Prologue

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423, Ulj Ezir


 « Je me suis sans doute emportée un brin, mais vous avouerez avoir fait montre d'un tact discutable, Matriarche. »

 Le ton posé et le geste nonchalant, je redressai ma chaise tombée au sol lors de notre altercation. Si j'avais en tête de l'offrir au confort de mon invitée comme signe évident de politesse, je dus changer mes plans lorsque son dossier me resta en main, le reste du meuble disloqué par le souffle l'ayant mis à terre. Fouillant d'un rapide coup d’œil la pièce à la recherche d'un siège convenable, force me fut de constater que ma salle à manger dans son entièreté avait souffert de notre échauffourée. La poussière, qui jusque-là empêchait toute évaluation correcte des dégâts, retombait enfin, me laissant le loisir d'admirer la ruine qu'était devenu le rez-de-chaussée.

 La large table de cèdre qui trônait au centre de la salle cinq minutes plus tôt s'était vue propulsée contre les murs de pierre avec une telle violence qu'elle avait volé en éclats. Connaissant la robustesse de l'ouvrage, je me serais presque attendue à la voir traverser intacte la paroi murale, mais, fort heureusement, l'architecture de la bâtisse se révéla plus solide que je ne l'aurais cru. Hélas, si même la table n'avait survécu, il ne restait guère d'espoir pour que le moindre meuble s'en fût sorti indemne. Commodes et étagères avaient été largement éparpillées, de même que leur contenu. Rien de bien étonnant, vu l'ampleur de la bourrasque déchaînée au cœur même de mon chez-moi.

 La raison de ce chamboulement était ma jeune interlocutrice ; du moins la définissais-je "jeune". À vrai dire, il était difficile d'estimer son âge. Ses formes dissimulées sous une large cape grise à capuche, ne restait que son visage pour l'étudier. Or, si ses traits fins dépourvus de rides ou d'irrégularités paraissaient juvéniles, ses yeux d'un cyan irréel éclairaient un regard mature que seules une intelligence et une expérience offertes par les années étaient en mesure d'appuyer. Un large symbole en courbes, tatoué d'un bleu sombre, s'étalait d'une pommette à l'autre en chevauchant l'arête du nez et attirait d'autant plus l'œil sur ces deux prunelles luisantes de sagesse. Descendant en volumes ondulés le long de ses joues, ses cheveux argentés laissaient leurs extrémités boucler tranquillement dans une harmonie naturelle et une élégante sobriété.

 Elle n'était pas bien grande, mais je l'étais encore moins.

 Comme tout le monde, je la connaissais sous le nom de Q'Hilith. En Naj'n, cela signifiait “Petite Rafale”. Une qualification adaptée et euphémisante, étant donné qu'elle avait su conduire une véritable tornade dans mon humble longère. J'ignorais par quel moyen elle y était parvenue, mais jamais Souffleuse n'avait aussi bien porté son titre. Si, enfant, on m'avait appris à la mépriser, elle et son ordre, la personne qui se tenait devant moi me décontenançait de trop pour que je laisse de vieux préceptes religieux cloisonner mon jugement.

 « Ma foi, vous m'avez prise au dépourvu, me répondit-elle d'une voix à la fois amusée et empreinte d'amabilité.

 — Pardon ? Un instant vous tentez de me tuer ; l'instant suivant vous voilà toute mielleuse. Comment étais-je censée réagir ? »

 Je n'étais pas habitée dans l'instant par la plus grande des courtoisies, il est vrai. Que la personne la plus influente du continent s'invite chez moi sans raison pour m'attaquer et démolir ma maison, c'était une chose. Mais qu'elle ne me reproche pas de me défendre.

 De quelques pas, je rejoignis la position d'un trophée fort macabre. Ayant malencontreusement quitté sa propriétaire durant notre dispute, la main droite de Q'Hilith gisait au centre de la pièce sans que cela ne semble la gêner. D'un coup de pied indélicat, je la bottai à l'intéressée. Celle-ci attrapa sa droite de sa gauche avant de me retourner un sourire rieur.

 « C'est aimable à vous, mais elle ne m'est plus d'une grande utilité.

 — Premièrement, ce n'était pas aimable. Deuxièmement, vous avez mis assez de bazar chez moi comme ça, alors ne laissez pas traîner vos affaires. C'est moi qui fais le ménage, derrière. »

 Je faisais des efforts pour rester calme et civilisée, mais le flegme avec lequel elle considérait la situation me troublait. Non contente de ne rien laisser paraître de la mutilation qui l'affligeait, elle s'offrait en sus le luxe d'en plaisanter. J'avais déjà enlevé bien des bouts à bien des gens par le passé ; aucun n'avait jamais réagi de la sorte.

