Concours Mnemos : Le vent du changement 1/5
Rhessek rêvait. En ce doux été, ses songes se peuplaient de chasses, de juvéniles apprenant la vie, de duels, de lutte pour la survie. En plus des habitants des plaines, des bois, des rivières et des cieux de son territoire, il s'imprégnait des Hommes.
Depuis deux lunaisons que Rhessek n'avait pas dormi, les évènements s'étaient accumulés, comme toujours avec la tribu Vastiu. L'inventeur de la roue local avait été encensé, et le chef de la tribu percevant la menace pour son pouvoir avait su l'enchaîner à son nouveau rôle d'artisan.
Rhessek ressentait tout, de la même manière que les humains vécurent les évènements. Il éprouvait à la fois le soulagement de l'inventeur, la défiance des anciens devant cette nouveauté, l'ennui des enfants durant les cérémonies, la faim des laissés pour compte. Il connaissait leurs aspirations, leur vision du monde et leurs croyances depuis leur naissance à tous.
Ce n'était pas la première fois, que Rhessek assistait à la découverte de la roue. Au moins cette tribu bénissait-elle l'invention, plutôt que de hurler aux démons et à la perversion par la fainéantise. Il connaissait aussi les enjeux de pouvoir, une invention bien humaine.
Les rêves gagnaient en netteté et en cohérence. Il s'approchait du présent. Ce qui valait pour le mieux. À son réveil, d'après les pensées du chef des Vastiu, il lui resterait deux jours avant de devoir revoir cet humain.
Son esprit retrouva le présent, ce qui le réveilla. La Mémoire bailla, puis profita de sa solitude pour s'étirer avec volupté. Ses os craquèrent, résonnèrent dans la cavité chaude et humide où il dormait. Après avoir étiré ses quatre pattes, ses deux ailes et son long dos, le dragon apprécia le tranchant de ses griffes sur ses écailles. Parfait. De quoi briser celles de tout envahisseur.
Il s'avança dans un panache de fumée aux teintes jaunes de souffre. Qu'il aimait sortir de sa cachette en baignant dans cette senteur. Son approche paniqua la horde de chauves-souris partageant son lieu de repos, il en croqua quelques-unes. Le bonheur de sentir des os minuscules céder sous ses crocs, de déchirer d'infimes peaux.
Après avoir rampé jusqu'à la sortie, Rhessek ronronna en percevant les lueurs matinales. Il s'amusa à faire glisser ses épines dorsales contre la grosse racine qui dépassait du plafond. De nouveau, il s'étira de tout son long une fois dehors, et put déployer toute son envergure avec délice. Le ciel l'appelait, de même que les limites de son territoire. Aussi, il se ramassa sur lui-même, se dandina, les ailes à demi ouvertes, puis s'arracha au sol avec la puissance de ses postérieures. L'air caressa ses ailes, avant qu'elles ne prennent appui dessus.
La Mémoire inspecta son territoire. Rien de suspect dans les cieux, ni silhouette malvenue ni feu. Il pouvait donc aller s'assurer de l'état de son marquage, en commençant par l'Est. Il s'offrit tout de même un bref détour par-dessus le village des Vastiu, s'amusant à les recouvrir de son ombre.
L'Est vallonné manquait d'arbres, ce qui imposait d'alterner entre déjections et griffures profondes pour délimiter ce qui lui appartenait. Rhessek grinça des crocs. L'herbe et les buissons repoussaient vite en ces lieux, et la dragonne voisine en profitait pour rapprocher insidieusement ses propres limites. Rhessek griffa plus profondément la terre que de coutume, balafrant les collines. Lui-même était un peu plus gros que la plupart de ces tas de terre et de roches verdoyants. Sa voisine ne pouvait encore se targuer d'une telle taille, aussi ne se risquerait-elle certainement pas à une invasion.
Il passa la journée à survoler ses frontières, renouvelant ses marquages visuels et olfactifs. Des humains et une jeune dragonne inconnue s'étaient introduits sur ses terres durant son sommeil, au Sud-Ouest. Néanmoins, l'intruse n'avait pas marqué son territoire, et les humains ne risquaient pas de rencontrer les Vastiu. Tant mieux. Le sang ne coulerait pas. Et la dragonne ne devait pas avoir un siècle. À l'odeur et aux proies, elle devait faire la taille d'un grand cheval, guère plus. Rhessek pouvait tolérer tout cela. Une sans-terre devait bien voyager, pour trouver où s'installer. Il n'en brûla pas moins les rares traces de son passage.
Son inspection achevée, il passa la nuit à chasser. Voler autant après une demi-douzaine de jours à dormir lui ouvrait plaisamment l'appétit. Avec sa taille, son âge vénérable, il pouvait se permettre de considérer son territoire comme un vaste terrain de jeu. Pour tout ce qui vivait, il incarnait une forme de prédateur ultime.
La nuit passa trop vite. Fichu été. Le soleil se relevait déjà, la Mémoire vint se percher dans un cercle de pierres levées, lieu de ses rendez-vous saisonniers avec les chefs des Vastiu depuis un siècle, huit décennies et quatre ans. À son grand étonnement, il arriva le premier. D’habitude, le Guide prenait racine la nuit précédente pour le saluer avec forces railleries. En attendant, premier arrivé, il usa de sa magie pour rapetisser. Cela faciliterait ses échanges avec le chef, ainsi qu'avec le Guide des Vastiu. Une licorne de ténèbres, aussi sage que responsable. Rhessek l'aimait bien. Ils partageaient le même élément. Mais, comme toutes les licornes, le Guide des Vastiu portait un nom aussi imprononçable qu'impensable.
