Le test de Turing
– Qu’est-ce que ça veut dire, je ne suis pas humain ! Robot de merde. Ma main dans la gueule, ça te suffira comme preuve ?
Les trois lois de la robotique d’Asimov et Campbell statuaient, entre autres, qu’un robot ne peut porter atteinte à un humain.
Petri avait déjà levé la main et arborait un masque de colère ridicule, lèvres en avant, sourcils dansants, les yeux injectés de sang.
Arictus qui venait de lui remettre les résultats du test ignora la mimique :
– Je suis un robot, ça ne prouverait rien. Entre robots, on a le droit de se frapper.
Petri, enfermé dans sa colère, toisait l’humanoïde, haletait plus qu’il ne respirait :
– Mais je ne suis PAS un robot, bordel !
Consultant le dossier de Petri dans un coin de sa mémoire siliconée, Arictus trancha :
– Il faut 80 au test de Turing pour prouver qu’on est un humain.
– Test de Turing ? Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
Arictus présentait un physique semblable à celui d’un humain. Ses concepteurs avaient poussé le vice jusqu’à l’affubler d’un petit ventre et d’un double menton. Ne trouvant aucune raison de feindre la surprise, son visage expressif arbora la neutralité la plus perturbante.
– Alan Turing, c’est le nom du test.
– Mais c’est qui ce Turing ?
– Je vois mal comment un robot peut ignorer l'existence d'Alan Turing, mais admettons. Alan Turing donc, un inventeur de génie, un personnage clef de l'histoire mondiale. Son expérience consiste à juger de la capacité d’une machine à simuler un humain.
– Je comprends rien ! beugla Petri.
– Rassurez-vous, il ne s’agit pas d’un test de QI, commenta Arictus sans trace d’ironie. Vous prenez une personne lambda et vous lui demandez de converser, en aveugle, avec un autre humain et une machine. Si la lambda ne parvient pas à déterminer lequel de ses interlocuteurs est une machine, alors la machine a réussi le test de Turing. Elle a su se faire passer pour un être humain.
Le concept se clarifiait dans l’esprit de Petri mais cela n’expliquait pas pourquoi lui se trouvait à passer ce test et surtout à le rater.
– Mais quel est le rapport avec moi, bordel ?
Arictus lança un programme de reconnaissance des émotions, pour détecter celles qui encombraient son vis-à-vis et pour adapter ses expressions. Il afficha alors le sourire le plus hypocrite qu’avait jamais vu Petri, lequel demanda :
– Vous vous foutez de ma gueule, c’est ça ? J’y crois pas, je me fais chambrer par un employé robot ! C’est pas interdit par les lois de la robotique le foutage de gueule ?
Arictus changea les réglages, accentua le niveau de subtilité, le sourire s’effaça légèrement. Petri conclut :
– Il se fout de ma gueule !
Arictus ignora la répartie :
– Bref, vous avez obtenu 45 au test, vous êtes un robot, c’est tout.
Petri secoua la tête pour chasser des pensées nauséabondes :
– Je croyais que le test était pour les robots.
Arictus mima la gêne :
– Oui, justement.
– Mais je ne suis pas un robot !
– Ce n’est pas ce que nous disent les tests.
Petri laissait retomber machinalement son poing sur la table, de plus en vite et de plus en plus fort. Son énervement guidait ses mouvements.
– Écoutez, je comprends rien à votre histoire. Tout ce que je veux ,c’est récupérer ma petite fille et rentrer chez moi.
Arictus identifia une faille dans le raisonnement de son vis-à-vis et s’y engouffra dans l’espoir de clore la conversation :
– Les robots n’ont pas d’enfant, vous le savez bien. Aussi, vous ne pouvez pas emmener un enfant. Les robots nounou sont très encadrés et à moins que vous ne puissiez prouver que vous êtes un robot nounou...
– Robot nounou de mes couilles, comment voulez-vous que je prouve que je suis un robot nounou, alors que je ne suis pas un robot !
Arictus nota que son argumentaire produisait des résultats peu convaincants et tenta une autre approche :
– Si vous avez dans votre base de données, accès à un robot nounou, il peut venir la chercher.
