Le Con-Seil 2/3
Il se passa plusieurs choses. Dans la panique, Sirame s'érigea un rempart de diamant qui limita de beaucoup la casse. Elle n'en découvrit pas moins l'emplacement de ses côtes en les sentant plier dangereusement sous la pression. Aussi, guidée par l'instinct, elle prolongea sa protection par des pics partis se mêler au sang de son agresseur.
Dès qu'il le sentit, ce dernier voulut achever de l'écraser en lui soufflant de violentes flammes, avant de la libérer de son poids. Mais de la roche, animée par une autre volonté nuisit à cette réplique. La vouivre mâle, bien qu'outré, n'insista pas. Simplement, il tonna :
- Garde toi de prendre son parti !
Et ce fut tout. Confuse, tremblante, Sirame demeura quelques instants encore dans son cocon de cristal rougi. Autour, elle sentait de l'argile circuler, animée pour la protéger en cas de nouveau crachat de flammes.
Une fois sûre que le danger était assez loin, elle révoqua son cocon et ses extensions empoissées. Avec lenteur, elle se déplia, et son regard tomba directement sur Stavek. Ce dernier surveillait le ciel. Avec dignité, elle repartit comme si de rien n'était. Cet évènement n'existait pas et ne l'empêcherait pas de chasser.
- Tu es puissante, releva Stavek quand il lui emboîta le pas.
- Et alors ?
- ... D'où te vient cette puissance ?
Ssseh, ce faible espérait vraiment qu'elle lui parle de la magie du sang et de ses liens avec la population humaine à laquelle elle s'était liée ? Rien de très secret en plus. Donc il était complètement con, en plus d'être laid et immonde. Il ne méritait aucune réponse et n'insista pas.
Comprenant bien vite qu'une telle concentration de dragons excessivement anciens ne pouvait qu'anéantir tout espoir de chasse, Sirame se rendit au fleuve repéré plus tôt. Les célestes trouvaient que se rabattre sur le poisson constituait une grave humiliation, réservée aux mauvais chasseurs et aux mourants. D'autant plus qu'ils n'aimaient pas le goût, mais de toute façon, du goût ils n'en avaient aucun. Les dresserns ne s'emmerdaient pas avec de telles considérations. Ils pouvaient même, dans leur supériorité, manger des champignons et lécher du lichen.
Ils atteignirent les lieux en fin de journée, sans plus mot dire, et Sirame s'isola pour de bon en se générant un tunnel qui l'amena sous le fleuve. Là, elle put réemmerger du sol pour se trouver sous l'eau vaseuse. Au moins, dans les eaux stagnantes des souterrains il n'y avait que de la roche, propre. Enfin, il fallait bien se salir un peu de temps à autres pour se nourrir. Elle ne laissa entrer au contact de l'eau que ses épines dorsales et sa gueule, qu'elle fit sortir aussi lentement que possible pour ne pas troubler l'eau. Et elle attendit.
Sa gueule ouverte pouvait laisser espérer un abri pour les poissons. Ne lui resta qu'à croquer ceux qui s'y rendaient pour espérer y passer la nuit. Quand respirer devenait une nécessité, elle retournait dans la partie sèche sous le lit du fleuve, et elle y retrouvait son air souterrain salvateur. Puis elle retournait manger, lentement, poisson par poisson, crustacé par crustacé.
Quand elle estima qu'il lui restait une demi-nuit de liberté, la dressern retourna à la surface, là où elle avait planté le détraqué. Le champ était libre, aussi somnola-t-elle sur son maigre repas au bord du fleuve. Au moins était-ce agréable, avant de de devoir retourner à la montagne creuse du Con-Seil.
La vouivre s'y tenait déjà, les deux dragons s'échangèrent un regard mauvais. Sirame dut écouter en silence tous ces dragons déblatérer sur l'extermination ou non de la progéniture de Stavek, du nom de Mio et Novia, et pour certains ce détraqué méritait aussi la mort. Cet assourdissement s'étala sur plusieurs jours.
Les prédateurs grondaient, griffaient la roche, claquaient des mâchoires, prenaient des postures menaçantes. Mais tous se soumettaient à l'égorgeur de terre, au serpent de mer et à la vouivre. Et justement, ces trois-là n'étaient pas d'accord. La vouivre voulait tout tuer, rien de bien surprenant pour son espèce, le serpent de mer souhaitait se contenter de bannir tout ce beau monde du continent, pour les laisser affronter les océans et peut-être se trouver un territoire, ou mourir en mer. Quant à l'égorgeur de terre, il voulait la mort de la progéniture.
Sirame ne suivit pas cette cacophonie et les intimidations qui allaient de pair. Tout ce qu'elle voulait, c'était retrouver son territoire, profiter des sacrifices animaux que ses humains réalisaient pour continuer de gagner en puissance. Elle avait tout de même survécu à une vouivre très ancienne, un exploit ! Ça signifiait qu'elle pouvait s'enhardir à étendre son territoire ! Au moins ses connards de voisins étaient plus normaux, eux. Cinq siècles à deux millénaires d'existence, des tribus humaines de taille similaire à ses protégés, il lui faudrait penser, quand elle aurait mieux mangé, à les tester. Déjà, elle devait survivre à ces conneries.