 « Je dois admettre être agréablement surprise, me lança-t-elle.

 — À quel sujet ?

 — Vous. »

 Allons bon. Peut-être allais-je enfin connaître la raison de sa présence. Elle continua.

 « Les rumeurs vous présentent comme une créature inhumaine et cruelle. Une tueuse folle se nourrissant du sang de ses innocentes victimes et se baignant dans leurs viscères.

 — Charmant, me contentai-je d'ironiser.

 — Or, de ce que j'ai pu voir, la jolie jeune femme qui se tient devant moi est bien loin du monstre qu'on m'a dépeint. »

 Elle rit de bon cœur. Un rire chaleureux qui m'aurait sans doute poussée à l'y rejoindre en d'autres circonstances, mais qui dans l'instant ne faisait que provoquer mon impatience.

 « C'est pour attester de la véracité de ces âneries que vous êtes venue ?

 — Entre autres. »

 D'un pas agile, Q'Hilith s'installa sur les restes d'un meuble en assez bon état pour servir de siège de fortune, prenant le soin inutile de l'épousseter en usant de sa main inerte comme d'un plumeau improvisé. Si ce n'était le moignon sanguinolent que j'apercevais de temps en temps entre deux mouvements de sa cape, rien ne laissait présumer de sa blessure tant elle agissait avec aisance. Pour ma part, je préférai m'asseoir à même le sol. Habillée d'une vieille chemise blanche usée par le temps et d'un corsaire souris trop grand pour moi, je me moquais bien de me salir un peu plus que je ne l'étais déjà. Éviter la crasse voletant autour de nous était de toute façon peine perdue.

 « Vous venez de l'Ouest de Vali'Etani, n'est-ce pas ? demanda subitement Q'Hilith. Vous en avez le profil typique.

 — Si vous le savez, ne perdez pas de temps à me poser la question et dites-moi plutôt ce que vous me voulez. »

 Acide, je restais néanmoins impressionnée. Je présentais effectivement des traits particuliers (teint clair, longs cheveux coquelicot à la texture pailleuse, larges yeux vermeils et joues parsemées de taches de rousseur) qui attestaient sans mal de mes origines. Mais rares étaient les habitants des Terres d’Émeraude à connaître les spécificités physionomiques de ma région natale.

 « Cela dit, enchaîna-t-elle, vous avez les traits un peu plus doux. Des ancêtres au Navire, peut-être ? »

 Là, elle faisait très fort. Ma grand-mère venait en effet du territoire de la Grande Jonque, à des milliers de lieues de là. Jamais encore quelqu'un n'était parvenu à le deviner au travers de la seule étude de mon visage. Madame la Matriarche était décidément pleine de surprises. Il était également flatteur de sa part d'ignorer les innombrables et fines cicatrices ornant le contour de mon visage, et de mon menton en particulier. Marques ténues, certes, mais dont la multiplicité attirait forcément l'attention.

 Tout ceci ne me donnait pas la raison de sa venue, en revanche, et l'impatience cédait de plus en plus de terrain à l'agacement.

 « Pourquoi m'avoir attaquée, Matriarche ? Vous…

 — Appelez-moi Q'Hilith, m'interrompit-elle parée d'un sourire désarmant. Je ne suis pas venue au nom de l'ordre.

 — Mais je me fous de savoir comment vous appeler ! Répondez-moi ! Vous débarquez un beau jour de nulle part, me poussez à vous affronter dans un duel absurde pour ne vous calmer qu'une fois une main en moins, et maintenant vous me posez tranquillement des questions sur mes ancêtres ! Qu'est-ce que vous me voulez, Q'Hilith ? ! »

 Je m'étais relevée d'un bond pour lui crier ma colère au visage. Essayait-elle de faire ami-ami après avoir manqué de me tuer et dévasté ma salle à manger ? Elle avait beau être à la tête des Ailes d'N'A'Ria, l'ordre le plus puissant du continent, elle me devait trop d'explications pour que je garde mon sang-froid plus longtemps. Sentant que son petit jeu ne faisait que renforcer mon animosité, la Matriarche reprit.

 « Je devais juger par moi-même de vos capacités. Il y a des choses dont on ne peut attester qu'en personne.

 — Au risque d'y perdre un membre ou de vous faire tuer ?

 — Précisément. »

 Elle posa les yeux un instant sur sa mimine fugueuse et m'offrit un rictus satisfait.

 « Vous n'avez pas idée de ce que vous êtes capable d'accomplir.

 — Alors éclairez-moi. » réclamai-je d'une voix lasse.

