Bradburry mensuel 2 : Libération part 1/2
Le chimique. Le sang. La putréfaction. Le désespoir. Ces odeurs ne la quitteraient jamais. Depuis combien de temps leur prenait-on leur sang, leurs lambeaux de chair, leur dignité, leur humanité ? Mieux valait ne pas savoir, sûrement.
Les plus combattifs avaient été les premiers brisés, puis les premiers à être laissés à pourrir sur place. En guise d'exemple. Les plus soumis, asujettis par la peur et le désespoir survivaient le plus longtemps. Du moins, ceux qui en plus de cela résistaient le mieux à ce qu'ils subissaient.
Ils avaient tous été arrachés à leur foyer pendant la nuit. Puis parqués dans des cages, comme des bêtes, laissés à mariner dans leurs déjections et à se battre pour la nourriture jetée au milieu de leur masse. Mais à ce moment-là, les blessés étaient soignés. Tous portaient les mêmes fers aux reflets bleutés, incrustés de sigils. Tous étaient mages et réduits à l'impuissance par ces maudits bracelets. Leur crime commun était de détenir des pouvoirs inaccessibles au commun des mortels.
Tout ceci paraissait tellement lointain, déjà. Le passé s'estompait toujours plus. L'existence se résummait... à de la terreur et de la douleur. De la survie contrainte. Ceux qui voulaient en finir étaient emmenés ailleurs et ne revenaient jamais.
Pour Hélène, tout perdait sens. Seules subsistaient les odeurs fétides, l'horreur et l'humiliation. Ainsi que la douleur. Son existence se résumait à cela. Depuis combien de temps n'avait-elle vue la lumière du jour ? Et sa fille, que lui avaient-ils fait ? Vivait-elle encore ?
Des hommes en blouse, accompagnés de gardes lourdement armés allaient et venaient. Leurs bourreaux. Ils se gardaient bien de parler à quiconque. Ceux en blouse faisaient leurs prélèvements puis repartaient, la plupart du temps. Les gardes parfois s'attardaient. Touchaient. Broyaient. Frappaient. Brisaient. Achevaient. Jouissaient.
Des pas approchaient, inhabituels. Le pas léger et feutré d'un homme en blouse. Le cliquetis de clefs, plus loin dans le couloir. Le grincement, au bout d'une éternité, d'une porte. Peut-être celle derrière laquelle se trouvait sa fille. Des murmures ?
Oui, des voix humaines. Un temps inhabituellement long. Hélène dévisagea ses compagnons de désespoir. Eux non plus, ne comprenaient pas ce qui se passait. Mais tous comprenaient que l'homme revenant dans le couloir n'agissait pas comme les autres. La porte dans le couloir grinça à peine, resta déverrouillée.
Le cœur battant, au bout des lèvres, les mages guettèrent la suite. Nouveaux cliquetis, plus proches. Des maugréements. Nerveux. Une voix d'homme, qu'un garçon dans la pièce parvint à déccrypter et répéta dans un souffle enroué :
- Puis merde.
Le temps que tous s'affolent, et la seconde porte du couloir s'ouvrit. Eux se trouvaient derrière la quatrième. Deux autres leur succédaient. Leur tour viendrait bien assez tôt pour connaître ce visiteur qui n'engendrait aucun cri. Leurs voisins ne gémissaient ni ne suppliaient.
Tant de choses hors du commun. Les prisonniers angoissaient toujours plus.
Quand vint leur tour, plusieurs couinèrent ou gémirent au moindre cliquetis trop fort. Ils n'en pouvaient plus. Il fallait en finir au plus vite avec cette nouvelle torture. De l'autre côté, à chaque nouvel essai, un homme pestait :
- Allez... pu... tain... merde pas celle-là non plus... mais... chier... Ah... putain... saloperies... non mais... fiouh !
La clenche s'abaissa, figeant l'assemblée. Nul n'osait respirer. La porte s'entrouvrit, un homme brun à la carrure de forgeron s'y faufila et la repoussa derrière lui. Face aux suppliciés, il ne leur avait pas encore accordé un regard, concentré sur le couloir. Il porta ses doigts en triangle, ferma les yeux et guetta quelque chose. Rassuré, il soupira. Défit son sort, et observa enfin la misère face à lui.
