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Sidonie songe seule au stratagème qui la sortira d'angoisse, mais songer ne fait qu'emboîter les peurs, ça spirale à vous damner le sommeil, n'y a plus qu'à errer pas de louve au long des avenues, larme aux joues, l'arme en joue sur les passants poisseux leur crier donne-moi ton nom que je le mange ! Vous verrez, tous, vous verrez comme je vous boufferai le nom, et jamais vous me gourmerez le doigt ! Hurler jusqu'à l'aube et finir plate, rampant porte à porte pour quérir qui lui laissera gîter la nuit, elle, orpheline au monde et braillant plein la rue.

Soudain une porte qui ne claque pas, le palais d'un vieil homme sans fille qui la couche dans un landau d'adulte. Sidonie est accueillie, se réveille ébahie dans une couchette avec des airs de chez-soi. On lui a prêté un lit et pourtant... pas de mari pour ronfler à côté.

Un grand sourire soudain lui dénude les dents : elle a fomenté sa façon de conquêter les noms.

Elle s'immisce jusqu'au bureau du vieil homme sans fille et lui dit vieil homme si tu veux je serai ta fille. Tu m'adopteras j'aurai ton nom tes clés ta dot, et en contrepartie tu auras une fille pour t'enterrer.

Le vieillard s'est étonné ; il présumait qu'on obtenait les filles par le biais des femmes, qu'elles étaient des enfantes à élever longtemps pour que dalle du tout, juste bonnes à dilapider les fortunes chez le fils du voisin. Mais Sidonie proposait un tout autre contrat de filiation : elle ne deviendrait jamais femme de personne, la femme n'est que la fille excisée de son foyer, exilée des siens, non : elle resterait fille émancipée et promettait de garder le nom du père, de se le nouer en bandoulière de sorte qu'à chaque fois qu'on l'appellera, il tressaillera encore un peu du fond de la tombe. Il a accepté, et Sidonie a récolté son premier nom ; commun, bien comme il faut : disons Lefebvre.

Sidonie Lefebvre.

Voilà qui sonnait bien, mais trop pauvre encore pour l'insatiable Sidonie. Le jour même, elle s'en est allée rencontrer les Lefebvres de toutes les branches, et s'est éberluée face à l'inépuisable file de cousins venus rencontrer la nouvelle.

Les plus hauts dignitaires Lefebvre ont réuni un concile pour juger de comment aborder l'anomalie, arguant que n'est Lefebvre que celui qui nait Lefebvre, ou s'y trouve bouturé par la voie matrimoniale. Quant aux adoptions, elles se limitent aux gamins, à ceux qui n'ont pas encore d'autre nom imprimé au cœur. Qui était cette immigrée venue se naturaliser déjà mûre ? Savait-elle seulement les traditions familiales ? Jactait-elle les mots comme seuls l'osent les Lefebvres pur souche ? Le vieillard a désamorcé les craintes, et a expliqué avec verve et fracas la chance inouïe que c'était de recueillir une fille à son âge, d'inscrire ses lettres sur une anonyme de passage, vierge aux noms des maris, une Sidonie somme toute.

Le plaidoyer a fait mouche – surmouche ― scaramouche. Un désir s'est insinué dans les poitrines sèches des séniles du concile, le sourd désir d'aussi l'avoir, d'aussi pouvoir paterner si librement, croiser une jeune fille et lui dire accrois-moi, prolonge un morceau de moi au delà de la poigne de la mort que je sens ramper jusqu'à ma gorge. Même ceux qui avaient déjà des filles s'en sentaient touchés : ils avaient leurs Maries, leurs Jeannes, mais personne ne comptait de Sidonie parmi ses ouailles.

Le concile s'est achevé ; une nuée de notables Lefebvre s'est acheminé vers Sidonie. Elle se noyait déjà dans un banc de jeunes cousins qui lui serraient les mains en suppliant Sidonie sois ma sœur ! Quitte à ce que tu nous deviennes parente, autant que nous soyons tous tes frères ! Les vieillards se sont joints à l'embrassade, et Sidonie y a gagné autant de pères. Et aimants, oh ! Comme c'est pas permis.

Bientôt le bruit a couru. Qu'une femme, on ne sait comment ni d'où, s'est fait adopter par l'intégralité des membres d'une même famille. Les journalistes ont articulé bon train, fait monter l'affaire en mayonnaise : c'est dire si Sidonie savait l'émulser. Elle trimardait de plateau télé en studio radio, y jouait des cils et voisait des inflexions félines, des modulations chatonnes propres à animer dans tout esprit sain des velléités de caresses. Elle enjoignait les Lefebvres de partout qu'ils soient de se présenter à elle, et de lui aménager une chambre au cas où elle passerait visite. Elle narrait son passé tumulte, avec juste ce qu'il faut de mystère pour accrocher les auditeurs, et décrivait son futur idéal : un pays où elle pourra être reçue par n'importe qui, et savoir que par la connivence des voyelles, elle accordera une confiance aveugle à ses hôtes. Chaque homme son frère et chaque femme sa sœur. Son quotidien déjà s'en approchait : elle dînait tous les soirs chez un Lefebvre différent.

Les pamphlétaires n'ont pas tardé à javeler leurs plumes contre l'impudente : est-ce qu'on enfante et fraternise ainsi, parce qu'on l'a décidé ? Chienlit ! Décadence ! Et quel front de réclamer une place dans le cœur de tous ; pour quelle espèce de Jésuse est-ce qu'elle se prend ? Sidonie s'en défendait disant je ne prône rien à personne, que chacun couche à la maison qu'il veut, en consolide les murs et replâtre les mariages ; je ne prêche pour aucun divorce généralisé, que les Jeannes restent Jeannes et j'officierai comme Sidonie.

Sidonie Lefebvre ? lui a dardé le fameux polémiste Rivière. Oui, Sidonie, Sidonie Quoi-que-ce-soit, réplique-t-elle. Alors par exemple, reprend son interviewer, si je décidais moi aussi de vous adopter – à compter que vous en soyez d'accord – malgré que je n'ai rien d'un Lefebvre, vous accepteriez ? Sidonie a acquiescé. Le caméraman amusé, un Boulanger tout ce qu'il y a de plus lambda, balance à son tour et moi, vous me prendriez comme papa ? Derechef Sidonie lui a accordé.

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