Mnémos : le vent du changement 4/4

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Rhessek se renforça par magie pour prendre le titan de vitesse, corrompit l'air, et retourna à hauteur de nuages en un temps record. La magie attira inévitablement l'attention du danger, qui le coursa.

L'égorgeur eut tout de même le temps d'analyser le colosse. Chercher à le déséquilibrer constituerait une perte de temps, le mieux serait d'attaquer les ailes et la nuque. L'idée amena avec elle des souvenirs sur les essveks. Il ne pourrait lui briser la nuque, couverte de plaques osseuses. Lui restait les ailes translucides. Des cibles longilignes au tempo inhabituel pour un dragon aérien.

Jusqu'alors droit comme n'importe quel dragon, Svedress surprit Rhessek en ondulant soudainement. À le voir, il nageait dans les airs. Perturbé par cette manière inhabituelle, le ténébreux temporisa encore, puis son ouïe associée à son instinct de survie le prévinrent d'une anomalie. Par réflexe, il s'éloigna...

Grand bien lui prit. Svedress avait dupé sa vision, rapetissait à mesure qu'il approchait pour fausser son estimation des distances. Soudain, les nuages proches se densifièrent, devinrent des pièges pour les ailes... Rhessek plongea en piqué pour y échapper, ce qui n'engendra aucune réaction de la part de son poursuivant.

Par les esprits, comment pouvait-il le faire saigner ? Stoppant sa chute sans prévenir, le ténébreux surveilla son assaillant du coin de l'œil. Ce dernier se perdait dans les nuages, seulement trahi par un fin ruban verdâtre le long de son corps, là où tout dragon normal aurait eu des anneaux. À part cela, il se fondait aisément dans les plus hauts nuages... qui s'amassaient sournoisement dans le ciel.

Un piège. Les plus hautes altitudes lui promettaient désormais la mort. Les deux dragons demeurèrent un bon moment à se scruter, chacun à sa hauteur, guettant une faiblesse à exploiter. Rhessek feinta des marques de fatigue sans que Svedress ne le charge. Fourbe. Il tenta également de faire mine de s'aveugler avec le soleil. En vain, le grand ancien devait connaître.

Comment surprendre une Mémoire aussi ancienne ? Rhessek comprit qu'il perdait son temps, son énergie et plus grave, son souffle. Il ne pouvait pas. Restait l'adaptation.

De nouveau, il corrompit un couloir de vents et de gravité qui lui permirent de se ruer sur l'adversaire... jusqu'à ce qu'il sente, à temps, que ce dernier avait subtilement perverti son sort. La fin allait l'entraîner sur des vrilles qui lui arracheraient les ailes.

Rhessek interrompit son sort à temps et demeura à sa nouvelle altitude, plus proche des nuages ensorcelés. Contrarié, il poursuivit la phase d'observation. Svedress aussi, devait se baser sur ses réflexes et devait être parvenu à la même conclusion que lui : prendre l'initiative exposait à trop de dangers.

Aussi, leur vol se prolongea. Parfois, l'un plongeait ou l'autre piquait sans crier gare, mais la cible contrait aisément l'attaque. Le statut quo s'imposa. Au matin, Rhessek tenta une provocation. Dans une contorsion complexe et inconfortable, il vola sur le dos, présentant le ventre au second prédateur.

Ce dernier ne résista pas. Il plongea avec une fulgurance effroyable pour une telle masse, la gueule grande ouverte, assez pour saisir Rhessek aux hanches avec les muscles de ses cuisses comprises. Le dragon noir lui cracha son feu dans le museau, avant de dénaturer sa propre chair en un éclair.

La masse solide qui le composait devint gazeuse. Svedress le traversa sans comprendre. Le mage noir se recomposa plus en hauteur, et plongea corne en avant sur les ailes du colosse perdu. La base. Il voulait lui déchirer la base d'une aile. Lui briser les os. Clouer ce schiarks au sol. Lui arracher un long lambeau de chair. Le dévorer vivant. Entendre sa douleur et goûter son sang, déchiqueter ses honteuses écailles molles.

Malheureusement, Svedress sut dévier sa chute sans dommage et l'esquiver d'une torsion impossible pour un égorgeur. Il venait de dévoiler l'ampleur de sa souplesse. Rhessek refusa le retour au statut quo, et se dirigea droit vers sa chère forêt Ouest et son terrain irrégulier.