Malgré la situation, Hélène le trouva beau. Il portait une blouse de chercheur par-dessus une cotte de maille sombre aux reflets bleutés, un pantalon de cuir d'une qualité qui confirmait son appartenance aux hautes sphères. De toute évidence, il exerçait un métier physique qui, associé à son noble maintien, sa grande taille et sa musculature harmonieuse lui conféraient une certaine prestance. Grave, il grimaça devant les douze survivants et les huit cadavres face à lui. En parlant, il prit le temps de regarder chacun de ses interlocuteurs dans les yeux. De nombreuses et vives pensées éteignaient légèrement son regard noisette, tandis qu'il astreignait son auditoire et lui-même au calme :
- Ecoutez, je me doute que ce que je vais vous annoncer est difficile à croire, mais je vous jure devant la Lumière que d'ici trois à cinq heures, vous serez tous dehors, aux mains des hommes du Juge Emeritus. Ils vous soigneront, vous demanderont toutes les informations que vous pourrez leur apporter puis feront ce qui est en leur pouvoir pour vous rendre à votre ancienne vie. Le Sanctum ne vous a pas abandonnés, de même que la Lumière. Je vous demande de tenir encore cinq heures. Et, pour me faciliter la tâche, de suivre mes directives. Je sens qu'il me reste encore quatre portes à ouvrir, derrière lesquelles d'autres cobayes involontaires, comme vous, ont survécu. Tout ceci ouvert, je vous délivrerais de vos fers. Vous et les autres, devrez me suivre jusqu'à mes appartements, ils sont assez grands pour que vous y teniez tous. Vous y trouverez un peu d'eau et de matériel de premiers secours. Je compte sur ceux, parmi vous qui s'y connaissent pour soigner autant que faire se peut les cas les plus graves. De mon côté, je contacterais le Juge lui-même, pour lui demander d'intervenir. Le temps que ses hommes arrivent, il faudra compter au moins trois heures. Et j'en ai oublié de me présenter.
Il s'inclina respectueusement devant les cobayes médusés. Ils ne pouvaient y croire. C'était surnaturel, impossible.
- Je me nomme Robert Feufert, inspecteur de bunkers, envoyé du Juge Emeritus pour soupçons de recherches illégales et de traite humaine. Vos... tortionnaires vont payer, dès que nous arrivons à mes quartiers, la Justice saura et prendra soin de vous. Je vous demande de tenir encore cinq heures.
Hélène était convaincue qu'il ne mentait pas. Mais un tel espoir... si cela devait mal tourner, elle n'y survivrait pas. Si sa fille...
Une lueur dans le regard de Robert l'interrompit net dans ses pensées. Un déséquilibre dans l'esprit. Une fièvre. La folie. Mais aussi de la colère. Les deux s'alimentant. Quelque chose le touchait personnellement.
L'homme balaya une dernière fois l'assemblée du regard, avant de s'esquiver. Il laissa encore la porte entrouverte. Un fol espoir de liberté. Il laissa derrière lui à la fois une chape de plomb, comme un désespoir anticipé, et un vent nouveau pour le moins saugrenu en ces lieux inertes.
Tandis qu'il se débattait de nouveau avec les portes, une jeune fille demanda, elle aussi enrouée :
- C'est... vrai ?
- J'en sais rien...
L'homme qui lui avait répondu contint comme il put une violente quinte de toux. Si les premiers temps, ils avaient échangé quelques mots entre eux, le désespoir les avait muselés depuis bien longtemps. Tour à tour, pendant que l'inspecteur de bunkers approchait d'une troisième porte après la leur, ils redécouvrirent leur voix. Brisée, enrouée, mais toujours existante. L'une des femmes les plus âgées pria dans un murmure. Cette apparition tenait du miracle, il devait perdurer, au moins cinq heures.
Robert repparut, laissant la porte grande ouverte. Derrière lui, dans la lueur tamisée se tenait une assemblée d'ombres humaines, voûtées, déguenillées, aux membres manquants pour certaines. Tous titubaient, hagards, ne pouvant y croire, mais aussi croulants sous la douleur.
Hélène accueillit enfin la bouffée d'espoir. Il ne mentait donc pas. S'agissait-il d'une hallucination ? Une faiblesse de son propre esprit ?
