Concours Mnemos : le vent du changement
Le désigné p'tit con, toujours la queue en panache et les muscles tressaillants, s'arrêta enfin le temps de faire une révérence devant les deux spectateurs. Rhessek releva que comme son prédécesseur, il avait une robe noire à reflets bleutés. Néanmoins, sur certaines zones son sous-poil se présentait argenté, variant ainsi avec des reflets métalliques. Sa corne était totalement noire, tandis que de rares crins blancs parsemaient sa crinière et sa queue. Surtout, il était bien plus fluet que le regretté Hibneh. Lui avait ressemblé à une version aboutie, immense et imposante des chevaux de trait que certains humains élevaient.
Tandis que le petit s’agitait de nouveau, le dragon cilla de surprise en voyant un œil bleu. Bien souvent, cela s’accompagnait d’une mauvaise vue et précipitait la survenue de la mort. Il devait avoir l'habitude de se battre pour survivre, celui-là.
— Grand et noble chef des légendaires Vastiu, j'ai vaincu Hestölek il y a trois jours. Je me nomme Hialbök, et poursuivrait la mission sacrée de Guide de la légende.
— Né avec le premier Vastiu, souffla le dragon dans l'esprit de celui qui se présentait comme l'envoyé de la nouvelle lune.
— Née avec le premier Vastiu, conclut l'étalon avec naturel.
Bien, pour le moment il rendait honneur à la réputation de sages de son espèce. D'autant plus qu'il devait s'agir de sa première rencontre avec un humain. En général, le successeur venait accompagné de la jument dominante du troupeau... mais lui devait encore faire ses preuves auprès des intéressées.
— Heureusement qu’t'es un ténébreux aussi.
— Je suis lié aux Ténèbres de la Mort, et toi ?
— Ssseh putain... plus tard ça, p'tit con.
— Eh m....
— Concentre-toi grand con. Ivutak te cause.
Et surtout, Ivutak maudissait déjà cet intrus.
— Connais-tu au moins mes ambitions et celles des Vastiu, licorne ?
— Pas encore, mais ne doute pas...
— Eh bien écoute la Mémoire et garde-toi d'intervenir !
Ladite Mémoire se permit d'observer l'humain de biais. Quoi, il voulait un résumé du quasi-millénaire d'existence des siens ? Là, comme ça ? Déjà qu'il ne l'écoutait pas quand il s'apprêtait à répéter les mêmes erreurs que ses ancêtres et prédécesseurs... en s'attendant malgré tout à un résultat différent. C'était ça, son rôle. Prévenir quand le passé néfaste menaçait de se répéter. Conseiller quand un problème récurrent demandait une solution trouvée avant la naissance du chef. Rien d'autre, certainement pas pour enseigner quelque chose à un poulain, qui oublierait tout ensuite.
— Je l'instruirais hors de notre réunion saisonnière, Ivutak. Tu voulais pérenniser l'emplacement des tiens et hésitais sur le type de bois à utiliser, ainsi que sur les lieux où prélever tes matières premières sans nuire à tes terrains de chasse sacrés.
— Pour cela, je puis te conseiller !
Le petit disait vrai. Il parla, disserta, parvint à donner l'illusion qu'il saisissait les images religieuses utilisées par l'humain sans rien y connaître. Simplement, pour parler, licorne et dragon usaient de magie. Leurs pouvoirs sur les Ténèbres leurs permettaient de laisser leurs interlocuteurs combler par eux-mêmes certaines parties laissées floues. Une forme de télépathie corrompue.
Plusieurs fois, le dragon voulut intervenir, notamment quand le sujet passa aux craintes de maladies hivernales... mais cette fois, les vieilles habitudes revinrent. Le passé lointain n'intéressait pas Ivutak. Qu'en avait-il à faire, des erreurs d'attardés décédés depuis longtemps ? Lui parlait des siens, à la pointe de la modernité.
L'humain et la licorne parlèrent beaucoup. Le poulain s'excitait sur tous les sujets, trouvait réponse à tout. Son énergie à peine contenue finit par fatiguer même le chef de tribu, qui prit congé avec une courtoisie rare. L'humain parti, le Guide et la Mémoire se détaillèrent, puis tendirent le cou d'un même geste pour se flairer.
— Serais-tu un Ancêtre ? s'enquit la licorne au bout d'un moment.
