Mnémos : le vent du changement partie 3/5
Rhessek savoura sa solitude, tandis que des parcelles de passés lui venaient durant son vol. Cela lui arrivait à chaque fois qu'il passait trop de temps près d'inconnus ou de pierres. Ce qui résumait trop bien sa journée.
Rien de bien intéressant. Le jeune étalon était né, détestait son nom de Hyih que même les siens peinaient à hennir correctement, avait grandi, quitté son troupeau de naissance et eu la chance de vite quitter son groupe d'adolescents pour venir défier Hybneh, un plan fourbe en tête pour s'assurer la victoire. Ce petit con savait aussi distinguer les différentes Ténèbres, juste assez pour déterminer à quelles parties s'associaient les autres mages. Il avait donc compté sur son propre caractère dénué de colère pour passer la vigilance de Hybneh et ne lui laisser aucune emprise. Attaque surprise, sorts de mort, survivre le temps que ça agisse. Bien une saloperie de licorne.
Ce passé ne fut pas le seul à visiter la Mémoire. Le passé des pierres, des humains les ayant levées venaient aussi, flou et confus, sans repères temporels. Rhessek prit son temps pour les assimiler, les ranger. Il put mettre en parallèle certains souvenirs qu'il détenait déjà des lieux. Tout cela ne l'intéressait guère, il savait que nul ne l'interrogerait sur la vie des pierres, les maladies disparues ni les éternelles haines humaines. Qui se souciait de ces choses-là ? Et, par volonté divine, lui devait s'en souvenir. En être témoin une fois et ne jamais oublier. Il ne savait pas oublier. Il enviait parfois les humains pour cela.
Tandis qu'il flânait dans les airs, il détecta un amas de peurs se déplacer. Au Sud-Ouest de ses terres, là où se trouvaient l'envahisseuse et les humains étrangers. Depuis une demi-lunaison qu'ils erraient, il pouvait bien rendre une visite à leur Mémoire. Ne serait-ce que pour éviter une malheureuse rencontre avec les Vastiu, plus chasseurs que marchands.
Dans la nuit, il pouvait passer inaperçu, surtout en rapetissant en même temps qu'il descendait. Ainsi amorça-t-il son approche, tout en signalant sa présence en faisant vibrer son estomac. L'intruse lui répondit, ils s'accordèrent pour se rencontrer hors perception humaine.
Ce langage-ci était imprécis. Heureusement, leur aura de mage leur permit de se localiser sans trop de peine. La petite jeune l'attendit perchée sur un large éperon rocheux, dans une trouée des bois. Quand il atterrit, il releva qu'elle était aussi haute que Hyih, avec de belles écailles orangées zébrées de gris. Ses épines dorsales perçaient à peine, son museau n'avait même pas commencé à s'allonger. Il lui donnait tout juste douze ans d'existence... du moins, jusqu'à ce qu'elle roucoule comme un dragonnet de moins d'une décennie, ce qui figea l'Ancêtre.
À force de rapetisser, il avait atteint une taille légèrement inférieure à celle de la dragonne, ils tenaient ensemble sur la roche. Néanmoins, elle lui céda toute la place d'un bond, avant de s'empresser de lui faire face, les écailles hérissées. Les ailes sagement serrées contre les flancs, elle n'en patrouilla pas moins autour du maître des lieux. Rhessek pouvait la comprendre.
— Calme-toi, je viens pas me battre.
Lui-même présenta le flanc, les ailes serrées contre lui. Tous deux dessinèrent une spirale, la petite de plus en plus resserrée, l'ancien de plus en plus vaste. Ils s'analysèrent, s'étudièrent. Tous deux considérèrent le lustre des écailles, la souplesse du mouvement, la profondeur du souffle, la courbure et l'éclat des griffes. Ils étudièrent la respiration de leur comparse, l'absence de gêne dans la gorge, l'odeur de charogne, de méthane et de souffre. Ils guettèrent un grognement, un soupir, une faille à exploiter, une raison de charger et mordre.
Tous deux conclurent que leur interlocuteur méritait une conversation plus poussée. L'inconnue rampa sagement en arrière, tête basse, pendant que Rhessek prenait place au pied du rocher, assis comme le matin même au détail près qu'il dissimula le bout de sa queue entre ses pattes et l'herbe. La distance de mise respectée, l'envahisseuse se présenta.