- Ma magie implique du feu, le Juge et ses hommes sont au courant, je vais devoir y avoir recours pour vous libérer. S'il vous plaît, attendez mes appartements pour user de vos propres pouvoirs. C'est le seul endroit où il n'y a pas de détecteurs de magie, seule la mienne est tolérée partout ailleurs.
Il claqua alors des doigts. Une étincelle jaillit, puis retomba sur sa main. Elle s'embrasa alors d'une flamme rouge sang, sous laquelle se devinait la main noire de leur libérateur. Il ne libéra que les vivants, laissant les morts à leur repos.
Hélène reconnut la magie, et n'en revenait pas. Cet homme, malgré les interdictions, malgré les traques, priait le dieu du Feu. Aux yeux et au su de tous, même de ces hommes sans pitié qui constituaient l'élite de leur nation. Il défiait des siècles de persécutions ! Comme elle... comme sa fille... comme son époux. Il devait s'agir d'un envoyé divin, une telle chance ne pouvait exister sans cela.
Trop heureux de recouvrer leur liberté, ses compagnons d'infortune ne relevèrent pas. Il fit rapidement fondre leurs fers en épargnant leur chair. Car il protégeait la Vie. Quand il s'agenouilla près d'Hélène, elle lui murmura :
- Vous êtes prêtre ?
- Non. Puis-je compter sur votre silence, consœur ?
Elle acquiesça. Elle aurait aimé y mettre plus d'emphase, mais le tournis la prenait déjà. Comme les autres, elle se leva, retomba dans le siège auquel elle était enchaînée depuis une éternité, dut se concentrer pour retrouver la station debout... puis réussir, comme une enfant, à refaire de premiers pas. L'allégresse et l'espoir lui donnèrent la force de tenir, de lutter contre son propre corps raide et la crainte que tout ceci ne soit qu'un rêve.
Robert libéra ainsi un peu moins d'une centaine de survivants. Il devait lui aussi appartenir à une élite, si ses appartements pouvaient contenir tant de personnes. À chaque intersection, il leur demanda de rester en retrait, tandis qu'il inspectait la suite du trajet.
Pendant ces pauses salvatrices, Hélène chercha sa fille du regard. Espoir déçu pour le moment, tandis que les plus valides bousculaient les autres pour s'approcher du salut. Des luttes muettes, pas moins violentes.
Soudain, la voix de Robert tonna :
- Garde ! Est-ce ainsi que vous accomplissez votre devoir ?
- Inspec...
- Vous avez trois minutes pour enfiler votre tenue réglementaire pour cette partie du bunker et revenir à votre poste !
- Mais...
- Vous discutez mes ordres ?
Il y eut un bruit, celui du métal projeté et maintenu contre du métal. Hélène réalisa que tous les lieux se ressemblaient, ici. Des murs métaliques nus, aux points de soudures apparents. Des cristaux de psynergie éclairaient faiblement les lieux à intervalles réguliers. Le garde pris en faute fit tinter son armure.
- Je ne me le permettrais pas...
- Nous travaillons sur des gaz létaux, où se trouvent vos protections ?
- J'en suis consci...
- La preuve que non, vous ne portez pas les protections idoines. Empressez-vous d'y remédier, et sachez que vous venez d'écoper de deux semaines de formation.
- Deux...
- Excécution !
L'aboiement résonna dans les couloirs, le garde décampa. Une porte s'ouvrit, des grognements s'échangèrent. Puis le calme revint, leur cheminement pour la liberté reprit. Ils sentirent que l'air lui-même ne changeait pas. Toujours ces puanteurs chimiques, et leur propre malheur.
Les survivants se gardèrent d'émettre le moindre son. Même les agonisants, conscients des risques, parvinrent à demeurer parfaitement silencieux.
Parvenus à un énième couloir, Tous relevèrent qu'une unique porte en perçait le mur, au centre. La taille d'un baraquement. Robert y entra, suivi des plus impatients de se mettre à l'abri. Bien vite, la foule s'agloméra devant la porte, tandis que d'infimes sons de glissements traversaient le mur. Quand, enfin, Hélène put y pénétrer à son tour, ce qu'elle vit la rendit muette de stupéfaction.
