Mnémos : le vent du changement 5/5
Rhessek se renforça avec sa magie pour prendre le titan de vitesse, corrompit l'air, et retourna à hauteur de nuages en un temps record. La magie attira inévitablement l'attention du danger, qui le coursa.
L'égorgeur eut tout de même le temps d'analyser le colosse. Chercher à le déséquilibrer constituerait une perte de temps, le mieux serait d'attaquer les ailes et la nuque. L'idée amena avec elle des souvenirs sur les essveks. Il ne pourrait lui briser la nuque, couverte de plaques osseuses. Lui restait les ailes translucides. Des cibles longilignes au tempo inhabituel pour un dragon aérien.
Jusqu'alors droit comme n'importe quel dragon, Svedress surprit Rhessek en ondulant soudainement. À le voir, il nageait dans les airs. Perturbé par cette anomalie, le ténébreux temporisa encore, puis son ouïe associée à son instinct de survie le prévinrent d'une anomalie. Par réflexe, il s'éloigna...
Grand bien lui prit. Svedress avait dupé sa vision, rapetissait à mesure qu'il approchait pour fausser son estimation des distances. Aussi, les nuages proches se densifièrent, devinrent des pièges pour les ailes... Rhessek plongea en piqué pour y échapper, ce qui n'engendra aucune réaction de la part de son poursuivant.
Par les esprits, comment pouvait-il le faire saigner ? Stoppant sa chute sans prévenir, le ténébreux surveilla son assaillant du coin de l'œil. Ce dernier se perdait dans les nuages, seulement trahi par un fin ruban verdâtre le long de son corps, là où tout dragon normal aurait eu des anneaux. À part cela, il se fondait aisément dans les plus hauts nuages... qui s'amassaient sournoisement dans le ciel.
Un piège. Les plus hautes altitudes lui promettaient désormais la mort. Les deux dragons demeurèrent un bon moment à se scruter, chacun à sa hauteur, guettant une faiblesse à exploiter. Rhessek feinta des marques de fatigue sans que Svedress ne le charge. Fourbe. Il tenta également de faire mine de s'aveugler avec le soleil. Perte de temps, le grand ancien devait connaître.
Comment surprendre une Mémoire aussi ancienne ? Rhessek comprit qu'il perdait son temps, son énergie et plus grave, son souffle. Il ne pouvait pas. Restait l'adaptation.
De nouveau, il corrompit l'air, ainsi que cette force qui voulait le clouer au sol qu'un Guide avait nommé gravité. Le couloir de vents et de gravité lui permirent de se ruer sur l'adversaire... jusqu'à ce qu'il sente, à temps, que ce dernier avait subtilement perverti son sort. La fin allait l'entraîner sur des vrilles qui lui arracheraient les ailes.
Rhessek interrompit son sort à temps et demeura à sa nouvelle altitude, plus proche des poches d'eau volantes. Contrarié, il poursuivit la phase d'observation. Svedress aussi, devait se baser sur ses réflexes et devait être parvenu à la même conclusion que lui : prendre l'initiative exposait à trop de dangers.
Aussi, leur vol se prolongea. Parfois, l'un plongeait ou l'autre piquait sans crier gare, mais la cible contrait aisément l'attaque. Le statut quo s'imposa. Au matin, Rhessek tenta une provocation. Dans une contorsion complexe et inconfortable, il vola sur le dos, présentant le ventre au second prédateur.
Ce dernier ne résista pas. Il plongea avec une fulgurance effroyable pour une telle masse, la gueule grande ouverte, assez pour saisir Rhessek aux hanches avec les muscles de ses cuisses comprises. Le dragon noir lui cracha son feu dans le museau, avant de corrompre sa propre chair en un éclair.
La masse solide qui le composait devint gazeuse. Svedress le traversa sans comprendre. Le mage noir se recomposa en position, et plongea corne en avant sur les ailes du colosse perdu. La base. Il voulait lui déchirer la base d'une aile. Lui briser les os. Clouer ce schiarks au sol. Lui arracher un long lambeau de chair. Le dévorer vivant. Entendre sa douleur et goûter son sang, déchiqueter ses honteuses écailles molles.
Malheureusement, Svedress sut dévier sa chute sans dommage et l'esquiver d'une torsion impossible pour un égorgeur. Il venait de dévoiler l'ampleur de sa souplesse. Rhessek refusa le retour au statut quo, et se dirigea droit vers sa chère forêt Ouest.
Ne pouvant plus surveiller visuellement son adversaire, il resta concentré sur son aura. Pour le moment, les choses se passaient bien, il vivait toujours...