— Sirame. Et toi ?
— Rhessek. Qu'est-ce tu viens foutre ici ?
— ... Je... j'accompagne les Huwo, des nomades. Je suis leur Mémoire. J'ai dormi quelques lunaisons près de leur ancienne Mémoire, avant de lui ronger le cou. Dans son sommeil.
— T'es jeune pour ça. T'as quel âge d'ailleurs ?
— Huit ans.
Sidéré, Rhessek en bondit, les écailles hérissées. Huit ans et déjà cette taille, déjà seule ? La voyant prête à fondre sur lui, il se reprit. Mais tout de même, il n'avait jamais vu ça.
— Je t'en aurais donné douze.
Cela lui plut, elle s'allongea de nouveau au sol, bien que toujours hérissée.
— Qu'est-ce qui est arrivé à ton nid ?
La peur, il en huma l'agréable odeur, sentit les Ténèbres se concentrer. Mauvais et lourd souvenir qu'il réveillait là. Elle eut besoin de temps pour répondre.
— Des tueurs de Mémoires... j'ai déjà traversé deux territoires, ils suivent les Huwo.
— Des tu... schiarks... ké schiarks !
— Ils ont ravagé mon nid... j'ai obéi à mon père, je suis resté cachée dans une faille de la grotte... ils ont empalé mon sang ! Moi ils m'ont pas vue.
— Attends, t'es en train de me dire qu'ils ont eu ta couvée et tes deux parents ? ... Comment ces bipèdes de merde ont réussi ? Poison ?
— Non... leur Mémoire... et leur Guide...
— Quoi !
C'en fut trop, il devait mordre et griffer. Aussi furieux qu'angoissé, il se jeta sur le premier bâton, s'en mit plein les gencives, massacra l'arbre le plus proche. Les pattes et la gueule pleines de sève et d'échardes, il reprit place, passant ses grondements outrés en panaches de fumée réguliers.
Il avait eu vent de telles associations étranges. Les esprits soient loués, c'était rare... Nerveux, il malaxa la terre, se coinça des merdes entre les écailles. Et cette saloperie suivait ses envahisseurs. Soit. Une méthode existait, pour limiter la casse, qui avait déjà fait ses preuves. Il voulut reprendre la parole, mais Sirame reprit :
— Leur Mémoire est très vieux.
— Moi aussi.
De nouveau, elle prit une posture offensive, prête à lui cracher du feu, quitte à embraser la forêt. Dans un feulement, elle tonna :
— Pourquoi tu mens sur ton âge, alors ?
— Attends, je reprends ma vraie taille.
Des craquements d'os suivirent. Ses chairs et sa peau s’étendirent par à-coups, jusqu'à ce qu'il occupe la surface du rocher et que sa tête dépasse de la canopée.
— Voilà. Je voulais pas te faire peur.
— Raté.
— Ouais. C'est quoi, cette affaire d'alliance ?
— Après tu réponds à ma question ?
— Oui, après je corrige mon impolitesse.
Il lui laissa le temps de décortiquer le terme pour le comprendre. Cela fait, elle grogna son assentiment.
— La Mémoire s'appelle Svedress, un fils de l'eau. D'avant que l'Eau ne se sépare des Ténèbres.
— Sssseh ké schiarks...
Les quatre esprits primordiaux, les plus anciens et puissants, étaient deux esprits de l'Eau et deux esprits de la Terre. Ces derniers, avec le temps avaient délégués différents éléments, donnant une part d'eux-mêmes pour créer de nouveaux esprits. Ké schiarks, une Mémoire plus ancienne qu'un esprit, plus ancienne que celui des Ténèbres... Si un dragon pouvait espérer compenser un siècle de différence, plusieurs millénaires... c'était même pas la peine. Foutu. Schiarks, par les esprits, et ce dégénéré de Hyih qui avait tué Hybneh. La dragonne de feu lui laissa poliment le temps de digérer les informations.
— Je voulais me présenter à toi avec la même taille, pas pour mentir sur mon âge mais pour la discrétion et être moins menaçant.
— Ssseh. D'accord. Je savais pas. Et pour cette affaire d'alliance...
Dans sa réflexion, Sirame darda de sa langue.
