37/ Nouvel air
Kros contempla le nouvel emplacement de son camp. L'air de cette dimension était rigoureusement identique à celle d'où il venait, mais ce changement insoupçonné lui donna l'impression qu'il était bien plus revigorant et vivifiant. Trois jours auparavant, l'Immense avait élu domicile dans cette dimension, prétextant que cette terre lui serait plus bénéfique. En effet, régulièrement, il déménageait vers d'autres dimensions qui, selon lui, conférerait des visions plus précises pour les cycles à suivre. Les dieux avaient suivi, quelques-uns de leurs disciples avec eux, et il en arriverait bientôt de plus en plus, puisque, dans la tradition, l'Arbre Sacré apportait bonheur et santé à ceux qui vivaient dans ses environs. Au souvenir de ces vieilles croyances infondées, Kros tira une grimace. Tous les serviteurs adoraient pourtant les dieux et croyaient en leurs dires, mais Kros ne faisait plus partie de ce groupe de fanatiques imbéciles. Il haïssait le fait que ses proches et ses collègues soient aussi aveugles. Kros détestait aussi sa version passée de lui-même, encore sous l'emprise de ce qu'il avait nommé "l'Influence".
De nombreux cycles auparavant, l'Immense avait planté ses racines dans une contrée désertique d'une dimension auxiliaire. Des millions d'années avant même l'apparition de l'oracle sylvestre, Iridar avait visité ce monde et lui avait inculqué la vie. Elle s'était développée et avait pris une tournure inespérée. Des civilisations complexes étaient nées et des individus exceptionnels peuplaient désormais ces terres. Les dieux s'amusaient à rendre visite à toutes ces cultures que Le Gardien avait engendrées sans le savoir.
Cependant, quelques temps seulement après avoir élu domicile ici, l'Immense fut frappé de visions horribles. D'autres formes de vie avaient évolué en parallèle. Elles creusaient leurs forteresses sous terre, et leur colonie se développait de manière considérable. L'Arbre avait vu que le volume souterrain ne serait bientôt plus suffisant pour elles, qu'elles s'attaqueraient à la surface sous peu et réduiraient à l'état de vestiges les autres peuplades de cet univers. Conformément à la mission qui lui avait été attribué, Iridar ordonna de transformer les forteresses souterraines en hypogées géantes. Le jeune Kros, général déjà à l'époque, dirigea avec enthousiasme son armée. Elle décima les monstres aveugles qui habitaient à l'ombre de leur étoile avec l'aide des populations de la surface et de plusieurs dieux, excepté Le Gardien qui ne pouvait tuer. Les créatures infirmes étaient assez stupides, ne possédaient pas de stratégie efficace, mais leur nombre impressionnant donna du fil à retordre.
À l'époque, alors qu'il arrachait la vie à l'un de ses adversaires imposés, Kros s'était posé cette question ; "Pourquoi dois-je tuer ces êtres ? Que les peuples de la surface périssent ne nous regarde en rien. S'ils doivent mourir sous les coups des tunneliers, c'est qu'ils sont moins forts et qu'ils méritent donc moins de se perpétuer." Quand la seconde forteresse fut totalement nettoyée, il osa poser sa question aux dieux, ses maîtres. Tous l'avaient foudroyé d'un regard mauvais, et Le Gardien en personne finit par lui répondre :
— Vois-tu, j'ai moi-même créé les lointains ancêtres de ces misérables. Il y eut des embranchements, et au fil des générations, ils se transformèrent différemment, et ça, je n'ai pas pu le contrôler. Aujourd'hui, nous constatons que les descendants peuvent être rangés en deux catégories ; les intellectuels pacifistes, qui progressent en tant qu'espèce mais aussi en termes de technologie, et les bêtes violentes, qui pullulent trop et vont anéantir les autres, ce que je ne peux tolérer. Nous sommes arrivés au bon moment pour éviter qu'un tel désastre se produise, c'est l'occasion idéale. Peut-être effectivement que les habitants underground pourraient évoluer de manière positive par le futur, mais notre oracle n'a décelé aucune prédiction concernant cela. Je préfère nettement laisser aux autres la possibilité de prospérer. C'est une course contre le temps, ils réussiront peut-être à gagner, à nous faire gagner. Enfin, il s'avère que les bêtes se nourrissent des minéraux non-renouvelables indispensables au bon maintien de leur propre habitat. En somme, elles s'autodétruisent à petit feu. Si tu as compris, je t'autorise à repartir guerroyer.
Tout n'était pas clair dans le discours du Gardien, mais Kros avait compris le sens global et s'était senti convaincu.
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