Il régnait dans la forêt une ambiance étrange. Les lieux fourmillaient de vie, et pourtant, Séra ressentait une absence. Oiseaux, arbres, pollens, échauffourées entre proies et prédateurs, rien ne manquait. Et pourtant...

Linec releva la chose.

- Tiens, plus personne ne surveille ce chemin ?

Il disait vrai. Il manquait une bande de préadolescents en charge de surveiller cette partie des bois. Le trio doutait pourtant que quiconque, entre quatre-vingt et cent vingt ans, ne rate l'occasion de briller en jouant un rôle de vigie dans la zone. Ils ne percevaient aucune aura dans les environs. Aucune odeur, aucun son ni même un regard curieux ou fasciné ne trahissait la présence de jeunes dragoniens dans le périmètre.

L'un des gardes royaux interrogea sa suzeraine du regard. Elle lui expliqua brièvement l'habitude du village à confier cette portion du territoire aux plus jeunes, et l'absence étrange de ces derniers. Il lui demanda d'ordonner le resserrement des rangs, ce qu'elle fit.

Puis ils arrivèrent en vue du village. Un silence de mort les accueillit. L'odeur chassée par le vent avait dissimulé la réponse à leurs questions. Les maisons éventrées, les décombres et l'absence macabre de mouvement ne pouvaient induire en erreur. Nahrkiévoss était mort. Saisie, Séra s'élança vers son village natal, accompagnée au pas de charge par ses gardes et l'armée. Sidérée, Elianaë fut bousculée hors des rangs, et Linec prit sur lui de l'éloigner encore. Le coeur de la fratrie saignait, une part de leur esprit s'inquiétait pour Séra.

De plus près, Séra put reconnaître une victoire à la Quézermistoss. Tous les corps avaient été lacérés, réagencés. De vieux conseils venant de sa mère la poussèrent à stopper net sa quête de réponses. S'agissait-il d'une victoire de Quézermistoss visant à marquer les esprits, ou de la version Sel, utilisant les corps pour laisser des messages écrits ? Dans tous les cas, les assaillants appartenaient à son peuple. Ké schiarks, que fabriquait Seg ? Et quel groupuscule s'en prenait à elle aussi personnellement ? De nouvelles pendaisons guettaient...

D'un geste, elle fit arrêter les vivants, et scruta les environs en émettant un grondement lourd de menaces. Bien souvent, les cercles de l'alphabet dragonien se représentaient en carrés avec les cadavres. N'en trouvant pas, elle chercha d'autres formes. Puis trouva, non sans saluer intérieurement la personne ayant imaginé cette solution. Les parties longues des corps crucifiés formaient des octogones. Les crânes éclatés et les éviscérations permettaient de différencier les voyelles, les consonnes se ponctuaient d'os saillants. Séra y trouva une certaine beauté à saluer, ainsi qu'un génie indéniable, à respecter. Elle parvint à lire le message laissé par les vainqueurs, sans que cela ne lui permettre de savoir qui aurait pu perpétrer cette éradication.

- Voyez. Venez. Mourez. On va se faire charger, annonça-t-elle avec calme.

- Qu'en sais-tu ? demanda Orloss.

- Un groupe a pris la peine de laisser ce message. Il s'agit d'une citation de...

- Iatrov Sel, oui, l'interrompit l'un de ses généraux. As-tu la moindre idée de qui aurait pu... enfin je veux dire, en plein milieu de notre territoire, c'est étrange.

- Je doute qu'il s'agisse des licorniens, annonça Orloss. Beaucoup de ténèbres se sont incrustées là-bas. Assez pour que les nécrophages n'osent pas venir. Pas même les insectes.

Séra déglutit. Il touchait juste. Elle commanda à son armée de se préparer à une charge pendant qu'ils chercheraient des indices sur ce massacre. Elle devait savoir. Qui avait pu en réchapper, et de la main de quel camp ? Tendue, elle scruta les environs, en quête d'un indice. Bien sûr, rien ne lui permit de trouver une piste. Elle entra dans son village natal, à la fois fascinée par la démonstration d'art macabre dont l'agresseur faisait montre, et l'angoisse de découvrir parmi les morts d'anciennes connaissances.

Seuls les corps des enfants étaient restés intouchés. La Sel reconnut les marques des cœurs gelés, des artères réduites en cendres, des lames de vent, des armes immatérielles et de bien d'autres sorts létaux. Sans compter les armes blanches. Une attaque surprise avait eu lieu. Elle pataugeait dans une mare de sang séché, vieux de trois jours. Seules des moisissures et des champignons avaient investis les dépouilles. Errant parmi les carcasses, échafaudant des spéculations diverses et confuses, Séra trouvait l'odeur des cadavres pestilentielle. Nerveuse, elle se signa. Rien ni personne n'avait été épargné. Les assaillants n'avaient fait qu'une bouchée des cinq égorgeurs qui étaient intervenus, vaincus en plein vol. L'un d'entre eux semblait avoir été réduit en charpie par un fracasseur. Difficile d'imaginer autre chose arrachant la moitié de la gorge d'un dragon, sans crocs ni griffes. La plaie était trop irrégulière pour cela.