— Ouais. L'Ancêtre des Ténèbres de Peur. J'ai jamais rencontré de lié aux ténèbres de Mort... tu peux tuer à volonté ?
— Oh ! Pourquoi n'ai-je jamais entendu...
— J't'ai posé une question. Réponds-y. Malpoli, va.
— C'est toi qui me traite d'impoli, tu...
— Ouais. T'as tué l'une des rares licornes qui m'conchiait pas, et t'es un poulain. Pourquoi je devrais te respecter ?
Cela calma le jeune. Ces étalons, tous les mêmes, surtout avant leur première décennie. Enfin, celui-là au moins prenait la peine de se contenir. Penaud, il se mit de face, un signe de soumission lui avait dit Hybneh. Heureusement d'ailleurs, il s'agissait de défiance chez les dragons. Le petit se soumettait d'autant plus qu'il couchait les oreilles sur la nuque, prêt à se dérober docilement sur le côté.
— Pardonne-moi, Mémoire. Je découvre tout...
— J'me doute. Et faut bien qu't'apprenne. Même si j'sais que dès la fin d'notre échange t'aura quasi tout oublié. Et faudra que j'te répète tout ou presque, plusieurs fois.
— Alors... nous commençons ?
— T'as déjà oublié mes questions ?
— Oh ! Euh, oui, pour toi, avec la magie il me faudrait je pense deux minutes pour te tuer, sans garantie d'y parvenir... Je pense plutôt un quart-d'heure, si je survis assez longtemps.
— Un quart-d'heure ou deux minutes... c'est quoi, ça ?
Le Guide tenta de lui expliquer. Le dragon retint que cela consistait à compter le temps à un rythme donné, il fallait compter jusqu'à soixante - un grand nombre - pour obtenir une minute, soixante minutes - le même grand nombre avec dedans trop de secondes - donnaient une heure... et là, il fallait vingt-trois heures plus une heure du nom de minuit ou zéro pour compter une journée. La Mémoire ne comprenait ni l'intérêt, ni comment tout cela fonctionnait... il n'en retint pas moins la conversation. Peut-être qu'au bout d'une décennie de réflexions, il comprendrait. Ou non. Aucune importance. Au moins pourrait-il fournir les mêmes explications que le poulain ce jour-là.
Ce dernier était très déçu de ne pas se faire comprendre.
— Petit, je comprends pas pourquoi broyer une nuque tue. Je sais juste que si j'attaque ici, je peux manger ensuite. Je sais pas pourquoi les humains peuvent manger certains champignons, pas d'autres et que dans tous les cas j'aurais mal au ventre si ces merdes finissent dans ma panse. Je me souviens, c'est tout. Je peux leur dire où trouver des champignons qu'ils peuvent manger, où trouver ceux qui les rendent malades. Où il y en a eu, où il n'y en a plus. Et ce, sur plusieurs millénaires. Ainsi que ceux parmi eux, toujours vivants ou morts, qui savent, ont su ou ont oublié ces lieux et ce qu'il faut surveiller. Et tu vois, c'est à ça que je sers. Me souvenir. Voir le passé qui se répète et prévenir. Les Vastiu sont nombreux, et sédentaires. Ivutak a plusieurs sous-chefs, et ceci est une sage décision, pour suivre ce qui se passe partout. Passés plus d'humains dans une même tribu qu'ils n'ont de doigts, soit le groupe implose, soit il faut désigner plus de figures d'autorités.
— Pourquoi ce nombre limite ?
— J'en sais rien. C'est comme ça. À toi de comprendre un jour pourquoi, si vraiment ça t'intéresse et de me le dire... que je puisse te le rappeler ensuite.
— D'ailleurs... pourquoi c'est comme ça ? Pourquoi vous dragons vous souvenez de tout, nous de rien, pourquoi vous ne savez pas inventer et nous si ?
Rhessek détailla son interlocuteur. Cela le surprit assez pour qu'il cille. Si l'équidé l'ignorait vraiment, c'était grave. Surtout pour un Guide.
— Tu sais que nous ne devrions pas exister ?
— Euh... non ?
Ké schiarks, mais il sortait d'où celui-là ? Capable de terrasser un étalon brillant et de reprendre aussitôt une partie de ses juments, en mesure d'inventer des choses compliquées comme ses minutes, mais ignorant sur leurs origines ?
— Tu fais peur petit. Nous avons été créés par caprice divin. T'impatiente pas, j'explique. Les quatre dieux ont créé les quatre esprits primordiaux, et eux huit ont créé le monde. Tout va bien jusque-là ?