 Elle se releva et se posta devant l'encadrure d'une fenêtre fraîchement démolie, observant le ravissant spectacle d'un soleil déclinant par-delà des pics montagneux acérés.

 « Puis-je vous proposer un marché, Talia ?

 — Arrêtez d'esquiver mes questions !

 — Vous aurez vos réponses, je vous le promets, enchaîna-t-elle aussitôt sans rien perdre de son calme. Mais je suis de nature curieuse. Ne l'êtes vous pas, vous aussi ? »

 Non, je ne l'étais pas. J'avais vu assez de choses dans ma courte vie pour pouvoir me complaire dans ma petite existence de réfugiée, perdue et oubliée du reste du monde. Tout ce que je désirais savoir, c'était le pourquoi de son approche. Mais elle ne me laissa pas le temps de répondre.

 « J'aimerais vous connaître, Talia. Vous, votre parcours, votre véritable histoire. Racontez-moi donc. Racontez-moi tout. »

 Elle me laissait sans voix. Ses actions tout comme ses paroles me déconcertaient de trop. La raison de sa présence m'était toujours inconnue, et en lieu et place d'explications elle m'invitait à lui déballer ma vie. Peu encline à m'adonner à cet exercice, je pris tout de même le temps de m'informer sur les termes de son fameux marché. Jouer son jeu semblait être la seule issue diplomatique possible.

 « Tenons que j'accepte. Qu'est-ce que j'y gagne ?

 — Je ferai de même, répondit-elle en me fixant soudain du regard. Quelle que soit votre question, j'y répondrai sans rien vous cacher. Sur moi, sur l'ordre, sur mon but et la raison de ma venue, ou sur tout autre sujet. Vous aurez accès total au savoir de la Matriarche. »

 Sidérant. Soit elle me mentait, soit elle était complètement dingue.

 L'ordre des Ailes d'N'A'Ria, établi des siècles auparavant par un groupe de prêtres en quête de paix, avait ceci de particulier qu'il ne pouvait exister sans un détachement total et une impartialité parfaite de la part de ses dirigeants. Il suffirait qu'une fois, une seule fois, l'une de ses Matriarches se laisse aller à abuser de son pouvoir pour que s'effondre dans l'instant l'ordre dans son entier. L'organisation tentaculaire faisait figure de justice, de vertu et d'équité, et c'est l'unique raison pour laquelle les contrées les plus prospères, malgré leurs différends et leurs ambitions, participaient dans leur majorité à ce que cet ordre, neutre par nature, persiste et perdure. Se placer sous la coupe des Ailes n'était en rien faire montre de faiblesse. Il s'agissait au contraire de la preuve d'un régime digne et civilisé. Accepter leurs lois et leurs codes revenait à s'assurer une protection quasi immédiate contre ceux qui les enfreindraient, ainsi que le soutien d'un réseau s'étalant sur pratiquement tout Ea'Ria. Informations, science, échanges... il y avait trop à y gagner pour que même le richissime empire d'Ulj Ezir, le plus vaste et puissant pays du globe, ne daigne se passer de leurs services. Toutes les nations affiliées à l'ordre se soumettaient ainsi à son autorité juridique et à son influence.

 Voilà donc ce qu'était Q'Hilith : la tête d'une entité transcendant les frontières, dont chaque parole pouvait chambouler une ère. La lignée des Matriarches avait vu naître et périr des royaumes, et y avait parfois même contribué. Les plus grands traités se signaient en leur présence et il était de connaissance commune que l'ordre gardait pour lui assez de secrets pour réécrire l'Histoire telle qu'elle nous était habituellement contée. Secrets que sa détentrice me proposait maintenant de me dévoiler en échange des miens.

 C'était absurde. Jamais l'ordre n'aurait pu prospérer avec des dirigeants aussi volatils. Quelle que fût la valeur qu'elle pouvait me donner, cela n'était en rien comparable à ce qu'elle m'offrait en retour.

 « Je suis très sérieuse », lança-t-elle calmement, comme si elle avait lu sur mon visage médusé mon profond scepticisme. « N'allez pas croire que j'agis à la légère. Ma présence ici est l'accomplissement même du destin des Ailes. Si mes espoirs sont justifiés, alors vous plus que quiconque méritez de connaître les origines de l'ordre et son but véritable. »

 J'éclatai d'un rire nerveux.

 « C'est une mauvaise blague. Je me suis exilée ici pour fuir les troubles des guerres et les manigances de cours, mais la célèbre Q'Hilith en personne souhaite me faire part des grands projets millénaires de sa troupe politique internationale.

