Elle l'en remercia d'un bref roucoulement. Le ciel s'embrasait, tandis que Rhessek s'envolait. Tout d'abord, il devait communiquer avec sa voisine. Aussi retourna-t-il au plus vite sur leur frontière, en plein sur les terres non-revendiquées. Là, dès sa descente il tenta de l'appeler en faisant vibrer son estomac, espérant qu'elle ne dorme pas. Rien ne réveillait une Mémoire.

Le ciel devenait orange, quand un son lui donna de l'espoir tout en le perturbant. Quelque chose glissait sous le sol, d'inhabituel, d'inédit même. Ça s'approchait. Des sons de reptation lui parvinrent tandis que quelque chose de grand approchait sous terre.

Le sol s'évida quelques pas devant lui, cédant la place à... un bec osseux. À cela succéda une longue gueule effilée aux écailles grises comme la roche, en forme d'épées. Cette tête, bien trop petite, fine et étirée pour appartenir à un dragon normal se courba au bout d'un cou frêle surmonté de longues épines dorsales courbées et effilées dès que ses cornes le lui permirent. Deux yeux d'or à la pupille trop fine le fixèrent. L'immobilité de cette tête, même pour un dragon tenait du contre-nature.

Mal à l'aise, Rhessek flaira cette dragonne souterraine qu'il rencontrait pour la première fois. Au moins comprenait-il mieux pourquoi. Pouvait-elle seulement voler ? Elle n'était pas un dragon égorgeur, comme lui, mais une dressèrn. Il soupira, lâchant un généreux panache de fumée. Il n'avait d'autre choix que de confier les Vastiu à cette engeance anormale. Telle qu'il la voyait, son museau était plus long que son cou. Elle ressemblait à un assemblage d'épées. Rien d'harmonieux, tout difforme...

• Quel mauvais vent t'amène ? siffla la dressèrn.

Pour une créature si maigre, dont il ne parvenait pas à estimer la taille, elle possédait une voix puissante et grave.

• J'ai besoin d'aide.
• Toi un fils du ciel, tu demandes de l'aide à une saloperie souterraine ?
• Pas l'choix.
• T'es vraiment désespéré.
• Ouais.
• Quelle aide tu veux ? Qu'est-ce qui te tient en échec ?
• Ssseh, ce s'ra pire qu'un échec, j'suis un futur cadavre. Trop d'humains approchent, accompagnés d'une Mémoire plus vieille que l'esprit des Ténèbres et d'un Guide tout aussi ancien.
• Schiarks !
• Ouais. Et j'refuse que mes humains perdent ce que moi et mon ancien Guide avons construit.

Intriguée, la dressèrn entreprit de sortir de son tunnel. Sans qu'il ne comprenne ce qu'il voyait, Rhessek l'observa agiter ses anneaux pour finir de s'extirper de terre. Le sol se referma comme si de rien n'était, tandis qu'elle assurait ses appuis sur ses quatre pattes faméliques. Elle rappelait une version draconique des lévriers, toute en os saillants. Sa tête faisait la longueur d'un tiers de son cou mis en inéléguant "s" écrasé, ses courtes ailes carrées tenaient d'appendices inutiles, sa queue pouvait à peine effleurer le sol, s'achevant sur une pauvre vertèbre pointue et saillante. Sans compter ses épines dorsales hors normes... et sa gestuelle. Tantôt, elle donnait l'impression de glisser, pour soudain se mouvoir par saccades. Puis ses os grinçaient les uns contre les autres dans des mouvements raides, puis elle se figea. Mal à l'aise, il la huma...

