3.
Le scandale gerbait sa mousse. Une femme, magazinée en première de toutes les revues, accepte d'entrer dans la famille de n'importe quel inconnu croisé à l'improviste. Sidonie Lefebvre-Rivière-Boulanger bien vite ne se contente plus d'une simple triplette de noms. Elle commence par se venger des Maries hypothétiques qui la tourmentaient quand elle était encore anonyme : elle alpague le premier Dupont venu, puis quelque Martin qui vaquait non loin. Ils fondent devant la diva, l'adoptent et l'adoubent dans leurs généalogies surnombreuses. Sidonie aurait eu honte de s'appeler seulement Dupont ou Martin. Mais parmi toutes les filles bonnes à marier, qui pouvait se targuer d'un nom si vorace que Lefebvre-Rivière-Boulanger-Dupont-Martin ?
Majorée d'un million de parents, Sidonie s'adonne à sa tournée, mais il lui apparaît bien vite qu'elle n'aura pas assez de jours en poche pour s'attabler au côté de tous les siens, de les rencontrer un par un pour creuser patiemment les gisements d'une sororité parfois bien tapie. Elle organisait des apéros dînatoires géants où claquer la bise aux Duponts par grappes de douze : d'une main elle distribuait les accolades, de l'autre paraphait les coupons d'adoption piochés dans un carton à l'entrée. Pas moyen de s'attarder aux prénoms des badauds, leur embrasser le corps une fois suffisait à les assumer comme compères, et amarrer à leur âme un échantillon de familiarité. Elle s'est même résolue à engager des vigiles et autres tamis humains pour interrompre le flux des intrus non-Duponts qui s'infiltraient dans les congrès de Duponts : que les Rivières attendent le congrès des Rivières, et les Martins celui des Martins ! Quant aux autres, qu'ils attendent dehors ! Plus tard, quand j'aurai aussi pris leur nom, plus tard.
Sidonie s'essoufflait. Le rythme de ces meetings libre-accès l'éreintait. Aussi, quand les plus fortunés des Duponts se sont spontanément offert de restreindre l'entrevue avec Sidonie en priorisant les possesseurs d'un Sidopass onéreux, elle n'y a rien opposé. D'autant que malgré la surenchère immédiate du Sidopass, certains faisaient valoir leur place dans l'agenda des tête-à-tête en canardant leur idole de paniers-cadeaux. Devenue usufruitière d'un sympathique manoir, Sidonie laissait ses majordomes empiler les kilos de caviar sous les montagnes de champagne. Elle a considéré que ce type de lobbysme constituait un critère assez avantageux pour remanier son emploi du temps. Puisqu'après tout il fallait trier, autant laisser les adopteurs se trier tous seuls.
Bientôt, réclamer la paternité de Sidonie s'est imposé comme mode bourgeoise ; il y avait la parenté banale des fils légitimes et naturels, et l'ascendance universelle que procurait la fille, l'induplicable, l'incommensurable. On encadrait l'acte d'adoption sur le mur du salon, un peu comme le pin's de la Légion d'Honneur piqué sur les chemises. Des Crésus de toute provenance se sont pris au jeu : des messieurs Leroys et Lemaîtres à la pelle qu'on les numère plus. Sidonie recevait politiques, show-businessmen aussi bien qu'industriels. Elle a acquis les noms les plus convoités, ceux qui inspirent le respect républicain et pullulent sur les étiquettes des produits manufacturés loin loin loin.
C'est à partir de cette période là que les magazines people n'ont plus réussi à suivre. Passait encore de placarder cinq noms sous Sidonie, rien que pour l'épate, mais dix ? Trente ? Ça ne rentre plus sur la couverture. Un temps les rédacteurs en chef ont tenté le compromis, en instaurant un encadré dit Sidonaire, à côté des nécrologies et des petites annonces. La liste complète et ordonnée des noms de Sidonie y était mise à jour. Un, deux mois et puis ça ne valait plus la peine, plus assez de place. Bien sûr, Sidonie continuait de faire les unes, mais on ne l'appelait plus que comme ça, Sidonie, comme au tout début qu'elle était encore une anonyme. Elle posait pour les grands titres comme Sidonie devient la fille du président !!! Ou bien Sidonie enfin adoptée par le Dalaï-Lama !!! Le tout tartiné de points d'exclamation, à se demander qu'à qui qu'on s'exclame.
Sidonie elle-même commençait à s'y perdre. Un jour qu'elle serrait la pince à un maffieux – ou était-ce un ministre ? Qu'importe, la même cravate respectable sous l'œil crochu – elle lui a dit ravie monsieur Boulanger que vous me jugiez digne d'arborer votre nom. Et l'autre de répondre mademoiselle, mais vous le portez déjà, et assez haut dans la liste, rien n'aura à s'allonger sur votre parchemin d'identité, je voulais simplement jouir de votre présence et vous réassurer personnellement de l'indéfectible soutien des Boulangers à votre égard, nous qui vous accompagnons depuis, ah oui depuis au moins. Ah bon, je suis déjà Boulangère ? Sidonie a soupiré. Depuis le rooftop où elle suçote son homard, elle toise la fourmilière des hommes qui s'activent dans la tourbe en contrebas. Elle avait tant absorbé déjà, de bas en haut, et qui la ferait monter encore ?... Elle se sentait lourde d'un monde qui l'appelait quand on le nomme, et un monde, ça vous rentre difficilement dans un ventre de femme. Sidonie s'est compressé le nombril pour réprimer la nausée. Un tournis lui a vaporé l'équilibre ; elle aurait pivoté du mauvais côté de la rambarde si deux gardes ne l'avaient soutenue d'un bond.
Le manistre – je veux dire le miffieux, le ma, le mi, m'enfin, v'savez – lui aussi a bondi. D'un ressort de jambe très diplomatique, de ceux qui tintouinent et fanfaronnent regardez comme je vous sauve la vie, ça me mérite bien de vous paterniser encore un peu. Il l'exhorte à prendre un autre verre en l'attirant au centre du rooftop, à l'abri du bord qui fait choir les éméchées. Mais Sidonie se sent lasse, elle perçoit l'acide dans l'intention du monsieur Boulanger, encore un qui joue à l'avoir le plus longtemps pour crâner au gala du lendemain. Depuis qu'elle prise ses pères parmi les puissants, un étau lui carcanne les côtes. Ils n'aiment pas à se la partager, et c'est à quel chef d'état fera valoir son autorité, à quel palais la séduira prisonnière le plus de jours. Sidonie a beau se rouspéter je suis majeure, je me décide moi toute seule et vous ne me délibérerez pas de mes droits ― elle a peine à le clamer haut et fort. Pourtant, cette fois, la poigne onguleuse du notable Boulanger l'électrochoque : elle l'arrache de son épaule et refuse le verre.
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