Petri affichait des signes de nervosité grandissante, bougeant, oscillant, droite, gauche et se levant vers le robot, collant presque son visage au sien :
– Ma base de données, elle s’appelle cerveau connard. Je suis un humain.
– Si vous êtes un humain, pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous ne passez pas le test de Turing ?
Non, Petri ne pouvait pas l’expliquer. Ses emportements, ses colères, ses erreurs, son absence de logique, ses prises de décisions en dépit de tout bon sens, parlaient pour lui :
– Bordel, vous voulez que je vous liste tout ce qui prouve que je suis un humain ?
– Le test de Turing comporte des addendum, ça pourrait aider. Mais en partant de 45, franchement, je ne vois pas ce que vous pouvez espérer.
Petri observa le robot longuement :
– Vous avez dit franchement.
– Et ?
– Et généralement quand on dit franchement, c’est qu’on sort un mensonge, un truc pas franc. Y a que les humains qui font ça.
– Franchement, je ne crois pas.
Décidément, le monde changeait trop vite. Un robot à l’école ? Un test pour récupérer sa fille ?
– Le test, il faudra le passer tous les jours ?
Comme s’il répondait à un enfant attardé, Arictus laissa tomber :
– Bien sûr que non. On vous scanne une fois et on vous ajoute à la liste des parents autorisés.
– Mais pourquoi vous ne me faites pas une prise de sang, ou je sais pas quoi ?
Arictus balaya sa gamme d’émotions, décida d’afficher la plus neutre possible :
– Cela coûterait trop cher et certains robots imitent très bien la circulation du sang.
– Oui enfin ça ou autre chose merde, donner moi un coup dans les couilles, vous verrez que…
– Que vous ferez semblant. N’insistez pas, vous passez le test de Turing et c’est tout. Il est infaillible.
– LA PREUVE QUE NON, hurla Petri, qui se mit à marcher de long en large, regardant derrière le robot, cherchant la faille.
Arictus se caressait le menton et toujours souriant proposa :
– Si vous voulez un complément de test, vous pouvez commencer à répondre à quelques questions supplémentaires.
– Vas-y fais péter, enculé !
Son insulte ne provoqua aucune réaction visible :
– Les robots ne regrettent jamais rien tandis que les regrets occupent la plus grande partie du processeur des humains.
Des regrets, ce tas de ferraille lui demandait s’il avait des regrets ? Mais il en était bouffi.
Alors il déversa tout, debout, hurlant, sa colère tournant à la tristesse, puis au désespoir à mesure qu’il se délivrait de son fardeau :
– J’ai tout raté. Mon mariage, ma famille, mes rêves, tout a foiré. Cette femme que j’aimais plus que tout, un jour je l’ai frappé, oui, frappé comme je te vois. J’avais bu, après je n’ai plus jamais touché une goutte d’alcool mais le mal était fait. Ma fille, ma petite fille, je l’ai fait tomber par mégarde, elle a eu peur de moi pendant des semaines, mon patron m’a viré parce que je ne sais pas gérer ma colère, mes amis m'abandonnent parce que je leur fais la morale tout le temps, je mange trop, je parle trop, je pisse trop, je vis trop putain et vous vous me demandez si j’ai des regrets ? Mais ma vie est un regret et je ne sais pas ce qui m'empêche de tout foutre en l'air.
Le silence retomba, plus pesant qu’un discours. Arictus consulta ses tablettes, ses abaques, ouvrit la grille.
– Votre score cumulé vient de passer à 87. Bravo, vous êtes un humain.
Épuisé, Petri laissa le robot derrière lui et s’avança, fantomatique, vers sa petite fille. Sa petite fille qui avait observé son père se déliter. Il la prit dans ses bras, soulagé, sans noter la contraction de l’enfant.
***
J’ai perdu la garde ma fille. Forcément. Prévisible. Même un robot aurait pu le deviner. Que ma propre fille me dénonce, ça, par contre, je l’avais pas vu venir. Putain d’humain, putain de test.
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