La lune descendait dans le ciel. Karathris n'avait plus beaucoup de temps pour accomplir son nouvel objectif, quoiqu'il découlât directement de la mission qu'elle s'était fixée il y avait déjà fort longtemps.

 Il lui fallait un allié de taille pour renverser la situation. Même si les humains seraient jugés un à un – tout du moins, au début – Karathris redoutait que la majorité ne soit exterminée. Il lui fallait un allié de taille – aussi minuscule soit-il. Laos pourrait l'aider.

 La déesse n'avait pas besoin d'une boussole ou d'un quelconque instrument pour voyager entre les dimensions, elle savait précisément où se rendre d'instinct. Pollah possédait la même faculté, mais nul ne savait si cela était dû à son union avec la Réceptrice.

 Les sens de Deux, affutés car ceux du félin l'étaient, lui indiquèrent le récent passage de plusieurs individus dans l'espace multidimensionnel. Qu'importe. Ils n'interféreraient certainement pas dans ses affaires.

 Deux bascula dans l'autre monde sans freiner son allure.

 Après plusieurs minutes de galop, l'être synchronisé atteignit un marais enchanté. Ses eaux mordorées brillaient d'un éclat plus pur que la nuit. Ses bourbiers s'étalaient sur des kilomètres, engloutissant la majorité de la végétation, pour n'en former plus qu'un amas argenté et stérile. Néanmoins, des formes de vie subsistaient dans cet environnement peu clément et pourtant magnifique. Elles s'étaient adaptées et avaient évolué pour subvenir à leurs besoins, ou alors pour les modifier. Certains insectes semblables à des libellules modifiaient le marais lui-même pour survivre dans ce lieu hostile, obligeant alors les autres habitants à se réadapter.

 Laos ne faisait pas parti de cette catégorie-là. En effet, il survivait uniquement grâce à son talent si particulier, que très peu d'individus de sa génération – et à peine plus dans les suivantes – possédaient. Cela faisait trois cents ans qu'il connaissait Karathris, et cinq fois plus longtemps qu'il arpentait les eaux usées mais bienfaitrices de la tourbière. Comme beaucoup ici, il avait augmenté sa durée de vie en la buvant, mais lui n'avait plus besoin d'évoluer pour échapper aux prédateurs et aux catastrophes naturelles, ni pour obtenir sa nourriture. Alors, avec si peu d'énergie dépensée, il lui en restait toujours plein en réserve, lui assurant une quasi-éternité.

 La déesse fit vibrer ses cordes vocales. Le marais remua autour d'elle. Une forme d'une douzaine de mètres de long, qui laissait s'échapper des bulles dans l'eau au-dessus d'elle, s'enfuit. Les libellules cessèrent un instant leur terraformage. Un silence inquiétant s'abattit dans les tourbières. Des reflets léchèrent un roc, qui sombraient dans les eaux d'argent depuis des temps immémoriaux. Une ombre s'en détacha et glissa sur le récif, fit onduler les flots magiques. Deux le voyait flotter à la surface, puis écraser l'herbe jaune, avant même qu'il ne se révèle.

 Les poils de Pollah constituaient un mur d'escalade parfait. Il se posa sur sa tête et ôta son camouflage. Un lézard blanc aux écailles souples mais coriaces fit son apparition. Ses yeux rouges et globuleux n'épiaient plus sans arrêt les alentours. Karathris émit un sourire et le convia dans ses mains. Il y grimpa, puis se faufila sur ses bras, rejoignit ses épaules. La déesse dégagea ses cheveux un moment, dévoilant sa nuque, où le reptile se greffa.

 Lui et Deux s'échangèrent quelques impressions pendant la communion.

 "Laos, tu sais bien que je ne te dérangerais pas pour rien dans la tranquillité de ta narse. L'heure est grave, ton aide est requise."

 Il comprenait. Ses quatorze écailles qui demeuraient toujours translucides scintillèrent d'un bleu pastel qui ne tranchait pas avec l'ambiance du marécage. Les habitants redoutèrent l'aura vigoureuse qui venait d'apparaître. Ils ne reprirent leurs activités que lorsque Quatre quitta les lieux.