À force de patauger dans la boue de terre calcinée et de fluides cadavéreux, la chaotique atteignit le centre du village, d'où partaient les huit rues principales, bien assez larges pour laisser la place à des dragons en plein vol. Elle reconnut le corps écartelé qui y était exhibé, et cela la dévasta. Dans un état second, elle tituba jusqu'aux restes empalés.

Les membres en lambeaux étaient maintenus en place, empalés sur des pieux. Le corps, tronçonné en diverses parties irrégulières, avait subi le même sort. Les tripes jaillissaient de façon indécente. Un poumon couronnait la poitrine, tandis que ses intestins erraient à tous vents, comme de grotesques filaments. Les assaillants s'étaient acharnés sur le visage. La dragonienne arborait toujours une moitié sourire de Sel, figé et sublimé par la mort. L'un de ses yeux pendait, l'autre avait été crevé. Séra déglutit, en vivant de nouveau son propre éborgnement. Plusieurs crocs avaient été plantés dans le palais et la langue de la mercenaire. Un dépeçage partiel avait été entamé, au départ des lèvres, s'achevant en une large déchirure de la joue, rendant plus terrifiant encore le sourire de Sel, qui se prolongeait en celui du crâne et de ses muscles mis à nu. Des traces d'engelures et de fer rouge trahissaient une torture Sel. Les armes de Célérite étaient plantée dans ses reins, l'une de ses cibles favorites de son vivant.

Tremblante, Séra attrapa une mèche appartenant à sa mère. Perdue, elle balbutia :

- Maman... bouge... Je... cette illusion...

Elle ne pouvait concevoir ce cauchemar. Autour d'elle, ses soldats cherchaient tout ce qui pouvait indiquer le camp des assaillants et leurs motivations à perpétrer un tel massacre. Elle restait sourde aux rumeurs qu'ils produisaient.

Le vent tourna, et prit de la force. L'espace d'un instant, la jeune dragonienne se persuada que le visage de sa mère avait repris son aspect habituel, qu'elle vivait encore et la testait. Pendant de folles secondes, elle se convainquit qu'il ne s'agissait que d'une hallucination. Séra frémit, mue par l'espoir qu'il s'agisse simplement d'un défi à relever, pour prouver sa valeur. Quelque chose qui lui paraîtrait évident une fois la supercherie éventée. À son souvenir du visage habituel de Célérite se superposa un changement grotesque. L'œil arraché se remettait en place, comme tracté de l'intérieur. L'humeur vitrée réintégrait son orbite, et le second globe oculaire se reconstituait.

- Vis, maman... Tu ne peux pas mourir... supplia la chaotique.

Le vent tomba. Des sons lui parvenaient de façon indistincte, tandis que la Régicide lui souriait de tous ses crocs, en la regardant droit dans les yeux. Du bois gémit.

C'est un réflexe qui sauva une première fois Séra. Célérite, dans un même geste, dégaina les armes hors de ses reins. Manqua de peu et simultanément la tête et le ventre de sa fille. Tremblant sur ses jambes, toutes griffes dehors, la chaotique ne comprenait pas ce qui se tramait sous ses yeux. Des liens de ténèbres permettaient au corps supplicié de sa mère de se mouvoir. Le reconstituaient, même. Et cette dernière lui souriait, son regard lui promettait la mort.

Orloss sauva sa protégée en la poussant, juste à temps pour que le cadavre ambulant ne l'empale pas sur un pic de glace. Le garde royal fit s'interposa entre sa reine et la Régicide. De mémoire dragonienne, le feu suffirait à se débarrasser des morts animés. Aucune magie de mortel ne pouvait agiter des cendres. Avec une coordination parfaite, tous les cadavres assaillaient l'armée.

Secouée, Séra s'avança vers sa mère, désireuse de comprendre. Ce qui se tramait la dépassait. Le fracas de l'acier et des sorts ne lui parvenait que de manière indistincte, alors même que son armée se confrontait à une attaque surprise. Elle prit le contrôle de l'esprit de son protecteur, et le somma de se rendre utile ailleurs. Sa propre mère ne pouvait pas chercher à la tuer, malgré tous ses sous-entendus passés. Il existait des limites à tout. Une voix intérieure lui demanda :

- HA ! Tu crois ?