Ne pouvant plus surveiller visuellement son adversaire, il resta concentré sur son aura. Pour le moment, les choses se passaient bien, il vivait toujours...

Son ouïe et une sensation inhabituelle d'humidité sur les ailes le prévinrent à temps. Il freina sans réfléchir, la tension lui étira dangereusement la membrane. Autour de lui, l'air se condensait, s'emplissait d'eau, et les battements d'ailes ennemies ne correspondaient plus à la source de magie qu'il surveillait. Apeuré, Rhessek leva le regard.

Svedress le surplombait, bien plus proche que ce qu'indiquait son aura... Ce schiarks savait duper ce sixième sens ! Rhessek feula, réorienta ses ailes et chargea l'adversaire. Surpris, ce dernier s'éloigna d'un coup d'ailes.

Concentré sur son illusion, l'essvek ne put contrer à temps les sorts qui le visèrent. Rhessek lui corrompit sa maudite chair blanche, la fit pourrir. Enfin, il lui fit cracher de risibles flammèches bleues et perdre du précieux souffle.

Touché par la gangrène qui lui rongeait la chair près des côtes et d'une aile, Svedress jugea préférable de se poser. Tout en cherchant un cours d'eau où se renforcer, il mobilisa sa volonté et sa magie pour contrer le pourrissement.

Faiblesse. Rhessek profita de sa connaissance du terrain. En ces lieux, les vents étaient traîtres pour qui ne les connaissait pas. Tandis que la vieille Mémoire cherchait un lieu d'atterrissage en contrant sa magie, elle perdit brutalement son appui sur les airs. Se reprenant, son attention se détourna de sa proie.

Rhessek lia de nouveau sa gravité à sa cible, usant de la peur soudaine de cette dernière pour renforcer sa magie. Lancé à toute vitesse, il saisit à pleines pattes le flanc plat à sa merci et y planta les crocs.

Le titan avait un répugnant goût de poisson. Son sang clair coula. Le blessé cessa de voler, pour s'écraser de tout son poids sur l'impudent. Le prédateur, aiguillonné par sa victoire sentit les changements, prit le temps de plonger sa tête dans la chair tendre et molle, déchirant l'envahisseur de l'intérieur avant de le repousser avec force, des lambeaux pris dans ses épines latérales.

Rhessek se mangea un arbre dans le dos, parvint à préserver ses ailes et se permit de rouler pour absorber le choc. Svedress, perdu, se fracassa contre plusieurs arbres, roula sur lui-même dans un froissement d'ailes aux doux craquements secs, vite couverts de ses rugissements furieux et endoloris. De galvanisants cris aigus qui vrillaient les oreilles.

Au terme de sa chute, Rhessek se dressa sur ses pattes postérieures, ignorant la douleur qui le foudroya. Svedress avait tout ravagé dans sa chute, mais se redressait déjà, furieux. Le ténébreux sentit une puissante magie l'encercler. Mélange effrayant d'eau et de ténèbres. L'autre allait tenter de le broyer. Il devait fuir au plus vite. Doutait de pouvoir de nouveau s'évaporer sans conséquences.

Il fila dans les airs, juste à temps pour échapper à une boule d'eau corrompue. Il préférait ne pas savoir quel sort l'aurait attendu dedans. Cependant, une seconde boule d'eau surgit droit sur sa trajectoire. Il ne pouvait dévier à temps. S'y força. Espéra que les préparatifs de Sirame lui permettraient d'intervenir très bientôt.

Malgré ses efforts, l'une de ses pattes antérieures effleura l'élément liquide... cela suffit à lui happer toute la patte et à la lui broyer. Il sentit et entendit ses os finir en miettes, se déplacer dans ses muscles pour les lacérer de l'intérieur. La douleur lui fit perdre son calme, il ne put s'empêcher de rugir.

Erreur. Svedress lui fit payer. Le géant fut sur lui en un instant, se décrocha la mâchoire et le saisit sans peine sur tout le dos. Ses fins crocs recourbés lui brisèrent les écailles, les ailes et sa dernière antérieure, s'enfoncèrent cruellement dans sa chair rouge.

Eclair rouge. Douleur. Terreur.

Vaincu ?

Pris d'un sursaut d'énergie, Rhessek se débattit. Ses postérieures saisirent la mâchoire inférieure de son prédateur, ses griffes trouvèrent une prise osseuse et ne lâchèrent plus. L'essvek le fracassa contre le sol, lui brisa plusieurs os, racla la terre avec le torse éclaté du dragon. Mais Rhessek bougeait toujours.