 — Je n'ai pas l'intention de vous obliger à quoi que ce soit, il est…

 — Encore heureux ! Mais vous aimeriez bien ! »

 J'avais hurlé sans le vouloir. Visiblement surprise, elle se tut et me laissa continuer.

 « J'en ai marre, moi, de vos affaires de grands seigneurs ! J'ai déjà donné ! Vous croyez sincèrement que j'ai quelque chose à faire de votre ordre et de vos beaux projets ? Vous étiez là pour m'aider à défendre L'Apogée, peut-être ?! Foutez-moi donc la paix ! »

 Sans m'en rendre compte, je m'étais assez approchée d'elle pour distinguer les motifs de ses iris. Singuliers, ceux-ci tourbillonnaient étrangement en délicates volutes azurées. Une particularité que je n'avais observée qu'une seule fois par le passé, sur un visage qui ne m'évoquait depuis aucun bon sentiment. Néanmoins, le mystère des yeux de Q'Hilith ne m'intéressait que peu dans l'instant présent. J'avais beau ne les avoir qu'évoqués, des souvenirs que j'aurais préféré ne pas faire resurgir me revenaient avec violence, amenant avec eux leur lot de rage et de peine. Bien cruelle requête que de me demander ainsi de m'épancher à nouveau sur un passé que j'avais choisi d'offrir à l'oubli. Bien sûr, elle ne pouvait pas le savoir, aussi ma colère devait-elle lui paraître disproportionnée ; quoique. Pourtant, malgré mon agressivité soudainement exacerbée, la Matriarche ne sembla pas me tenir rigueur de mon mauvais caractère. Son sourire malicieux s'effaça en revanche au profit d'une moue peinée.

 « Soit. » ajouta-t-elle simplement.

 Sans un mot de plus, elle détacha son regard du mien et entreprit de quitter les lieux par le trou béant qui remplaçait désormais ma porte.

 « Attendez ! me surpris-je à crier. C'est… c'est tout ? »

 Elle stoppa net son avancée, sans se retourner.

 « Je vous l'ai dit : je ne vous forcerai pas. Et puis… »

 Elle soupira.

 « Je n'apprécie pas vous voir pleurer. »

 Je pleurais ? Le rapide passage de mon index sur ma joue humide me le confirma. Du même geste, j'y caressai les nombreuses cicatrices y résidant. Si elles se faisaient de plus en plus discrètes avec le temps, elles demeuraient pourtant là comme témoins indélébiles de mon enfance ; elles et bien d'autres. Qui essayais-je de convaincre ? Comme si je pouvais mettre de côté des souvenirs que les stigmates de mon propre corps ne cesseraient jamais de me rappeler ?

 Le voulais-je seulement ?

 Q'Hilith avait brisé ma rapière durant notre affrontement, ultime et précieux héritage que je tenais d'un homme cher à mon cœur. Si l'oubli était mon souhait, que faisais-je encore avec ? Même les vêtements qui m'habillaient étaient une part des vestiges de mon passé. Belle hypocrisie que de prétendre vouloir m'en détacher en les portant au quotidien.

 Qu'importe la Matriarche, j'allai ressasser mes vieux démons tout le reste de la soirée ; il était désormais trop tard pour l'éviter. Autant mettre ce désagrément à profit.

 « Restez, concluais-je. Le vin est tiré, désormais…

 — Vous êtes sûre ? »

 Elle se montrait bien avenante, et je compris à son regard empreint de compassion que mon mal-être l'affectait vraiment. Au-delà de ses manières déconcertantes, Q'Hilith était quelqu'un de bien, je le devinais. Spéciale, sans nul doute, mais je sentais au fond de moi que si je devais me confier à une personne sur Ea'Ria, ce devait être elle. Ou alors m'imaginais-je des choses. Peut-être avais-je simplement besoin de parler et me persuadais-je pour ce faire de sa bonne nature.

 Peu importe.

 « Je me moque bien de vos secrets, Q'Hilith, annonçais-je dans un calme nouveau. Mais si vous voulez vraiment connaître mon histoire, qu'il en soit ainsi. »

 Un détail me revint alors et je pointai du doigt son bras réduit.

 « Ne faudrait-il pas soigner ceci, avant ? »

 Rendue radieuse par ma décision, la Matriarche retrouva son sourire. Elle répondit en riant, brandissant un moignon qui ne saignait déjà plus.

 « Une broutille pareille ? Non, ne vous en faites pas pour ça, j'y survivrai. »

 Cette fois-ci, je la rejoignis dans sa bonne humeur en laissant échapper un petit rire amusé. La curiosité n'était peut-être plus dans mon tempérament, mais cette femme avait le chic pour l'attiser.  

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