Hybneh. Il fallait vraiment être un équidé, pour prendre cet... éternuement pour un nom. Même le chef humain actuel, dénommé Ivutak, malgré tout le respect qu'il portait à l'étalon évitait de le nommer. Ou alors, par le sobriquet que lui et les chamanes locaux lui avaient trouvé. Hestölek, "guide étoilé de la nuit". Au moins, cela témoignait de leur respect mutuel, de façon plus flagrante qu'Innvuulak, "passé cendreux". Rhessek n'y pouvait rien, si son prédécesseur était un dragon lié au feu doublé d’un faible. Et que les anneaux de son ventre avaient la couleur de la cendre, embellis de reflets cuivrés et argentés.
Le soleil montait, Hybneh restait invisible. Au bout d'un moment, le dragon entendit la délégation humaine arriver. Tambours, flûtes d'os et de bois. Ivutak s'était levé du bon pied. Rhessek prit soin de s'asseoir comme un lièvre, le cou arqué, la queue arrondie dessinant un périmètre appréciable. Les ailes serrées contre les flancs, les griffes des pouces à hauteur du cou. D'expérience, il savait que cette posture associée à une immobilité parfaite impressionnait les bipèdes. Et Ivutak avait le profil de l'humain digne de confiance quand il était impressionné, ou néfaste quand il méprisait.
Il s'avança seul dans le cercle de pierres levées. Le dragon, malgré sa perte volontaire de taille, dépassait légèrement les monolithes. Ses yeux verts ne cillaient pas. Sous ses écailles d'un noir d'encre transpercées de sept rangées d'épines osseuses striées, comme ses anneaux cendreux, d'éclats métalliques, rien ne bougeait. Il ne respirait même pas. Ses naseaux, surmontés d'une cruelle corne recourbée, ne démentaient pas l'impression de statue.
Rhessek savait très bien ce que pensait l'humain. Un puissant être du fond des âges, qui daignait les aider contre une nourriture basée sur leurs souvenirs et du sang. Bien qu'il doutât que quoi que ce soit puisse perdurer en se contentant de souvenirs et de filets de sang versés avec cérémonie, il ne crachait sur aucune de ces idées. Les premiers lui permettaient de se rendre compte du temps passant, les autres renforçaient subtilement ses pouvoirs. Ses Ténèbres étaient surtout liées à la peur. Or, les rituels sanglants en généraient. La réputation des Vastiu les préservait de bien des désagréments, tout en renforçant leur Mémoire. Que du bonheur, pour le dragon.
L'humain vêtu de peaux d'ours, de lin et d'os de son géniteur s'avança avec cérémonie jusqu'au centre du cercle, et se prosterna. Poli, Rhessek inclina la tête et gronda son appréciation. Le bipède se redressa, le temps de se mettre à genoux. Ce grondement en particulier avait convaincu les anciens que tout un monde résidait dans le dragon, et qu'il provoquait des avalanches pour les saluer. Et que les âmes des mauvais lui revenaient. Quelque chose comme ça.
— Innvuulak, c'est un honneur de vous revoir.
— Honneur partagé, Ivutak. J'ai rêvé que la saison vous est faste en nourriture et en avancée technologique.
— Grâce à vous et à Hestölek.
Manquant d'options, le dragon se contraignit à faire la conversation. L'absence de l'étalon devenait suspecte.
Le soleil était à mi-parcours du zénith, quand une silhouette équine approcha. La queue en panache, la foulée ample et trop légère pour qu'il s'agisse de Hybneh. Un autre étalon avait remplacé la licorne de huit siècles. Rhessek songea qu'ils atteignaient rarement le millénaire. Le nouveau devait avoir environ cinq ans, à l'odeur, son harem comptait trois juments. Un très bon début, pour un petit jeune succédant au protecteur d'une cinquantaine de femelles, sans compter leurs poulains.
Surtout, les esprits soient loués, lui aussi était lié aux Ténèbres. Rhessek trouvait les détenteurs de cet élément plus sages et posés que tous les autres. Une simple question de survie, au vu de ce qu'ils maniaient. Au moins pourraient-ils s'accorder sur différents principes... le dragon soupira, lâchant un panache de fumée blanche. Les conversations qui suivraient, inévitables, l'assommaient déjà. Le ciel l'appela. Mais il fut bien contraint d'y résister. Quatre jours par ans, il pouvait bien se montrer patient.
La jeune licorne hennit en passant entre deux pierres, fit le flehmen sans dissimuler sa curiosité, les oreilles pointées droit devant. L'humain comme le dragon furent observés, flairés, approchés avec curiosité et excitation. Mieux valait le calmer. Rhessek lui souffla une fumée grise, accompagnée d'un grondement sourd.
L'étalon adolescent bondit pour faire face. Dépité, Rhessek lui montra les crocs. Vexé, l'étalon piaffa et frappa le sol de ses antérieures.
— Calme toi p'tit con, insista le dragon en passant par le lien ténébreux.
— Comment oses-tu me traiter de la sorte ? renâcla l'autre. Je viens de vaincre...
— Le Guide de cet humain, qui a une tribu de quatre centaines, quatre dizaines et six personnes qu'il doit garder sous son contrôle. Alors j'comprends qu'tu sois fier de ton exploit, mais lui s'en branle.
— Oui... excu...
— Présente-toi p'tit. Il s'impatiente, risque de s'ennuyer et un humain qui s'ennuie est aussi chiant que dang'reux.
— Ah... il faudra que...
— Oui. Présente-toi p'tit con.
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