— Oui...
— Ta Déesse et un peu ta mère, Hayonéis, voulait absolument créer quelque chose à son image. La mienne aussi. Avec l'accord des autres dieux, elles ont créé les premiers dragons et les premières licornes. Les esprits ont profité de ça pour nous donner une partie de leurs pouvoirs, sauf que nous n'avions aucune responsabilité. Nous étions les seuls vivants à détenir de la magie, il fallait quelque chose en échange. Les Dieux ont alors vu que les humains évoluaient à toute vitesse. Ils marchaient debout, maniaient des outils, inventaient des histoires et, à force de foi et de croyance pouvaient même faire naître des dieux mineurs. Tellement instables qu'ils existaient à peine quelques décennies, mais quand même. Surtout, les Dieux ont vu les humains stagner. Toi, en tant que descendant de la Déesse de la connaissance, de la sagesse et de l'avenir, tu as été désigné pour guider les humains. En échange, ils sont censés te foutre la paix, te respecter assez pour pas toucher à tes femelles ni à tes petits. En plus, leur foi en toi accroît ta magie. Quant à nous dragons, nous venons de la Déesse de la Mémoire, de l'Instinct et du Passé. Nous devons vous empêcher de tourner en rond, de répéter les mêmes erreurs, et même de les comprendre. En échange... ssseh, nous aussi avons la paix et plus de magie.
Tandis qu'il discourait, l'auto-proclamé Hialbök osa de nouveau tourner les oreilles vers lui, avant de se sentir assez à l'aise pour trotter dans un sens, puis dans l'autre. Il se montrait même un peu trop à l'aise... Rhessek fit claquer ses mâchoires, aussitôt, l'impoli lui fit face, corne en avant et piaffant sur place.
Les réflexes passés, ils purent poursuivre leur échange. Quand le petit se déconcentrait, un claquement de crocs ou un cri strident lui permettaient de reprendre le fil. La Mémoire n'avait pas oublié son autre question en suspend, et la posa de nouveau par surprise. Pour la première fois, Hialbök prit le temps de réfléchir.
— Hestölek, Hybneh, était un grand Guide, je comprends que mon arrivée t'agace. Je ne serais pas à la hauteur avant longtemps, nous en sommes conscients. C'est vrai, rien pour le moment ne peut t'amener à me respecter. Pourtant, tu m'aides. Tu veux que je sois à la hauteur pour les humains.
— Bien deviné. Tu sentiras bien assez vite à quel point on est... le terme me revient... co-dépendants. J'ai trouvé un arrangement, avec Hybneh. Nos territoires respectent les mêmes limites. Et on les a faits coïncider avec celles des Vastiu, plus de grandes zones sans humains pour qu'ils aient la paix. Toi pour faire ta part, y t’faut ton troupeau, et l'approbation humaine. Ça aide tellement, pour faire front commun... Sans eux, t’es déjà puissant. Avec, je ne sais pas, à part que tu le seras encore plus. Sssseh, oui, tant que j'y suis. Avec mes Ténèbres, je sens les peurs. Lui sentait les colères.
— Tu voudras que je te prévienne si je perçois des intentions de mort, devina le nouveau Guide.
Rhessek grogna son approbation. Ils devisèrent encore longuement. Quand le soleil se coucha, ils n'avaient pas quitté le cercle de pierres. Au loin, le dragon surprit l'ombre d'une licorne sortir nerveusement du couvert des bois. Tendue, aussi bien à cause de la présence du dragon que de l'imminence de sa mise bas, elle avança néanmoins jusqu'au pied de la colline où il dissertaient depuis un bon moment.
— Tu devrais retourner à ton troupeau, plutôt que de parler avec ce monstre, hennit-elle.
— Mais Hineh, il est très intéressant !
— Et dangereux, il endort ta méfiance. Éloigne-toi de ça !
— Tu dis ça parce que j'ai mangé ton poulain il y a un siècle et cinq décennies !
— Euh, le devoir m'appelle...
L'étalon repartit, les oreilles en arrière, dents découvertes et cou tendu. Il chargea avec sa mimique menaçante vers la jument, et lui donna quelques coups de tête. Il reconnut ainsi sa mise en garde, tout en lui rappelant leurs liens hiérarchiques. Le dragon les laissa à leurs rapports étranges et bien équins. Lui, le ciel l'appelait.
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