Brutalement, un sifflement caractéristique imposa le silence général. Le dressern ténébreux venait de prendre une grande inspiration, menace d'un rugissement qui aurait fait tourner court cette perte de temps. Rien ne protégeait de leur cri, leur arme la plus crainte. Puis il laissa planer un agréable moment de silence, seulement perturbé par les battements et les grognements nerveux de l'assemblée. Certain de son effet, il lança :
- Vous avez insisté pour faire venir cette intruse, puis pour la garder afin d'entendre son avis. Alors finissons-en au moins avec cette mauvaise blague. Toi la vermine, t'en penses quoi ?
- Ssseh schiarks, enfin un détestable pas trop con !
- Ta gueule.
Direct et pas trop laid. Dommage qu'il s'agisse d'un ténébreux, elle aurait bien paradé pour tenter sa chance.
- J'en pense qu'vous perdez du temps ! Ké schiarks, sa descendance a une âme, ils peuvent manger sans tomber malade, il m'a aussi dit qu'y sont mages et ont dépassé la décennie... J'veux pas voir leur gueule, j'sais pas s'ils sentent le dragon ou puent l'humain... et j'men fous. Ses p'tits déchets existent, viokà. Les esprits auraient pas voulu qu'ça vive, ils auraient pas béni ces schiarks. Et y paraît qu'y voient l'passé en dormant, la seule question potable et m'en fout d'la réponse, c'est si ça peut s'reproduire.
Sa déclaration jeta un froid. Néanmoins, dans leurs postures, ils laissaient deviner qu'ils comprenaient sa réponse. Aller, un petit effort et ils lui permettraient de retrouver son territoire sans plus de conséquences. Dix-neuf jours... avec quelques pauvres poissons dans l'estomac, ké schiarks. Il lui faudrait espérer tomber sur des zones non-réclamées pour chasser en route.
- Emmenez-la aux Terres Isolées, ordonna l'égorgeur de terre. Il n'est pas impossible que nous te rappelions, tu seras beaucoup plus proche cette fois.
Et ces schiarks reprirent le contrôle de son esprit, pour la contraindre à voler deux montagnes à leur échelle plus loin. Elle sentait que l'amphiptère de vent devait faire des efforts pour ne pas rugir de rire devant ses difficultés à voler à de telles altitudes. Sinistre schiarks, va.
Les trois mages lui firent sentir les limites, assez vastes il fallait le reconnaître, de son nouveau lieu de pourrissement avant de la lâcher. Aussi, elle chassa allégrement en ces terres atrocement froides et à l'air lourd autour des ailes.
Les jours se succédèrent, devinrent une première lunaison. Au terme de celle-ci, Sirame observa avec dédain Stavek arriver à son tour, toujours bien vivant. Au grand soulagement de la dressern, le mâle s'empressa de rejoindre une grotte, puis de chasser quelques jours.
Puis il se mit en tête de la trouver. Lasse d'avance, sachant qu'il ne la lâcherait pas, elle leur épargna un jeu de dupes de proie et de prédateur. Elle ne doutait pas de sa supériorité sur ce faible, mais sur le coup, il restait un mâle proche de ses petits. Un parent détenait des réserves de force et de saloperie insoupçonnables, donc dangereuses.
Sirame ne chercha pas à dissimuler son arrivée sur la terrasse où lézardait l'emmerdeur. Quand elle sortit la tête de la roche, il était resté roulé en boule, le museau pointé vers elle.
- Merci d'être venue, soupira-t-il avec fatigue.
- Ça s'arrange pas, tu caches même plus ta faiblesse.
- Si fait... j'ai l'impression qu'ils veulent me tuer d'épuisement. Avant de s'occuper de mes petits.
Sirmame ne trouvait pas de terme à la hauteur de son emmerdement. Alors, condamnée à un supplément d'ennui, elle s'installa au soleil aussi. Comme elle s'en doutait, il ne put s'empêcher de lui raconter les trop nombreux changements d'avis, nommant chaque membre du Con-Seil, qu'elle serait là aussi condamnée à s'en souvenir toute son existence durant.
Le débat n'avançait pas, les dragons changeaient régulièrement d'avis, soulevaient des enjeux dont ils étaient bien les seuls à se soucier. Comment pouvaient-ils autant ressembler à des humains et ne même pas s'en rendre compte ? Ils la dégoûtaient autant que Stavek. S'humaniser. Quelle déchéance !
Deux présences approchèrent avec crainte. Sirame sentait leur poids-plume avancer sur deux pattes griffues. Puis elle regarda par-dessus leur père, se hissant, hautaine, au-dessus de lui. Ses écailles se hérissèrent.
Ils avaient un museau trop court pour des dragons, bien trop long pour des humains.
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