La Galère (Partie 2)

4 minutes de lecture

Moi je dis qu’en haut comme en bas, on est tous dans la même Galère. Même si c’est nous qui ruinons notre santé du soir au matin. Par roulements bien sûr, parce qu’il est hors de question que le bateau s'arrête un seul instant. Et parole de rameur, depuis que je suis ici, cette satanée bicoque n’a jamais montrée le moindre signe de faiblesse. On y met tous un point d’honneur : on sauterait à l’eau pour pousser si c’était nécessaire. C’est pour dire. Tout ça pour que les petites fesses de Làhaut puissent bronzer bien tranquilles. Quand on y pense…

Pour reprendre par le début, les premiers temps nous ramions tous à gauche, comme nous l’imposaient les consignes tout droit descendues de Làhaut. Nos rames étaient spécialement conçues pour fonctionner de ce côté-ci de la galère, de l’autre côté elles se seraient brisées, c’est du moins ce qu’on nous affirmait tous les jours, c’est à cause du courant, il pousserait à l’envers du sens des fibres, ça pourrait pas tenir longtemps, c’est évident ! Et qu’est-ce que vous croyez qu’on deviendrait avec toutes nos rames cassées, hein ? Eh bien c’est simple : la Galère callerait, et puis elle coulerait. C’est pas plus compliqué que ça. C’est ce que vous voulez ? Bon ! Alors ramez à gauche mes amis et vous verrez ! Nous naviguerons vers des contrées heureuses, et je ne donne pas dix ans à notre embarcation pour que vous finissiez par ramer, mes chers amis, avec des rames en or massif !

En or massif… Du coup, les promesses et l'espoir nous faisaient accomplir de véritables prouesses. Franchement, cela va peut-être vous faire sourire, mais je faisais partie de ces gens qui chantaient dans l'effort, … dès que le vent soufflera je repartira, dès que les vents tournerons, nous-nous en allerons[1]. Et il y avait aussi tous ces beaux discours que l'on nous diffusait dans les hauts parleurs du soir au matin pour soutenir notre effort, qui vantaient la beauté de l’avenir et les lendemains enchanteurs. Tout ça nous berçait, pauvres naïfs que nous étions, et du coup on redoublait d’effort. Au début le champagne coulait, je me souviens bien. Pas tous les jours bien sûr, mais c'est aussi pour ça que c'était agréable. Et puis avec le temps...

Les mois passèrent ainsi, puis les années. Pour être franc les effusions du départ s'érodèrent assez rapidement sous le poids des contraintes. Les hauts parleurs nous parlaient maintenant de crise, quelque chose de très grave s’était visiblement passé, l’avenir même de la Galère devenait incertain, c’est pour dire. L’origine du mal viendrait un idiot de Làhaut, ce con aurait vendu nos rames à une bande de négociants qui se seraient révélés être de parfaits magouilleurs… Moi je veux bien entendre des trucs pareils, mais j’avais beau regarder autour de moi, nos rames étaient toujours bien là, à creuser de belles entailles calleuses dans nos mains ! J’ai bien essayé de comprendre l’histoire mais les réponses qu’on me servait restaient floues, certainement un peu trop techniques pour un type comme moi. En gros, de ce que j’ai compris, tout était effectivement vendu mais… pas vraiment en fait… Comment dire… Les rames n’étaient plus à nous, tout au moins sur le papier, mais maintenant on les louait, du coup il fallait ramer un peu plus pour payer le montant de la location. Enfin : quelque chose comme ça, je suis pas sûr d’avoir tout compris parce que dis de cette manière, je l’avoue, ça parait un peu con…

Le résultat ne tarda pas à se faire sentir : à mesure que l’effort augmentait, la motivation des rameurs descendait d’autant. Parfois, il m'arrivait de regarder par le hublot, sur ma gauche, cherchant vers l’horizon les raisons profondes qui nous poussaient à continuer encore. Mais je ne voyais rien. Juste la mer, creusée par nos passages incessants, c'est tout. Plus de terre promise, plus d'avenir, que de l'eau, rien que de l'eau, et encore de l'eau. Salée comme une facture, piquante comme une fracture.

Et la fracture c’est ici, dans notre fond de cale, qu’on la ressentait le plus fort. En quatre ans de Galère à peine, tout le monde était épuisé. Tout le monde en avait marre de ramer pour rien, et ça commençait à gronder sévèrement. Le soir, au changement d’équipe, de grands débats surgissaient, des conversations serrées qui finissaient parfois en véritables batailles rangées. Je me souviens encore des deux courants de pensées qui s’affrontaient. Les premiers tenaient tête, ils croyaient encore que leurs efforts n’étaient pas vains, que rien n’était encore perdu, moi je pense que plus nous ramons, plus nous approchons du but, en fait c'est juste une question de temps, et plus c'est long, moins il nous reste à attendre, c’est mathématique. C’est à la toute dernière seconde qu’on gagne les gars, n’oubliez pas ! On y est presque, merde, c’est pas le moment de craquer, mais les autres n’étaient pas plus convaincus que ça, écoute un peu ce que j’ai à te dire ! C’est complètement con d’affirmer des trucs pareils ! En fait il suffit de regarder par le hublot : vous voyez quelque chose ? Non. Avez-vous un seul instant vu autre chose que la mer ? Non. Rien. Queue dalle. En fait j’ai la ferme impression que plus on rame, moins on avance ! Croyez-moi, si nous devions arriver quelque part, il y a déjà bien longtemps qu’on y serait…

Franchement, pour être honnête je vous dirais qu’à l’époque je n’avais pas vraiment d’opinion sur le sujet. Je trouvais que les deux raisonnements se tenaient bien, et il me semblait difficile de discerner qui avait raison de qui avait tort. Le fait est que pas mal de mes camarades pensaient comme moi, du coup le débat a duré encore longtemps, le ton montait souvent entre les deux visions des choses jusqu’au moment où les tensions commencèrent à avoir de sérieuses répercussions sur le rythme de la Galère. A un moment il y eut perte significative de vitesse, et ça, ce n’était pas très bon pour les petites affaires de Làhaut...



[1] Extrait de la chanson « Dès que le vent soufflera », Paroles et musique de Renaud Sechan – Album « Morgane de toi », © 1983

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Terry Torben ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0