Bradbury mensuel : Janvier, Le Con-seil 1/3

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Sirame haït la sensation. Trois volontés écrasaient la sienne, la contraignant à tout abandonner d'un coup. Des mages de différents éléments, les trois en mesure d'atteindre l'esprit : vent, lumière et ténèbres.

Ne pouvant faire face, déjà en infériorité numérique, dénuée de pouvoirs sur l'esprit avec son élément de terre, et guère entraînée à contrer ce type d'agression, elle s'était aussitôt laissée faire. À priori, puisqu'elle vivait toujours, ils ne souhaitaient pas sa mort. Depuis dix-neuf jours qu'ils la contraignaient à filer les rejoindre...

N'empêche, tout ceci tenait du contre nature. La dragonne ne trouvait aucune raison normale à cet appel. Pourquoi tout un groupe de dragons, d'éléments différents, lui imposeraient de quitter son territoire puisque de toute évidence, ils ne briguaient ni son domaine, ni sa chair, ni rien ? Ils ne lui posaient aucune question durant son voyage. Simplement, ils lui injectaient le besoin de les rejoindre le plus vite possible, perturbant son esprit et ses instincts. Déjà un dragon lui avait perturbé l'esprit par le passé, voilà qu'ils s'y mettaient à plusieurs. Leur prédécesseur au moins, elle savait pourquoi.

Enfin, elle touchait au but. Les sorts se relâchaient, tandis qu'elle pointait le bout du bec avec méfiance. Avec ses pouvoirs, elle s'était modelé un tunnel dans le sol, lui permettant à moitié de nager, à moitié de ramper dans les roches et d'évoluer sans être vue.

Les narines à la bonne hauteur, elle prit une grande inspiration. Un lieu clos, vaste, et des dragons. Beaucoup de dragons. Trop de dragons, de toutes races. Anciens, très anciens. Ce lieu portait des odeurs anciennes et récentes de dragons, mais aucun marquage de territoire...

Manquant d'options, se sachant repérée, Sirame sortit prudemment la tête du sol, ne laissant pour le moment qu'un tiers du cou dépasser. Ses yeux et ses oreilles lui confirmèrent ce qu'elle avait flairé, avec quelques précisions.

Ils se trouvaient dans une montagne creuse dont le sommet laissait passer la lumière du jour. Tous formaient plusieurs rangées, respectant un certain ordre selon leur élément. Les mages de terre et d'eau au cœur de l'assemblée, à l'image des deux premiers esprits élémentaires. Puis sur leurs côtés se succédaient, dans le même ordre d'apparition que les esprits issus des primordiaux, les mages des autres éléments.

Sirame n'avait jamais vu autant de races de dragons au même endroit, ni de représentants de chaque aussi immenses. Une vouivre de lumière les dominait tous, une amphiptère liée aux plantes aurait facilement pu la croquer en deux malgré la risible taille habituelle de cette espèce... Sirame éprouva un vague soulagement en repérant un dressern de ténèbres. Pas le même élément, mais au moins tous deux partageaient-ils la même espèce.

Le silence de mort qui l'avait accueillie fut brisé par l'égorgeur de terre - l'espèce la plus répandue - de fort belle taille et couleur ardoise :

  • T'es pas Rhessek.

Ils ne s'en rendaient compte que maintenant, qu'elle n'était ni un mâle, ni un égorgeur ni un ténébreux ?

  • Je suis pas mon prédécesseur, nan.

La vouivre blanche, depuis sa hauteur risiblement immense, siffla :

  • Un schiarks comme toi ne peut pas l'avoir vaincu.
  • Déjà j'temmerde. J'vous ai rien d'mandé, et vous à part me corrompre les instincts non plus.
  • Elle nous servira à rien, laissez-la partir, bâilla l'amphitère noire zébrée de vert sombre.

Sirame en profita pour estimer la largeur de la morsure que ce serpent à plumes pourrait infliger. Rien de très large, heureusement. Peut-être aurait-elle ses chances en cas d'agression. Les amphiptères préféraient enserrer leurs proies dans leurs anneaux et leur arracher la gorge une fois en relative position de force. En tant que dressern, Sirame bénéficiait de membres fins et surtout d'une longue crête d'épines tranchantes. Que l'amphiptère tente de s'enrouler autour d'elle, et elle s'y déchirerait toute seule.

Toute à ses considérations, Sirame hérissa ses longues écailles effilées quand la vouivre fit un pas et souhaitait manifestement l'écraser en rétorquant :

  • Morte elle offrira quelques bouchées.

