Mnémos : Le vent du changement V2
Rhessek rêvait. Ou plus précisément, le passé récent venait à lui durant son sommeil. En ce doux été, ses songes se peuplaient de chasses, de juvéniles apprenant la vie, de duels, de lutte pour la survie. En plus des habitants des plaines, des bois, des rivières et des cieux de son territoire, il s'imprégnait des Hommes.
Depuis deux lunaisons au cours desquelles Rhessek n'avait pas dormi, les évènements s'étaient accumulés, comme toujours avec la tribu Vastiu. L'inventeur local de la roue avait été encensé, et le chef de la tribu percevant la menace pour son pouvoir avait su l'enchaîner à son nouveau rôle d'artisan.
Rhessek ressentait tout, de la même manière que les humains avaient vécu les évènements. Il éprouvait à la fois le soulagement de l'inventeur d'avoir échappé aux accusations de possession par de mauvais esprits, la défiance des anciens, l'ennui des enfants durant les cérémonies rendant honneur à cette nouveauté, la faim des membres au bas de l'échelle sociale qui mangeaient les derniers. Il connaissait leurs aspirations, leur vision du monde et leurs croyances depuis des générations.
Ce n'était pas la première fois, que Rhessek assistait à la découverte de cette technologie. Au moins cette tribu-ci bénissait-elle l'invention, plutôt que de hurler aux démons et à la perversion par la fainéantise. Rhessek connaissait aussi les luttes de pouvoir, une invention bien humaine.
Les souvenirs gagnaient en netteté et en cohérence. Il s'approchait du présent. Ce qui valait pour le mieux. À son réveil, d'après les pensées du chef des Vastiu, il lui resterait deux jours avant de devoir revoir cet humain.
Puis un écho inconnu lui survint. Du sang, des morts humaines, du mépris, de la peur. Troublé, Rhessek força pour en connaître la cause... et tressaillit dans son sommeil. D'autres humains avaient nui aux Vastiu. Ils se nommaient les Eschem. Voulaient montrer leur force...
Rhessek s'imposa de fouiller plus en détails cette partie du passé. Ces morts avaient eu lieu très loin du village sédentaire des Vastiu, un chasseur avait été épargné à dessein. Il ne put en apprendre plus, sans risquer de dormir trop longtemps et de rater son rendez-vous avec le chef Vastiu.
Son esprit atteignit le présent, ce qui le réveilla. Rhessek bailla, profita de sa solitude pour s'étirer avec volupté. Ses os craquèrent, résonnèrent dans la cavité chaude et humide où il dormait. Après avoir étiré ses quatre pattes, ses deux ailes et son long dos, le dragon apprécia le tranchant de ses griffes sur ses écailles. Parfait. De quoi briser celles de tout envahisseur.
Il voulut s'avancer, quand la réalité de sa condition se rappela à lui. Alors qu'il posait sa patte postérieure gauche et prenait appui dessus, la douleur le fit piailler et il rétracta son membre. Il soupira, émit un panache de fumée aux teintes jaunes de souffre. La senteur le rassura. Un mal lui rongeait la hanche depuis quelques saisons, empirait et s'étendait avec le temps. L'arrivée des envahisseurs le fit frémir. Cela pouvait annoncer aussi l'arrivée d'un autre dragon, qui veillerait sur eux. Si en temps normal, il ne doutait pas de sa capacité à défendre son territoire et sa tribu... sa faiblesse le condamnait. S'appuyant sur ses ailes pour clopiner sans forcer sur sa patte, il s'extraya de son antre. Son approche paniqua la horde de chauves-souris partageant son lieu de repos, il en croqua quelques-unes. Le bonheur de sentir des os minuscules céder sous ses crocs, de déchirer d'infimes peaux.
Une fois dehors, Rhessek admira les lueurs matinales. Il s'offrit le petit plaisir de faire glisser ses épines dorsales contre la grosse racine qui dépassait du plafond, avant de déployer son envergure avec délice. Le ciel l'appelait, de même que les limites de son territoire. En attendant l'entrevue avec le chef Vastiu. Aussi, il se ramassa avec précaution sur lui-même, se dandina, les ailes à demi ouvertes, puis s'arracha au sol avec la puissance de sa bonne patte et d'un mouvement de balancier. L'air caressa ses ailes, avant qu'elles ne prennent appui dessus. Là, dans le ciel, sa mauvaise patte pouvait se reposer, recroquevillée contre son ventre.