Elle l'ignora. Sa mère chargea, et des réflexes la coupèrent de toute réflexion. Elle parvint à parer, de façon à imposer un écartement des bras à son assaillante. Cette dernière tenta de lui arracher le visage, les crocs en avant. Séra réagit sans attendre, ses crocs heurtèrent ceux de son assaillante, elle chercha à lui arracher la langue ou les lèvres. D'un bond, Célérite se désengagea, et enchaîna avec une violente vague de froid.

La chaotique se téléporta derrière la mercenaire, et manqua son flanc de peu. Elles s'échangèrent divers coups, divers sorts. L'entraînement intensif des gardes royaux s'avéra salvateur, car tandis qu'elle parvenait à défendre sa vie, Séra parvint à percevoir ce qui se déroulait autour d'elle.

Les siens, surpris et horrifiés, peinaient à affronter ces horreurs putréfiées. Des filaments de ténèbres refermaient les pires blessures, régénéraient les membres sectionnés ou en proie à la colère d'éléments invoqués. Comme si ces morts étaient des démons. Mais ces entités n'existaient plus depuis des calendriers entiers, anéanties par les esprits. Alors, de quoi pouvait-il bien s'agir, par les dieux ? Cette situation constituait le pire blasphème que l'on puisse leur adresser. Séra ne le supportait pas.

- ... Aberrations !

Le mot était gémi.

- Les cendres, les cendres !

La suite se perdit dans une quinte de toux. Séra grimaça. Les cendres se mouvaient ? Ké schiarks, mais qu'est-ce qui se passait ? Elle devait tout d'abord... abattre sa propre mère. Vite. Car cette fois, aucune hésitation ne se sentait dans ses gestes. Pas de regard entendu non plus. Séra se devait de passer outre leurs liens du sang.

S'abandonnant enfin à la fièvre du combat, elle quitta sa tactique défensive, au profit d'une approche offensive. Cela lui permit de mesurer ses propres progrès. Tout juste un an plus tôt, une confrontation aussi violente avec la Régicide l'aurait terrifiée, et n'aurait pas duré bien longtemps. Ce jour-là, non seulement elle pouvait tenir tête à la meilleure mercenaire du monde, mais elle put compter sur sa garde royale pour porter un coup fatal.

Après plusieurs minutes, enfin, la garde Sandre parvint à enfoncer un stylet dans la gorge de Célérite. Pourtant, la vivante dut se téléporter plus loin, fuyant le gel de son coeur. L'exploit ne suffirait pas.

Autour d'eux régnait le Chaos. Des nuages de cendres poursuivaient les vivants. Les morts ne se différenciaient plus de leurs proies, dont les premières tombées se relevaient déjà. Il s'agissait d'aberrations d'un genre nouveau. Séra profitait du soutien de ses gardes pour réfléchir à tout ça. Elle en concluait que le monde était dans la merde. Comment annihiler ces cauchemars incarnés ? Et sa mère voulait la tuer...

********************

Soudain, la reine sentit un sort foncer dans son dos. Célérite invoqua un mur de ténèbres qui absorba l'attaque, et tonna :

- Mon sang m'appartient !

Leur combat reprit. La mercenaire gardait le stylet en pleine gorge. Plusieurs fois, Célérite défendit sa fille des agressions des autres aberrations, pour s'assurer de ne devoir qu'à son talent seul la victoire. Elle céda au besoin de connaître l'étendue du savoir-faire de sa descendante. Les trois gardes royaux menaçaient de prendre l'ascendant.

Concentrée sur la magie ambiante, comme elle commençait à en prendre l'habitude, Séra reconnut le geste qu'excécuta sa mère, en direction de Sandre. La chaotique parvint, juste à temps, à envoyer un poing d'air pousser la garde, tandis qu'un bloc de glace apparaissait là où, un instant plus tôt se trouvait son coeur. Et la reine, à son tour, usa de magie. Célérite esquiva plusieurs flammèches, avec un empressement suspect. Personne n'ignorait sa résistance à la douleur. Orloss, Sandre, Ukverr et Séra, sans se concerter, prirent sur eux de l'acculer. De lui couper toute possibilité de téléportation. Le tout, en évitant ses pals de glace.

Un rugissement victorieux résonna, quelque part au centre du village, tandis que les cinq s'éloignaient. Les quatre vivants contraignaient peu à peu Célérite à abandonner les armes, pour se concentrer sur la magie. C'est sur un champ abandonné que les cinq cessèrent leur course-poursuite, entièrement concentrés sur leurs sorts. En bonne Sel, la mercenaire parvint à contrer les sorts simultanés des vivants.

Séra sentait très bien ce qui permettait à sa mère de réaliser un tel prodige. Les ténèbres environnantes servaient à l'animer, et se soumettaient à sa volonté. La chaotique devait forcer pour user de la magie noire la plus mineure, dont elle imprégnait tous ses sorts.