Sirame se réenterra en un instant, pendant que l'assemblée draconique feula, siffla, cracha salive, flammes, bile et venin, et manifestait sa désapprobation. À peine cela se calmait à la surface, que les trois mages avec une influence sur l'esprit la contraignirent de nouveau à se montrer à la surface. Cette fois, ils poussèrent jusqu'à la faire sortir totalement.

L'égorgeur de terre demanda, non sans loucher vers la vouivre :

  • As-tu accès à des souvenirs de Rhessek ?

Sirame hésita. Ouais, elle détenait tout un trésor de sphères de souvenirs qu'il lui avait laissées. Mais elle pressentait que si elle le niait, elle pourrait retrouver son territoire plus vite. Néanmoins... Lumineux et ténébreux sentaient le mensonge. Et elle doutait que l'assemblée la défende. Les dresserns se toléraient tout juste entre eux, et détestaient sincèrement les connards célestes et aqueux qui leurs servaient de cousins. Cousins éloignés et peu présents dans les souterrains, les esprits soient loués.

  • Ouais. Vous lui voulez quoi, à c'con ?
  • Regarde à côté de toi, lui conseilla le serpent de mer lié à l'eau.

Sirame considéra la créature grise à reflets verts qui s'invoquait une bulle d'eau autour de la tête et du cou pour perdurer hors de son élément naturel, aux écailles minuscules et molles qui lui rappelaient de mauvais souvenirs, avant de suivre l'indication.

Elle découvrit un autre égorgeur de terre, d'une taille similaire à celle du détesté Rhessek. Donc, il devait approcher des trois millénaires d'existence. Plus vieux qu'elle et ses huit siècles, mais bien plus jeune que n'importe quelle saleté de l'assemblée. Il la détaillait avec... quelque chose de peu draconique et, immondice parmi les immondices, plutôt humaine dans le regard. De l'espoir. Un dragon, un vrai, n'espérait jamais. Il incarnait le danger ou se montrait prudent. Espérer, ça revenait à se soumettre à une volonté autre que la sienne pour s'en sortir. Faiblesse ! Dépendance ! La dressern prit une posture de circonstance, méprisante, les pattes raides rassemblées sous son corps court, la queue basse même pas en posture défensive, il ne méritait pas cette précaution. Rhessek avait été bien plus puissant que ce vaincu. Les écailles frémissantes, elle poussa l'injure jusqu'à lui dévoiler la gorge.

Le petit égorgeur, bien qu'assez gros pour être deux fois plus haut qu'elle, trois fois plus long de sa corne caractéristique à sa lame osseuse en bout de queue tout aussi caractéristique, brun argile, suintait la faiblesse. Ses écailles manquaient de lustre, ses côtes se devinaient et son aura de mage manquait de puissance.

Le dominant plus haut reprit :

  • Stavek s'est reprodui avec une humaine. Nous savons que Rhessek, bien que jeune, a beaucoup voyagé et vu bien des choses... alors, nous voulions savoir si ce cas de figure a déjà existé.

Sirame fit aussitôt face au dégénéré, le ventre au ras du sol, les écailles droites, la queue courbée prête à agir comme un fouet, tous les sens en alerte. Mais la menace ne se présenta pas, son instinct lui rappela que bien pire l'entourait. Et qu'elle ne faisait pas le poids, aussi prit-elle lentement une pose moins menaçante, les quatre pattes sagement tendues, la queue au repos, les crocs couverts, les écailles contre le corps. Sa faiblesse amusa silencieusement l'assemblée. Si elle pouvait éprouver de la honte et du dégoût, c'est qu'elle vivait toujours.

  • A-t-il déjà vu ça ? insista l'égorgeur géant, plus haut.
  • Ni Rhessek, ni moi.

La dressern ne chercha pas à dissimuler son dégoût. Comment il avait fait ? Pourquoi ? Oh, elle savait que tout ce qui vivait pouvait se montrer détraqué. N'empêche... non, elle ne voulait pas y réfléchir plus.

  • Donc, il n'y a aucun précédent à une progéniture à la fois humaine et draconique... soupira une amphiptère de vent. Partons chasser. Certains ici veillent depuis bien trop longtemps et exigent le repos.

L'annonce engendra nombre grondements, ils s'accordèrent rapidement à se réunir de nouveau sous trois jours, au lever du soleil. Sirame fut condamnée à devoir attendre aussi, son avis extérieur en intéressait plus d'un. Son départ de ce territoire la condamnerait à mort, bien sûr.