Son odorat lui confirmait ce qu'il entendait et voyait grossièrement : il échangeait avec une dragonne d'une douzaine de siècles. Mais... elle sentait le renfermé, la terre retournée mêlée de carcasses faisandées. Sa gestuelle était incompréhensible, irrégulière et incohérente. Elle grinça de sa voix trop grave pour sa corpulence :

• Tu veux que je devienne la Mémoire des Vastiu ?
• Oui... tu... enfin, et tes humains ?
• Y m'ont envoyé chier y'a un siècle et demi. Tu comprends, avec ma laideur j'incarne le mal absolu. Il semblerait qu'ils se démerdent très bien sans moi... et donc, j'investirais aussi ton territoire ?
• Oui.
• Ssseh... intéressant. Tu semblais vouloir demander quelque chose, pour avant ta mort.
• La magie du sang.
• T'y accédera pas, faut descendre de la Terre...
• J'sais, c'pour ça que j'viens te demander un service. Les envahisseurs sont des tueurs de Mémoires. Massacre leur Mémoire et leur Guide. Fais sombrer ces salopards dans l'Oubli. Le jeune Guide qui a remplacé Hybneh a l'air fourbe et puissant, y f'ra sûrement l'affaire pour ça... et pour guider les Vastiu. Lui plus vos pouvoirs, la colère des Vastiu, vous pourrez sûrement traverser le Temps. Le p'tit s'appelle Hialbök.

Tout en parlant, l'égorgeur ne put s'empêcher de tourner autour de la dragonne. Son instinct lui imposait de comprendre ce qu'il voyait... mais même dans ses réactions, elle le perturbait plus encore. Plutôt que de chercher à rester de face ou de profil, et de maintenir la situation en le suivant dans ses mouvements, elle resta statique. Ses pupillent seules le suivaient, jusqu'à ce qu'il atteigne la limite de son champ de vision et qu'elle ne tourne alors la tête dans un craquement sec. Rhessek, après un tour complet, conclut qu'il ne l'aimait pas. Heureusement qu'il mourrait bientôt et qu'il s'agissait de leur unique interraction.

• Ta volonté est bénie des esprits, releva l'intriguante. Tu perds la vie et ton territoire, d'ailleurs je te préviens, il est trop grand pour moi et pourra que se réduire, mais ce que tu as voulu créer va te survivre... vu tout ce que tu m'offres, je te ferais vivre dans leurs légendes.
• ... Merci ?

Il devait s'agir d'une politesse souterraine.

• Pour la magie du sang, j'ai besoin que tu fasses couler celui de l'ennemi. Il me faut aussi son nom.
• Svedress.

Elle lui posa diverses questions, auxquelles il répondit de son mieux. Le soleil était levé quand ils achevèrent leur conversation. Leur première et dernière.

Sur ces entrefaites, Rhessek chercha Hyih. Ce dernier se cachait bien, le prédateur ne le trouva qu'à la nuit tombée. Après avoir insisté via le lien ténébreux, le dragon obtint qu'ils échangent en face à face.

Là, il put tout raconter au Guide. Les envahisseurs Eschem, les accords avec Sirame, la Mémoire contre laquelle il serait vaint de lutter, la magie du sang de la dressèrn, sa méfiance à son sujet. Hyih l'écouta avec attention, puis Rhessek conclut :

• J'vais créer des sphères de souvenirs dans ma caverne, tu accéderas à tout. Tente de les préserver autant qu'possible de la dressèrn... aussi, je poserais quelques pièges. Certains de ces souvenirs s'étaleront sur des siècles, d'ceux qu'intéressent personne. Le temps d's'y plonger, et même un dragon aurait l'temps de mourir de soif. Ceux-là seront posés en évidence et protégés d'un sort de peur. Les plus importants concernant les Vastiu seront simplement posés au sol, les plus proches de l'entrée.

Il lui détailla soigneusement le classement qu'il prévoyait, comment accéder à un souvenir et où il mettrait celui concernant le rangement.

• Tu pourrais créer cette première sphère maintenant, suggéra la licorne.

Pas bête, lui. Rhessek s'y plia, et bien vite une perle noire et translucide se forma devant son museau au ras du sol. Quand il se redressa, Hyih la flaira, la tapota des naseaux et du sabot. Sa curiosité assouvie, il ne se contenta pas d'effleurer la sphère de sa magie. Il l'engloba dans ses propres Ténèbres... et la fondit en son crâne.

• Voilà, ceci m'appartient désormais... tu te doutes bien que je ne pourrais jamais absorber toutes tes connaissances... mais je prendrais ainsi les plus importantes. Et j'aurais préféré que tu me préviennes en premier. Enfin... long vol radieux, comme vous dites.

