Si bien que ce qui compte dans un nom n'est pas tant le sens que composent les syllabes - mazette, il y en a même qui ne veulent rien dire du tout ! - mais le fait qu'il trahisse la familiarité des uns et des autres : le Dupont reconnaît son frère Dupont, son fils Dupont et son cousin Du-pareil. Qu'importe le pont qui les fonda le premier ; celui qui les lie aujourd'hui résonne à chaque appel de classe, sur les pages de l'annuaire et au devant des monuments aux morts.
D'où ce que le mari mange le nom de sa femme pour l'ingérer au sein de sa nébuleuse familiale : il la rend commune à ses pairs, au point que le nom qui l'ancre à plus grand qu'elle lui donne en partage l'histoire de son beau-frère Dupont, l'honneur de son beau-père Dupont, et lui justifie de vivre en société avec tous les Du-toujours-pareil.
Sidonie s'en est dissonné, s'est dit même si je me dégotte un Leroy ou Lemaître et que j'annexe son nom quand il m'aura gâté l'annulaire, ça ne contentera pas mes ambitions. Déjà, il n'est pas certain que monsieur Leroy soit roi. Certes, il y a des chances pour que son cinquante-fois-arrière-grand-père ait eu quelque chose de royal, qu'il en ait raflé le nom pour le contagier à ses enfants, mais parmi la progéniture qui aura gardé ce trait de noblesse ? Et sur cinquante générations, que restera-t-il de l'héritage initial ? Et puis surtout j'ai pas envie qu'on me marie l'annulaire à personne que ce soit : en échange d'une pièce montée, une vie à me devoir à l'un, à demeurer son autre à jamais, halètement sur allaitement ? Merci bien ! Et puis il y a l'haleine. Passer la nuit, le balai et les scènes. Non, je veux un nom qui se signe sans bail, où je récupère tous les legs sans devoir un loyer à quiconque.
Sidonie s'est retournée sur les colonnes des Jeannes et Maries hypothétiques qui patientent en arrière-plan. Elle les a vues qui se laissent une à une prendre la taille par les Duponts et les Martins. Mille fois Marie Dupont hypothétiques l'appellent et l'invitent à s'enrober du carapaçon marital : qu'enfin Sidonie se coconne, que Sidonie se nomme pour se donner à son homme ! Mais Sidonie se cantonne au non, au refus compact qui reflue la foule des épousées dans la benne aux futurs renoncés. Pour y succomber, il aurait fallu s'appeler Jeanne ou Marie, et Sidonie s'appelle Sidonie. Ça la confine au spécial, et le spécial est spécial principalement parce qu'il est tout seul à être spécial. Donc Sidonie est toute seule, et c'est pour ça qu'elle est tentée par ne plus être Sidonie et s'abandonner aux Maries, car être toute seule, ça tenaille autant que n'avoir qu'un prénom pour désigner son corps.
On sait très bien comment parler de Sidonie et tracer son périmètre à force de scies, de dos et de nids ; mais sans nom, un vrai nom qui ne soit pas pré-, comment savoir ce qui l'attache à ses congénères ? Comment pister les petits bouts de son âme égarés sur les autres ? Et quels autres ? Il n'y a que Sidonie et ses hypothèses foireuses !
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