La frénésie le prit. Alors que le dragon amphibie le secouait en tous sens, l'écrasait contre le sol, y étalait sa chair et son sang, l'égorgeur continuait de se débattre, avec toujours plus de force. Il parvint à profiter d'une secousse pour briser la mâchoire haïe. En chute libre, il vida sa glande à feu d'un violent crachat en pleine gueule.

Brûlant de l'intérieur, l'essvek se replia sur lui-même dans un mugissement. Rhessek en profita. Il parvint à se réceptionner au sol, clopina sur un éperon rocheux.

L'odeur de chair brûlée s'amenuisait déjà, quand tous deux sentirent le changement. Svedress frémit. Son palais et le fond de sa gorge ne portaient déjà presque plus la moindre trace de brûlure... mais les résidus demeurèrent. Frappé d'effroi, il se figea. Sa magie n'était plus. Rhessek bénit intérieurement Sirame et la magie du sang. Il en profita pour demander d'une voix essoufflée mais encore forte :

  • Qu'est-ce tu fous, Svedress ?
  • Je deviens la Mémoire de ce continent.

Malgré le froid des ténèbres, de l'épuisement et du manque de sang, Rhessek trouva le moyen de frémir. Il en avait entendu, des conneries ! Mais alors celle-là...

  • Mais le jour où tu y arrives, ton sommeil va durer des années, sinistre schiarks !
  • Mieux, je ne me réveillerais jamais. Et les humains n'auront d'autre choix que de se passer de nous.

Rhessek n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait bien répondre ou faire. Son corps menaçait de le lâcher à chaque instant. Devant ce dénégéré.

Une inspiration sifflante attira leur attention. Ils se trouvaient au-dessus d'un ravin où serpentait une rivière. La petite Sirame, presqu'invisible en ce milieu de roches ombragées, ne montrait que sa tête dans le fond. D'instinct, Rhessek se recroquevilla, connaissant de réputation le cri des dresserns. Svedress se ramassa pour fondre sur la dragonne souterraine.

Trop tard. Le son, atroce, suraigu, les vrilla tous les deux. Puis le soulagement de l'inconscience.

Quand Rhessek ouvrit les yeux, il faisait nuit, un froid atroce le clouait au sol. Une puissante odeur de sang, frais et plus ancien mêlés écrasait tout. Toujours assourdi, sonné, l'égorgeur rassembla ses forces pour observer autour de lui. Sur le plateau devant lui, la carcasse de Svedress.

Quelque chose bougeait dans son flanc, alors qu'il ne respirait plus... Au bout d'un moment, il comprit. Il reconnut la crête dorsale de Sirame, qui s'était invitée dans le corps même du vieux dragon pour le ronger et le déchirer de l'intérieur.

Rhessek ne trouva que la force de continuer à observer. La dragonne se servit de son bec pour ressortir la tête du cadavre, puis dessina une onde avec son dos, achevant de sortir du corps, couverte de sang et de viscères. Elle tourna un bref instant la tête vers l'égorgeur. Sans s'attarder plus, elle entreprit de se débarrasser des lambeaux pris dans ses épines, avant de s'aventurer à la base du cou, plus large et long qu'elle, et d'y replonger tête la première.

Toujours sourd, Rhessek eut besoin de longs moments encore, avant d'avoir un éclair de lucidité. Ils avaient réussi. Ne lui restait qu'à mourir dans sa caverne, l'esprit serein pour les Vastiu.

Dès qu'il s'en sentit capable, il dissolut ce qui le constituait, pour se rematérialiser en son antre. Là, il ne put s'empêcher de considérer son état, avec un infime espoir de s'en sortir.

L'une de ses antérieure n'était plus qu'un moignon sanguignolent. L'autre ne valait guère mieux, certes toujours rattachée au corps, mais sans un seul os intact. Ses ailes, brisées. Les crocs recourbés lui avaient arrachés de vastes lambeaux de chair, sous le ventre où se formait une vaste flaque de sang... quelques éléments pulstatiles s'invitaient d'ailleurs par cette déchirure. Rhessek ne put s'empêcher de flairer. Ses tripes entreprenaient de pulser hors de lui. Quant à son dos, il se rendit compte qu'il avait la colonne brisée. Sa volonté et sa magie avaient supplanté son état dans la panique et l'envie de vivre, mais maintenant que tout refluait...