Et il se détourna sans plus de cérémonie. Rhessek sentait qu'il lui en voulait et s'inquiétait. Il n'avait pas encore saisi qu'il bénéficierait des souvenirs de deux Mémoires, ainsi que du soutien d'une troisième... Hyih connaîtrait aussi bien les humains que les dragons. Une... innovation. Issue de la panique, comme la plupart créées par les dragons. Au petit de la faire perdurer.

Rhessek s'empressa de s'envoler en quête de proies. D'après Sirame, il lui restait une journée et demi avant que l'envahisseur n'empiète sur son territoire. Autant de temps pour se nourrir, gagner des forces.

Après quelques biches, Rhessek ronronna en découvrant les restes d'un auroch. Après son passage, il n'en resta rien, à l'exception d'une vague flaque de fluides putrescents. Les loups qui l'avaient chassé avaient certainement fui un ours... pourtant, son instinct lui soufflait qu'il s'agissait d'une anomalie. Les loups enterraient les restes de leurs proies. Quand ils le pouvaient... D'autant plus que l'odeur de putréfaction écrasait les autres informations.

La Mémoire chassa ces doutes parasites, tandis qu'il repensait aux différentes stratégies qu'il pouvait utiliser contre un dragon plus grand et puissant que lui. Cet être aquatique, au pire amphibie aurait peu de chances de savoir se mouvoir aussi bien que lui dans les cieux. Aussi, le moindre cours d'eau représentait un danger fatal.

Le temps passa bien vite, tandis qu'il fouillait dans sa vaste mémoire pour trouver de quoi compenser l'écart de taille et de puissance, tout en dévorant ce qu'il pouvait. Son temps se résuma ainsi à chasser, gober et rassembler les souvenirs utiles.

Le tout mis bout à bout, il se sentit prêt au matin fatidique. Repus, mais pas lourd. Divers souvenirs utiles en tête.

Paré, il s'envola à l'aurore et patrouilla sa frontière Sud-Ouest. De loin, il vit la colonne humaine, interminable. Ils présentaient un alignement surnaturel, artificiel. Quatre rubans composés d'humains, de chevaux et de chiens. Des armes de pierre, de bronze et de bois durci. Des armures de cuir et de bois. Une force inarêtable, difficile à concevoir pour la Mémoire, cette organisation était bien trop neuve pour lui. De plus, cela excitait son instinct.

Briser la ligne d'un premier passage. Attirer leurs flèches sur son ventre protégé d'un sort. Puis suivre toute la ligne en leur vomissant son feu. Par les esprits, que ça le démangeait. Mais ce serait se précipiter sur le Guide et se mettre à la merci de la Mémoire intruse. Il voulait d'abord condamner la Mémoire, imposer au Guide de répéter des erreurs, d'oublier des informations, de fausser ainsi ses conclusions.

Les Eschem traversèrent sa frontière en toute impunité. En fin de ruban, il découvrit des chariots. Très avancés sur la technologie et l'élevage des bêtes... les Vastiu ne feraient pas le poids, même avec son aide et celle conjointe de Hyih. Le frontal n'avait jamais fonctionné dans ce cas de figure...

Le prédateur attendit. Sa dangereuse proie devait venir à lui. Les enseignements du passé ne pouvaient mentir.

Le soleil parcourut un quart de sa course, quand un rugissement aigu retentit. Loin du ruban en avancée constante, plus au Nord. Rhessek s'y précipita tout en prenant de l'altitude.

Du sol, une masse longiligne surgit de la forêt. L'appercevant enfin, Rhessek en tresaillit et manqua un battement d'ailes. L'autre... l'autre était immense. Le ténébreux, pourtant grand, se sentit petit pour la première fois depuis longtemps.

Son adversaire souple et malingre s'éleva par à-coups dans sa direction, mêlant avec ses ailes mouvements de nage et appui laborieux sur l'air. Il ressemblait beaucoup à un serpent ailé, aux pattes fines collées contre le corps. Ce vieil essvek devait posséder des branchies. Rhessek gronda à son intention. Pour que ce petit dragon puisse remplir une rivière en largeur, il devait compter au moins deux dizaines de millénaires.