Les vivants bombardaient la morte comme ils le pouvaient. Célérite parvenait à détourner les sorts, puis, par la force de sa volonté à les retourner contre eux. Aucun des gardes ne voulait se risquer à une confrontation de volontés avec une aberration.

Enfin, Orloss, Ukverr et Séra, tandis qu'ils lançaient chacun un sort de feu, pressentirent qu'ils pouvaient s'essayer à un effort conjugué. Sans interrompre leur geste premier, ni se concerter, ils cherchèrent à accorder leur magie. Tout en nourrissant la tempête de flammes qu'ils entretinrent bien vite, Séra chercha les failles dans la barrière de ténèbres invoquée par sa mère. Orloss s'occupa de distraire leur adversaire avec des atteintes sur le plan immatériel. Ukverr y conjuga un tremblement de terre au plus près de Célérite, et Sandre affaiblissait comme elle pouvait les ténèbres alentours.

Enfin, ils trouvèrent une faille. La colonne de feu, jusqu'alors jaune, prit une teinte bleutée. Aucun rugissement ne leur parvint. Pourtant, ils savaient ce qu'ils faisaient. Ils brûlaient une légende. La faisaient fondre. L'espace d'un instant, Séra espéra que cela suffirait à mettre un terme à ce cauchemar.

Avec horreur, elle vit un nuage de cendres s'élever de l'amas de métal et de cuir mêlés, puis se ruer sur elle. Un mur de vent suffit à la protéger de cet assaut. Enfin, la libération survint. Orloss emprisonna les cendres dans une sphère d'air solidifié. Ils laissèrent Sandre emplir cet espace de Lumière, jusqu'à annihiler toute trace de ténèbres. Cela lui prit du temps. Déjà mise à mal par la noirceur ambiante, la mage de Lumière tomba à genoux lorsque la purification s'acheva. Les quatre se concertèrent du regard, haletants. Même à eux tous, ils se trouvaient en surcharge pour une seule ennemie. Se téléporter dans les prochains jours pouvait s'avérer dangereux, et bien que de nombreuses informations se transmettaient via les liens lumineux et ténébreux, des ténèbres de Mort crépitaient dans les rues, visibles à plusieurs centaines de pas.

Malgré la sueur et la sensation de cuire, le groupe retourna au pas de course au village, où la confrontation entre morts et vivants se poursuivait, en défaveur des seconds. L'exécution de Célérite leur avait permis de savoir deux choses. Les armes s'avéraient inutiles contre ces adversaires. Et ce village était un terrain préparé, imprégné depuis deux jours au moins pour favoriser les morts.

Ils parvinrent à réitérer la dissipation des ténèbres qui animaient les cadavres. Le Temps n'existait plus, seuls existaient les corps animés. Au prix de grands efforts, les vivants purgèrent les lieux.

Le soleil se couchait. Les genoux de Séra flanchèrent. Enfin, elle pouvait mesurer l'horreur qui s'abattait sur elle et son royaume. Cela lui coupait le souffle. À moins qu'il ne s'agisse du contrecoup de tout ce qu'elle venait de vivre. Son coeur battait à tout rompre. À peine un tiers de ceux qu'elle avait amenés vivaient toujours. Parmi les survivants, à son grand soulagement, se trouvaient Elianaë et Linec. Maintenant que la tension retombait, le monde tournait. Des tâches noires dansaient devant ses yeux fiévreux.

Orloss la releva d'un coup sec.

-Rugis la victoire, la somma-t-il.

Epuisée, habituée à suivre les directives de cette voix alliée et de si bon conseil, elle obéit. Les siens reprirent son cri en chœur. L'esprit confus, elle sentit un déplacement glacial le long de sa joue. Partant de son œil. Puis glissant près de la commissure d'une lèvre. Elle tira la langue sous son casque. Salé. Une larme. Son souffle refroidit de nombreuses autres larmes lui coulant des yeux et du nez. Son corps n'avait rien trouvé de mieux pour lui permettre d'écluser ses émotions. Faible, elle arracha son casque. Peu lui importa la honte de ses larmes visibles, les premières de sa vie.

Elle bascula la tête en arrière. La nuit prenait place. Les morts s'étaient relevés, contrariant l'une des règles fondamentales de l'existence. Et ils y avaient survécu. Elle marqua vocalement son territoire, suivie des siens. Larmes ou pas, faiblesse visible ou non, ils la suivraient. Après un tel évènement, un nouveau nom circula. Elle ne serait plus la simple petite chaotique, adoubée trop jeune, indigne du poids de la couronne qu'elle refusait de porter. Après son exploit contre la Régicide, Séra devint…

- Dame Victoire.