Le prédateur inspecta son territoire. Rien de suspect dans les cieux, ni silhouette malvenue ni feu. Il pouvait donc aller s'assurer de l'état de son marquage, en commençant par l'Est. À l'opposé des envahisseurs, et en mesure de s'assurer que le village Vastiu demeurait sur ses fondations. De toute évidence, aucun fléau ne les avait encore frappés.
L'Est vallonné manquait d'arbres, ce qui imposait d'alterner entre déjections et griffures profondes pour délimiter ce qui lui appartenait. Rhessek grinça des crocs. Les marquages s'estompaient vite en ces lieux, et la dragonne voisine en profitait pour rapprocher insidieusement ses propres limites. Rhessek se posa laborieusement, à grands renforts de battements d'ailes, et griffa plus profondément la terre que de coutume, balafrant les collines. Lui-même était un peu plus gros que la plupart de ces tas de terre et de roches verdoyants. Sa voisine ne pouvait encore se targuer d'une telle taille, aussi ne se risquerait-elle certainement pas à une invasion.
Il passa la journée à survoler ses frontières, renouvelant ses marquages visuels et olfactifs, restant soigneusement loin du Sud-Ouest. Pour le moment, les envahisseurs se montraient discrets, évitaient d'allumer des feux - du moins en pleine journée. Son inspection achevée, il passa la nuit à chasser.
Ce moment de plaisir passa trop vite. Fichu été. Le soleil se relevait déjà, le dragon se percha dans un cercle de pierres levées, lieu de ses rendez-vous saisonniers avec les chefs des Vastiu depuis un siècle, huit décennies et quatre ans. Premier arrivé, il profita de ce temps pour rapetisser et atterrir sans témoin. Ses os craquèrent, ses chairs fondirent en filaments noirâtres avant de reprendre un aspect plus habituel. Ces changements faciliteraient ses échanges avec le chef.
Le soleil montait, le dragon entendit enfin la délégation humaine arriver. Tambours, flûtes d'os et de bois. Son interlocuteur s'était levé du bon pied. Rhessek prit soin de s'asseoir comme un lièvre, le cou arqué, la queue arrondie dessinant un périmètre appréciable et surtout, montrant la menaçante lame osseuse à son extrémité. Les ailes serrées contre les flancs, les griffes des pouces à hauteur du cou. D'expérience, il savait que cette posture associée à une immobilité parfaite impressionnait les bipèdes. Et l'actuel dirigeant des Vastiu avait le profil typique de l'humain digne de confiance quand il était impressionné, ou néfaste quand il méprisait.
Il s'avança seul dans le cercle de pierres levées. Le dragon, malgré sa perte volontaire de taille, dépassait légèrement les monolithes. Ses yeux verts ne cillaient pas. Sous ses écailles d'un noir d'encre transpercées de sept rangées d'épines osseuses striées, comme ses anneaux cendreux, d'éclats métalliques, rien ne bougeait. Il ne respirait même pas. Ses naseaux, surmontés d'une épaisse corne recourbée, ne démentaient pas l'impression de statue.
Rhessek savait très bien ce que pensait l'humain. Un puissant être du fond des âges, qui daignait les aider contre une nourriture basée sur leurs souvenirs et du sang. Bien qu'il doutât que quoi que ce soit puisse perdurer en se contentant de cela, il ne refusait aucune de ces idées. Les premiers lui permettaient de se rendre compte du temps passant, les autres renforçaient subtilement ses pouvoirs. Sa magie ténébreuse était surtout liée à la peur. Or, les rituels sanglants en généraient. La réputation des Vastiu les préservait de bien des désagréments, tout en renforçant leur dragon.
L'humain vêtu de peaux d'ours, de lin et d'os de son géniteur s'avança avec cérémonie jusqu'au centre du cercle, et se prosterna. Poli, Rhessek inclina la tête et gronda son appréciation. Le bipède se redressa, le temps de se mettre à genoux. Ce grondement en particulier avait convaincu les anciens que tout un monde résidait dans le dragon, et qu'il provoquait des avalanches pour les saluer. Et que les âmes des mauvais lui revenaient. Quelque chose comme ça.
— Ô Rhessek, c'est un honneur et un soulagement de vous revoir.
— Honneur partagé, Ivutak. J'ai rêvé que la saison vous est faste en nourriture et en avancée technologique.
— Grâce aux esprits.
- J'ai aussi vu dans mes songes qu'une menace approche...
L'humain grimaça.
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