Sa tête se constellait de plusieurs éclats de roches et de bois profondément implantés dans sa chair. De son torse dépassaient divers éléments étrangers... ainsi qu'un os. Rhessek laissa échapper un long râle...

Il dirigea sa magie vers ses tripes. Du bout de l'esprit, il tâtonna les limites des différentes déchirures, des diverses anomalies, comparant ce qu'il sentait à ses souvenirs quant à son état normal. Cet effort lui permit de refermer son ventre...

Peut-être...

Peut-être qu'il pouvait s'en sortir. Avec assez de temps. Se remettre de ses blessures. Se relever. S'assurer de la mort de l'envahisseur. Refouler Sirame.

Son instinct et le froid de mauvais augure lui rappelèrent la dure réalité. Trop de sang perdu, trop de magie utilisée en trop peu de temps. Il ne pourrait survivre aux deux.

Il ferma les yeux, conscient qu'il s'agissait d'une erreur, qu'il s'agirait très certainement de la dernière fois. Comme il l'espéra, la vie daigna le quitter dans son sommeil.

***


Après avoir emprisonné le corps dans une gangue de pierres et de cristaux, parfaitement imperméable, Sirame admira son œuvre. En bon essvek, Svedress résistait aux blessures les plus graves, en plus aussi proche de l'eau, il serait bien capable de revenir frais et dispo tôt ou tard.


Heureusement, l'esprit de la Terre aimait le sang. Il avait accepté d'autoriser Sirame à couper cet immense dragon de sa magie, en échange de tout le sang de la proie.


La dragonne s'autorisa à s'asseoir. Elle se concentra sur les informations que pouvait lui livrer la terre. Dans la caverne, un poids froid et inerte laissait supposer que Rhessek avait eu la bonté de mourir. Comme il l'avait énoncé, sa malédiction perdurait. Jamais plus elle ne pourrait attaquer un humain, et elle le soupçonnait de lui avoir laissé d'autres mauvaises surprises.


Certaine d'être la seule entité draconique des lieux, elle s'envola. Ses courtes ailes ne lui permettaient peut-être pas un vol long et gracieux comme les égorgeurs, mais elles suffisaient à l'élever au-dessus de la cime des arbres pour rejoindre le cercle de pierres d'où elle pourrait appeler les Vastiu.


Dans la même position que son prédécesseur pour de telles entrevues, elle rugit. Si la puissance de sa voix n'avait pas suffit, les volées d'oiseaux terrifiés noircissant le ciel ne manquaient pas d'attirer l'attention.


Seule une demi-journée passa. Rhessek avait du attendre trois jours, considéré à raison comme un usurpateur, jusqu'à ce qu'il prouve connaître les origines de cette tribu. Seuls les tambours annoncèrent l'arrivée d'Ivutak, signe qu'il s'attendait à porter le deuil du dragon.


L'humain se présenta, blême devant elle. Sirame le salua d'un hochement de tête, avant de profiter de l'excuse que l'égorgeur avait préparée pour faciliter son introduction dans la culture des chasseurs. Ils avaient déjà tué des dragons par le passé, pendant leur sommeil.


  • C'est un soulagement de te revoir, Ivutak.
  • Ô Rhessek... votre... nouvelle enveloppe...
  • L'ancienne a été terrassée par cet amalgame de mauvais esprits. J'ai également du demander le concours de la Terre-Mère, et dois lui consacrer cette nouvelle existence en remerciement. Elle se nourrit aujourd'hui du sang des vaincus, mais aura besoin d'aide pour achever d'étencher sa soif et reprendre des forces.

Sirame sentit une vingtaine de souvenirs surgir dans son esprit. Dont douze, au cours desquels les Vastiu avaient procédés à des rituels de sang, huit où à force de sacrifices humains ils s'étaient affaiblis eux-mêmes. Les sacrifices animaux s'avéraient moins nocifs. Elle précisa donc que l'offrande de cœurs animaux conviendrait.

Après un long échange, au cours duquel elle donna son nom, Sirame demeura comme Rhessek dans le cercle de pierres jusqu'au retrait des humains. Bien que pour des raisons différentes. Elle devait encore se trouver un lieu où dormir, trier les informations liées à la longue Histoire des Vastiu, savoir si, comme l'estimait son prédécesseur leur rappeler l'intégralité de leur passé d'ici une ou deux générations s'avérait bénéfique.

Au final, elle ronronna. Tous ces évènements lui promettaient un bel avenir, offert par un défunt.

Fin


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