— Svedress a convaincu une licorne de "fédérer" plein d'humains pour devenir très puissants à deux. Puis ils ont placé une famille à la tête de la tribu qui voulait... régenter... beaucoup de gens. Et depuis cinq siècles, c'est ce qu'ils font. Une partie de leur tribu s'installe quelque part, un homme sur dix et une mère qui le veut rejoint l'armée, et ils partent visiter une nouvelle tribu, un nouveau clan. Ces visités peuvent les rejoindre, garder leur nom, une partie de leurs traditions, mais doivent eux aussi donner un homme sur dix et des femmes. Puis leur Guide et leur Mémoire meurent s'ils se sont cachés jusque-là. Ou alors les visités meurent aussi. Les Huwo n'ont voulu ni mourir, ni les rejoindre, ils veulent rester des Huwo, des vrais. Leurs coutumes leur interdisent de rester sédentaires, donc rejoindre les Eschem, pour eux c'est mourir. On n'a plus de Guide...
— Pour ça, je peux pas t'aider. Tout ce que je peux faire... c'est éviter une rencontre entre tes humains et les miens, en plus de te tolérer ici. Trois saisons, après la nourriture va manquer.
— Merci... et je resterai pas si longtemps. Les Eschem arrivent dans trois nuits.
— Combien de guerriers ?
— ... Trop.
Ils tentèrent de communiquer sur le chiffre, longuement, laborieusement. Ces concepts humains leur compliquaient l'existence, mais Rhessek n'ignorait rien de l'aspect nécessaire de l'information. Quant il parvint à décrire le campement Vastiu, elle put enfin estimer que l'armée seule couvrait quatre territoires identiques.
Oh esprits, comment était-ce possible. Rhessek tenta de réfléchir, d'estimer la population envahissante. S'il pouvait compter une compagne, un compagnon et un à trois enfants... Hybneh lui avait parlé dans ce cas d'une "moyenne" de deux, donc autant dire deux enfants... Trop. Oui, trop. Au moins un horizon entier d'humains, qui devaient se nourrir, s'habiller, boire, trouver des outils. Beaucoup de bois, de plantes, de proies, de pierres, cela nécessitait des territoires immenses. Cela dépassait ses connaissances...
Surtout, ils allaient détruire ce peuple auquel il s'était lié. Anéantir ce que lui et Hybneh avaient laborieusement construit. Il pouvait tenter de se cacher, mais un fils de l'Eau d'avant la création de l'esprit des Ténèbres ne pourrait que le trouver et le tuer. De plus, il était hors de question de se comporter en proie. Ce territoire était le sien, quitte à mourir, autant se battre... mais il devait trouver de quoi faire perdurer les Vastiu.
Sentant sa peur, Sirame piailla. Il lui cracha de la fumée pour toute réponse. Alors, elle attendit, nerveuse.
Le Temps s'écoulait, imperturbable. Et il apporta des idées. Le passé ne pouvait que se répéter. Certes, le nombre d'humains était nouveau et immense, mais la situation d'un groupe trop nombreux pour qu'un autre lui survive s'était déjà présentée. Qu'une Mémoire soit vaincue avant ses humains aussi, différentes alliances contre-nature avaient fait leurs preuves. Lui-même pouvait déjà se considérer comme mort, mais ses souvenirs lui permirent d'en choisir les conséquences... il devait se dépêcher.
— Petite, tu vas rester au Sud, te faire oublier de tes poursuivants. Un jeune Guide ténébreux va venir te voir, il veut se faire appeler Hialbök. Trouvez-vous des arrangements. Il existe des tactiques à base de feu et de famine qui ont fait leurs preuves, et il se renforce avec les morts. Y’a quelque chose à faire avec ça. Quant à ce territoire et la contre-attaque... je dois d'abord voir avec une autre Mémoire. Une fille de la Terre. Plus jeune que moi... mais elle peut demander l'accès à la magie du sang. Je sais juste que c'est puissant, assez pour qu'elle aie ses chances là où je suis condamné. Je ne te demanderais qu'une chose.
— Les Huwo éviteront les Vastiu, je le jure sur mon sang. Ils m'écoutent, je peux le faire... et... merci, Ancêtre de la Peur.
Tous deux baissèrent la tête, se présentèrent la nuque.
— Si j’peux t’donner plus d'informations, je le ferai, s'engagea Rhessek.
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