L'intrus lui répondit d'un sifflement menaçant, et lui cracha de larges flammes. Rhessek ne perdit pas de temps à s'interroger sur cette manœuvre inutile et fatiguante à l'altitude où ils se trouvaient, assez haut pour que les naseaux et les yeux piquent. Il ajusta une dernière fois sa trajectoire, s'assura que les articulations de ses serres ne souffraient pas du froid.

Il plaqua alors les ailes, raidit le cou et se laissa tomber. L'autre montait toujours à sa rencontre. Erreur. Rhessek détendit les pattes postérieures, griffes en avant. Sa proie dévia à peine, il suivit sa trajectoire d'un infime mouvement de queue. Le ténébreux plia légèrement les pattes, prêt à l'impact.

Au dernier moment, Rhessek se plaça comme un rapace, serres en avant et se fracassa de tout son poids contre l'intrus. Ce dernier ne comprit la manœuvre que trop tard, tout son flanc et la moitié de son aile disparurent hors de leur vue, arrachés par l'attaque.

Le blessé rugit, tenta de mordre, n'atteignit que de l'air. Rhessek prit le temps de planer en cercles de plus en plus bas, attendant que son adversaire s'épuise à voler. Il étudiait également ses mouvements, sa manière de se mouvoir...

Son instinct lui souffla des incohérences. Ses souvenirs, également. Son adversaire ne réagissait qu'après une latence anormale. Son vol s'avérait trop basique et pataud. Il ne se soignait pas... Anomalies. Plus d'informations.

Rhessek se rapprocha prudemment du blessé qui chutait enfin, épuisé et trop confus pour un dragon ailé dans le ciel. À croire que son corps ne connaissait pas le ciel, que ses muscles et ses fines écailles bleu-argentées découvraient ce milieu.

Son odorat donna enfin un sens à ces étrangetés. Humain. Cela sentait le sang humain... Rhessek feula. Non... Svedress n'avait pas fait ça ? Qu'il sombre dans l'Oubli ! Où se cachait-il, ce sans-terres ?

Il avait corrompu un humain dans sa chair, trompé son esprit pour l'amener à se comporter comme un dragon... Abominations ! Bien une fourberie de licorne, que ces abjections !

Lassé des mugissements de l'humain corrompu, l'égorgeur démontra l'utilité de sa corne et l'éventra d'un coup de tête bien placé. Lui restait à trouver le véritable ennemi. Puis une idée le saisit de nouveau.

Il devait attendre la nuit pour se montrer, ou une erreur. Comme s'approcher d'un cours d'eau... Il s'associait à un Guide, après tout. Dans un nouveau grondement sourd, Rhessek quêta l'esprit de Hyih. Ses Ténèbres allaient s'avérer salvatrices... Via le lien ténébreux, le dragon lui imposa de chercher les intentions de mort. On ne pouvait dissimuler ce genre de chose. Pas à un ténébreux, encore moins associé, comme la licorne, à la Mort.

Ecrasé par la volonté du dragon, la licorne cessa son activité et obéit. Ainsi, Rhessek découvrit son concurrent hors de son territoire... pour le moment. Rhessek en profita pour se poser. Avec patience, il attendit.

Svedress dut comprendre qu'il ne pousserait pas le maître des lieux à la faute en demeurant invisible, aussi à la nuit tombée serpenta-t-il à travers la rivière. Poursuivant la provocation, il s'attarda à la limite du territoire, avant d'y pénétrer franchement.

Là, il fit connaître sa présence avec force rugissements destinés à marquer le territoire, se frotta même à des arbres, couvrit de son odeur glauque les marques olfactives de l'Ancêtre de la Peur. Ce dernier prit son mal en patience. Tant d'injures. Sa colère aurait bien servi Hybneh.

De nouveau mis en échec, Svedress se résolut à venir chercher son adversaire. Rhessek libéra enfin Hyih de son emprise quand le vieux mâle s'éleva dans le ciel.

Il volait bien mieux que le corrompu.