De derniers murs glissaient dans le sol, achevant de donner à la pièce l'espace nécessaire pour les accueillir tous. Contre ceux qui ne bougeraient pas, de hauts placards métaliques s'élevaient dans de discrets chuintements. De nombreux tapis, rouges pour la plupart, délimitaient encore les diverses pièces effacées. Des blessés se pressaient déjà du côté de la salle de bain, contenant une baignoire assez grande pour que Robert s'y mette à l'aise, ainsi qu'un lavabo. Ces deux seules choses témoignaient d'un luxe qu'aucun des survivants n'aurait jamais les moyens de profiter un jour. La cuisine ouverte attirait également la foule, pour accéder au second lavabo et aux réserves de bouteilles d'eau. Un troisième lieu attirait l'attention, occupant tout un angle des lieux.
Robert aussi devait être un scientifique, et d'importance, pour détenir son propre laboratoire privatif. Là se trouvaient les objets de premiers secours mentionnés. Une elfe, se présentant comme apothicaire, s'était déjà emparée des lieux et s'efforçait de trier ceux qui venaient la voir, pour permettre à d'autres soigneurs de s'occuper des cas les plus graves en priorité.
Le dernier endroit achevant de séparer la foule en divers groupes s'avérait être la chambre de l'inspecteur. Un simple lit de fer, où il avait entreposé une demi-douzaine de draps, housses, tout ce qu'il avait pu trouver pour offrir des lieux de repos.
Près de l'entrée, Robert s'était assis sur un bureau de bois massif, et parlait dans une pierre argentée tenant aisément dans sa main. Nerveux, il pestait, jusqu'à ce qu'une voix endormie et agacée ne sorte de la pierre.
- Ce n'est pas une heure décente, agent Robert.
- Chambellan Lexus, ayez l'obligeance de réveiller notre maître immédiatement. J'ai besoin de renforts, ma couverture a été grillée. J'ai tous les survivants avec moi actuellement, environ quatre-vingt personnes, mutilées.
La pierre noircit d'un coup, tous retinrent leur souffle. S'en rendant compte, L'inspecteur éleva la voix :
- Tout suit son cours, c'est normal. Il est trois heures trente-deux du matin.
- Agent Feufert ?
La voix ensommeillée, bien différente de la précédente émana de la pierre redevenue blanc argenté.
- Oui, Juge Emeritus !
- Mes hommes partent dès maintenant.
- Encore une insomnie ?
- Oui. Quelle est votre situation ?
- Bonne pour le moment. Les copies des documents demandés sont aux endroits désignés, les originaux à leur place. Un garde m'a surpris dans l'aile cachée du bunker, ses collègues ne sauraient tarder à trouver le corps et deviner ce qui s'est passé. Je ne doute pas que d'ici un quart-d'heure, mon bureau sera cerné. Les civils sont avec moi. Avec votre accord, j'aimerais commencer à saboter les différents...
- Accordé.
- Je soupçonne qu'en plus des effectifs déclarés, il y ait trente gardes et vingt hommes à tout faire, tous conscients de ce à quoi ils participent.
- Extermination demandée.
De toute évidence, Robert jubila. La fièvre de la folie fixa son regard, tandis qu'il esquissait un sourire carnassier dans une expression malsaine. Son supérieur s'enquit :
- Comment se constituent les effectifs civils ?
- Trente-quatre hommes, dix-neuf femmes, douze garçons, treize filles, deux nourrissons.
- Deux..
L'interlocuteur s'en étrangla. Robert acquiesça, crispé.
- Trois des femmes et neuf des filles sont enceintes, Juge Emeritus.
- ... Par la Lumière. Ne vous précipitez pas, Robert. N'oubliez pas que la sécurité des civils est votre priorité absolue.
- Je ne l'oublie pas.
Il s'essuya un filet de bave.
- Tous ces civils sont mages, Monsieur. Vos soupçons étaient fondés. Ces chiens galeux tentent de développer une peste qui ne toucherait que les mages et épargnerait le reste de la population. Ils ne comptent pas épargner les prêtres infusés d'énergie divine. Permettez-moi de suivre le même protocole que la dernière fois.
Un silence s'ensuivit, tandis que les civils retenaient leur souffle. Robert posa sur eux son regard fiévreux. Tous se trouvèrent une occupation soudaine. Puis quelqu'un frappa à sa porte. Il se garda bien de répondre, se contentant de la fixer, perdant graduellement la raison. À le voir, Hélène se demandait s'il n'y sombrait pas volontairement. Ce fou était leur sauveur. Un chien fou tenu en laisse par une simple pierre de communication éteinte.
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