Laissée seule avec le dénommé Stavek, ils se détaillèrent avec attention.

  • T'as vraiment eu une descendance viable, avec ta proie ?
  • Oui.
  • Ké shciarks, attends... nan... vos... vos ou votre ?
  • Nous avons eu un mâle et une femelle.
  • Vos p'tits... existent depuis combien d'temps ?
  • Un peu plus de quinze ans.
  • Ké schiarks, mais c'est bien plus que n'importe quel hybride pas censé exister, ça ! Pourquoi ils m'emmerdent avec cette connerie ?
  • Parce qu'il n'y a pas eu de précédent. Et... selon eux, mes petits n'ont aucune raison d'exister. Les humains existent pour divertir Ourobouros, puisqu'ils sont capables de créer des cultures et des panthéons entiers de part leur foi... sans détenir la volonté nécessaire au maniement de la magie... et nous pour qu'ils ne répètent pas leurs erreurs du passés, et ainsi les aider à se développer plus vite.
  • Tu sais que j'm'en fous ?

Ça en laissa Stavek muet. Il croyait quoi, celui-là ? Hélas, il ne resta pas silencieux bien longtemps :

  • Quel est ton avis sur la question ?
  • Ké schiarks, mais j'm'en fous d'ta progéniture bizarre ! Ils ont une âme, un esprit, ils savent quoi manger et au moins un type d'aliment les rends pas malades ?
  • Oui...
  • Donc ça montre qu'ils ont un corps qui fonctionne normalement, une âme pour vivre, mourir et avoir une personnalité, et je suppose un esprit pour tout ce qui concerne la connaissance et la façon de voir le monde ?
  • Oui.
  • Alors qu'est-ce que ton con-seil s'emmerde et ose m'emmerder sur cette perte de temps ? Ils existent ils existent, ça va rien changer. T'as juste... prouvé qu'on peut mêler notre sang à celui des humains et je trouve ça dégueulasse.

Stavek pencha la tête sur le côté.

  • Eux aussi trouvent ça sale... d'où leur volonté de tuer.
  • Que d'efforts pour une connerie...
  • Ce qui les retient... ce que de nombreux dragons se lassent des humains. Voilà combien, plusieurs milliards d'années, que nous nous efforçons de rappeler aux humains leur Histoire... et ils nous ignorent la plupart du temps. Beaucoup préféreraient laisser tomber, mais les esprits ne nous le permettent pas.
  • Et ton engeance se souvient de tout, voit le passé en dormant ?
  • Oui. Ils sont même mages. Mon fils détient tous les pouvoirs de l'esprit primordial de la Terre, ma fille ceux de l'Eau. D'avant qu'ils ne créent les autres esprits.
  • Sssseh, quand même.

Trouvant la chasse bien plus intéressante que cet échange, elle se détourna du dégénéré sans plus de cérémonie. Au-dehors s'étendaient à perte de vue des monts sublimes, des cohortes de sapins et un fleuve de belle taille. Sirame s'étira avec volupté, et s'intéressa aux géants dans les cieux. Ils étaient mine de rien plusieurs centaines à sillonner les cieux, chacun capable de se curer les crocs sur ses os. Ssseh, elle risquait bien d'avoir faim, avec leurs conneries...

Aux aguets, elle resta pour le moment au sol. De toute évidence, s'envoler serait une très mauvaise idée. Elle s'intéressa donc aux souterrains... absents là où elle se trouvait, bien sûr. Agacée, elle partit à la découverte de ces terres hostiles, suivie bien vite par l'autre fin de lignée.

Au moins eut-il la présence d'esprit de ne rien dire. Ils avancèrent lentement, Sirame éprouva un vif soulagement une fois sous le couvert des arbres. Eux, comme les dragons grandissaient toute leur existence. Et certains, tout comme les dragons du con-seil dépassaient l'entendement.

Naturellement, avec une telle concentration de prédateurs, les proies avaient pris la fuite. Et toujours aucune trace de souterrain, du moins rien qui n'inspire la dressern.

Le soleil déclinait, ensanglantant le monde, quand une ombre couvrit les deux dragons de terre. Sirame eut tout juste le temps de reconnaître une aura de lumière, que son instinct lui imposa de fuir. Elle voulut bondir.

Trop tard. Une serre, géante, plus grande qu'elle, se refermait déjà autour de son corps, l'avait fait rouler sur le flanc pour s'épargner ses épines dorsales, unique défense réaliste devant la vouivre aux écailles écarlates sous les lueurs crépusculaires.

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