3/ Vérification
Bien que la plupart du temps il entendait sans prêter attention à ce qu’on lui disait, cette fois-ci, il avait bien pris la peine de retenir l’itinéraire. Cette information, vraie ou fausse, avait piqué sa curiosité. Il fut aisé pour lui de cacher son intérêt, puisqu’il affichait en permanence un visage et une voix blasés. À chaque fois qu’il s'exprimait, son ton était monocorde, sans envies, sauf quand il s'agissait de la nature. Ce n'est pas qu'il s’ennuyait ou qu'il n'aimait pas sa vie, c'est simplement qu'il trouvait les interactions qu'il devait avoir avec les autres humains peu utiles, redondantes et hypocrites, sans compter que les habitants de son village étaient nombreux à ne pas assez respecter la nature selon lui. Mais pendant un instant, il avait retrouvé une envie de suivre une conversation. Il voulait voir cet arbre géant, au moins pour déterminer si Malgati disait vrai ou exagérait.
Il tourna la tête vers l'ours lointain qu'il avait aperçu. Il ne s'agissait pas de la bête monstrueuse que les chasseurs avaient poursuivie. L'animal ne portait aucun signe de blessure, or le monstre s'était pris des flèches.
Il suivit le sentier, jusqu'au "zigzag" évoqué. Il trouvait certes étonnant que Malgati ait réussi à se souvenir d'un itinéraire un peu complexe. Mais il trouvait encore plus improbable qu'il puisse inventer un faux parcours à partir d'éléments réels. Ses doutes n'étaient cependant pas éteints.
« Si ça se trouve, c'est un bâton. »
Quinquati marcha près d'une dizaine de minutes à peu près en ligne droite, à travers les arbres bas.
« Pouf, c'est long ! J'ignorais que Malgati était aussi endurant. C'est que ça ne doit plus être très loin, alors. »
Il s'arrêta quelques secondes, se posa sur le sol, dos contre un platane pour reprendre son souffle, qu'il avait déjà bien épuisé durant sa journée de travail. La nuit ne tarderait pas à apparaître. Il distingua alors du mouvement dans les feuillages. Un volatile au pelage noir de jais. Une branche ondula lorsqu'il se posa dessus, permettant à Quinquati d'observer les reflets sur ses plumes. Sans doute le même corbeau qu'avant, jugea-t-il, puisque cette espèce était trop rare dans la région pour qu'il en croise deux en si peu de temps.
Au contraire des gens du coin qui considéraient ce charognard comme un sinistre présage, l'humble bûcheron trouva cette présence réconfortante. Cet animal semblait presque le suivre, et l'existence de ce puissant compagnon le rassurait. Ses mouvements de tête saccadés l'amusaient et le fascinaient.
D'où il venait, il crut apercevoir un autre mouvement. Ce qui l'avait produit émettait un miroitement brillant où les désormais rares rayons soleil se répercutaient. Il cessa de regarder dans cette direction lorsqu'il entendit un grognement. Celui d'un ours. Quinquati se retourna et le discerna entre les buissons. Il se déplaçait la patte lourde à travers les bois, loin du lac où ses congénères étaient souvent observés en train de pêcher. Rien de particulier, il était d'un brun typique, quoique des poils gris parsemaient son encolure et tombaient vers le sol comme une barbe. Toujours pas la bête. Pas étonnant, la bête n'existait pas. Restait à savoir si c'était également le cas pour l'arbre géant.
Le bûcheron se releva. Seulement, il avait oublié vers quelle direction exacte il se dirigeait. Par chance, il lui suffit d'un coup d’œil sur le corbeau pour se rappeler qu'il fallait poursuivre dans la direction opposée au volatile.
Bientôt, il constata que les arbres se faisaient moins nombreux dans une zone droit devant lui. Le signe d'une potentielle clairière. Il s'y dirigea donc. Une fois à l'intérieur de cette zone dégagée, il poussa un cri d'émerveillement pour lui seul.
« Woah ! Alors c'était de ça qu'il parlait ! »
La lumière naturelle de la fin du jour n'était pas ici filtrée par les branchages, éclairant au mieux un arbre gigantesque dans toute sa majesté. Pas moins de cent mètres, estima Quinquati, à qui jamais ne s'était présenté l'opportunité d'en croiser un de plus de dix. Il contempla la merveille, beauté resplendissante, miracle de la nature. Son tronc à l'écorce écailleuse se séparait à mi-hauteur en de multiples branches, sur lesquelles poussaient des feuilles d'un vert immaculé, si nombreuses et imposantes qu'un épais buisson semblait recouvrir le dessus du colosse. L'homme resta aussi figé que le mastodonte pendant plusieurs minutes, puis rapidement, son esprit simple et pratique reprit le dessus.
« Il avait raison, il existe bel et bien, et il va falloir deux semaines pour abattre ce tronc immense. Et après quoi ? Il s'écroulera, pulvérisant d'autres arbres dans sa chute, et ce ne sera pas pour autant que je pourrais le récupérer. Il va me falloir couper le reste en plus petites planches... »
Les bras ballants de chaque côté de son corps, immobiles comme les branches de celui qui lui faisait face, le bûcheron s'enracinait dans ses pensées indécises.
« Et puis merde ! C'est un signe du destin qui se présente à moi ! Il s'agit d'un défi. Le plus gros qui soit. Et même si ce n'est pas rentable, je le relèverai, au moins pour la beauté du geste, pour le dépassement de moi-même, de mes limites, un nouveau record historique, écrasant de loin tous les autres ! »
Quand il s'agissait de couper des arbres, Quinquati s'enflammait, développant presque une âme de poète conquérant. Il ne remarqua même pas que l'ours barbu avait lui aussi rejoint la clairière, ni que le corbeau se situait à quelques mètres de lui, frappant le sol de son bec à la recherche de vers.
Quinquati approcha du colosse, passa sa main sur l'écorce avec respect et admiration.
« Je porterai les premiers coups aujourd'hui, pour la symbolique. » décida-t-il.
Trépignant d'impatience, il leva sa hache en l'air, plus haut que nécessaire, puis l'abaissa.
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