Son ouïe et une sensation anormale d'humidité sur les ailes le prévinrent à temps. Il freina sans réfléchir, la tension lui étira dangereusement la membrane. Autour de lui, l'air se condensait, s'emplissait d'eau, et les battements d'ailes ennemies ne correspondaient pas à l'aura qu'il surveillait. Apeuré, Rhessek leva le regard.
Svedress le surplombait, bien plus proche que là où se trouvait son aura... Ce schiarks savait duper ce sixième sens ! Rhessek feula, réorienta ses ailes et chargea l'adversaire. Surpris, ce dernier s'éloigna d'un coup d'ailes.
Concentré sur son illusion, l'essvek ne put contrer à temps les sorts qui le visèrent. Rhessek lui corrompit sa maudite chair blanche, la fit pourrir. Enfin, il lui fit cracher de risibles flammèches bleues et perdre du précieux souffle.
Touché par la gangrène qui lui rongeait la chair près des côtes et d'une aile, Svedress jugea préférable de se poser. Tout en cherchant un cours d'eau où se renforcer, il mobilisa sa volonté et sa magie pour contrer le pourrissement.
Faiblesse. Rhessek profita de sa connaissance du terrain. En ces lieux, les vents étaient traîtres pour qui ne les connaissait pas. Tandis que la vieille Mémoire cherchait un lieu d'atterrissage en contrant sa magie, elle perdit brutalement son appui sur les airs. Se reprenant, sa volonté s'affaibli sur le plan magique, son attention se relâcha sur sa proie.
Rhessek lia sa gravité à sa cible, usant de la peur soudaine de cette dernière pour renforcer sa magie. Lancé à pleine vitesse, il saisit à pleines pattes le flanc plat à sa merci et y planta les crocs.
Le titan avait un répugnant goût de poisson. Son sang clair coula. Le blessé cessa de voler, pour s'écraser de tout son poids sur l'impudent. Le prédateur, aiguillonné par sa victoire sentit les changements, prit le temps de plonger sa tête dans la chair tendre et molle, déchirant l'envahisseur de l'intérieur avant de le repousser avec force.
Rhessek se mangea un arbre dans le dos, parvint à préserver ses ailes et se permit de rouler pour absorber le choc. Svedress, perdu, se fracassa contre plusieurs arbres, roula sur lui-même dans un froissement d'ailes aux doux craquements secs, vite couverts de ses rugissements furieux et endoloris. De galvanisants cris aigus qui vrillaient les oreilles.
Au terme de sa chute, Rhessek se dressa sur ses pattes postérieures. Svedress avait ravagé bien des arbres et de hauts rochers dans sa chute, mais se redressait déjà, furieux. Le ténébreux sentit une puissante magie l'encercler. Mélange effrayant d'eau et de Ténèbres. L'autre allait tenter de le broyer. Il devait fuir au plus vite. Doutait de pouvoir de nouveau s'évaporer sans conséquences.
Il fila dans les airs, juste à temps pour échapper à une boule d'eau corrompue. Il préférait ne pas savoir quel sort l'aurait attendu dedans. Cependant, une seconde boule d'eau surgit droit sur sa trajectoire. Il ne pouvait dévier à temps. S'y força.
Malgré ses efforts, l'une de ses pattes antérieures effleura l'élément liquide... cela suffit à lui happer toute la patte et à la lui broyer. Il sentit et entendit ses os finir en miettes en un instant, se déplacer dans ses muscles pour les lacérer de l'intérieur. La douleur lui fit perdre son calme, il ne put s'empêcher de rugir.
Erreur. Svedress lui fit payer. Le géant fut sur lui en un instant, se décrocha la mâchoire et le saisit sans peine sur tout le dos. Ses fins crocs recourbés lui brisèrent les écailles, les ailes et sa dernière antérieure, s'enfoncèrent cruellement dans sa chair rouge.
Eclair rouge. Douleur. Terreur.
Vaincu ?
Pris d'un sursaut, Rhessek se débattit. Ses postérieures saisirent la mâchoire inférieure de son prédateur, ses griffes trouvèrent une prise osseuse et ne lâchèrent plus. L'essvek Le fracassa contre le sol, lui brisa plusieurs os. Mais Rhessek bougeait toujours.
La frénésie le prit. Alors que le dragon amphibie le secouait, l'écrasait contre le sol, y étalait sa chair et son sang, l'égorgeur continuait de se débattre, avec toujours plus de force. Il parvint à profiter d'une secousse pour briser la mâchoire haïe. En chute libre, il vida sa glande à feu d'un violent crachat en pleine gueule.
Brûlant de l'intérieur, l'essvek se replia sur lui-même dans un mugissement. Rhessek en profita. De nouveau, il corrompit sa chair, son sang et ses os. Et il s'évapora, pour retourner en son antre, au cœur de son territoire.
Une fois à l'abri, blessé, surpris de vivre encore, il se posa. S'étendit de tout son long, avec difficultés. Le froid qui l'envahissait était de mauvais augure... peu à peu, son esprit s'éclaircit assez pour qu'il constate son état.
L'une de ses antérieure n'était plus qu'un moignon sanguignolent. L'autre ne valait guère mieux, certes toujours rattachée au corps, mais sans un seul os intact. Ses ailes, brisées. Les crocs recourbés lui avaient arrachés de vastes lambeaux de chair, sous le ventre où se formait une vaste flaque de sang... quelques éléments pulstatiles s'invitaient d'ailleurs par cette déchirure. Rhessek ne put s'empêcher de flairer. Ses tripes entreprenaient de pulser hors de lui. Quant à son dos, il se rendit compte qu'il avait la colonne brisée. Sa volonté et sa magie avaient supplanté son état dans la panique et l'envie de vivre, mais désormais que tout refluait...
Sa tête se constellait de plusieurs éclats de roches et de bois profondément implantés dans sa chair. De son torse dépassaient divers éléments étrangers... ainsi qu'un os. Rhessek laissa échapper un long râle...
Il dirigea sa magie vers ses tripes. Du bout de l'esprit, il tâtonna les limites des différentes déchirures, des diverses anomalies, comparant ce qu'il sentait à ses souvenirs quant à son état normal. Cet effort lui permit de refermer son ventre...
Peut-être...
Peut-être qu'il pouvait s'en sortir. Avec assez de temps. Se remettre de ses blessures. Se relever. Traquer l'envahisseur. Le tuer.
Son instinct et le froid de mauvais augure lui rappelèrent la dure réalité. Trop de sang perdu, trop de magie utilisée en trop peu de temps. Il ne pourrait survivre aux deux...
Il ferma les yeux, conscient qu'il s'agissait d'une erreur, qu'il s'agirait très certainement de la dernière fois.
Douleur. Par les esprits, qu'il souffrait. Rhessek voulut bouger.
Aussitôt, la douleur le foudroya. Il ne trouva même pas la force d'émettre le moindre son. Ses entrailles le trahissaient, se retournaient contre lui.
Bien qu'il n'aie jamais vécu cette douleur avant, il la connaissait. Toutes les Mémoires la connaissaient, cette information se transmettait de générations en générations.
Des champignons. Il avait ingérer des champignons. Quand ? Comment ?
Mystère.
Dans l'immédiat, cela le terrassait.
Une autre douleur le prit, le sortant de ses interrogations terrifiées.
Une griffe de dragon isolée lui sciait la peau. Les odeurs environantes confirmèrent ses craintes.
Les tueurs de Mémoires opéraient. Alors, il comprit. L'auroch. Voilà l'anomalie. Les loups survivaient aux champignons, mais n'appréciaient guère le goût. Et voilà que les humains, les Eschem, profitaient de sa faiblesse pour le tuer.
Ils prirent leur temps. Son agonie s'éternisa, tandis qu'ils baignaient dans son sang, s'en abreuvaient. Sans se soucier de son état, ils le dépecèrent, prirent ses griffes, ses écailles, ses cornes et sa chair. Cela dura des jours, avant qu'enfin, la vie ne daigne le quitter.
***
Les Vastiu avaient refusé, dans un premier temps, de quitter leur village sédentaire. Hyih passa plusieurs jours à fouiller dans les innombrables souvenirs laissés par Rhessek pour trouver les bonnes notions religieuses et les convaincre. Les esprits soient loués, il les avait persuadés juste à temps pour éviter toute rencontre avec les Eschem.
Le Guide et le peuple de chasseurs réussirent même à créer une fausse piste, qui amènerait les conquérants auprès du peuple qui avait refoulé la dressèrn, bien plus loin à l'Est. Le massacre qui suivit fut terrible. Malgré la distance, Hyih éprouva un effroi inédit en ne sentant que les échos de ce qui s'y passait.
Il parvint à s'associer à Sirame, et à garder assez d'indépendance vis-à-vis de la dressèrn, bien intelligente pour un dragon. Le Guide comprit également, notamment grâce à ses juments, tous les avantages que Rhessek lui avait offerts. Deux peuples, les souvenirs de trois Mémoires, la magie du sang... son intelligence et la sagesse de son troupeau pour survivre, attendre les civils des envahisseurs et entamer une vengeance...
Le vent tournerait selon les plans qu'il échaffauderait, accompagné des Vastiu et des Huwo. Les Eschem avaient tué leur dernière Mémoire.
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