Chapitre 1 - Chants de cristal (1/2)

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Chapitre 1 : Chants de cristal


409, Vali'Etani


 « Llimn... tu ne Soufflerais pas plus que d'habitude, ces temps-ci ? » Penché au-dessus d'un stère de bois immaculé, un vieil homme rabougri, chauve, parfaitement imberbe et nageant dans une large bure kaki jeta un regard malicieux à la masse de poils hirsute et écarlate qu'était visage de mon père. Ce dernier, s'il ne dépassait qu'à peine le petit religieux, impressionnait par la force évidente de ses bras, d'un diamètre rivalisant avec celui de mon tronc. Sans exagération. C'était un véritable pavé de muscles, aussi large que haut. On pouvait entendre les cris de supplice de sa chemise au moindre de ses mouvements. La malheureuse étoffe ne contenait qu'avec difficulté les tressaillements continus de ces monceaux de chair ferme à la proportion absurde ; chose qui aurait dû arriver dans une moindre mesure, si seulement Monsieur mon père avait daigné se faire confectionner des vêtements à la sienne. Hélas, plus pour cette pauvre chemise que pour lui-même, Papa se fichait pas mal de la qualité de ses habits, tant il passait le plus clair de ses journées le torse à l'air. Ses hauts étaient destinés aux rares occasions où l'exhibition de son poitrail ô combien viril se faisait d'un aloi douteux. Et, parmi ces occasions, la visite de prêcheurs du Clos était la plus récurrente.

  « Et comment ! lâcha-t-il de sa grosse voix hilare. Fonenza achète mon bois par caravanes entières ! »

 Son vieillard d'interlocuteur se frappa le front.

  « Bon sang, Llimn, essaye au moins de jouer le jeu !

 — Oh… »

  Il se reprit dans une courbette et les hurlements d'agonie de sa vêture.

 « À peine, Monsieur. Tout juste de quoi soulager mes vieux os quand le poids du labeur se fait trop sentir.

 — Mieux.

 — Des sifflotements, tout au plus.

 — Très bien.

 — Sifflotements ? Que dis-je, un soupir.

 — Parfait. — Les vagues résidus d'une douce respiration.

 — Inutile d'en faire trop. »

 Et les deux de s'esclaffer de leur absurde numéro au milieu de la grange familiale. Du haut de mes presque douze ans (du moins, du plus haut qu'il m'était possible de prétendre), je contemplais avec indifférence le spectacle que m'offraient les deux compères, assise sur l'un des nombreux amas de bûches blanches que contenait le bâtiment et finissant ce qui fut jadis un large pain fourré à la viande. Leur petit manège voguait fort loin au-delà de mes préoccupations, même si la sympathie de Giren, notre petit vieux d'invité, était une bénédiction dont j'aurais dû le remercier à chacune de ses visites. Vali'Etani n'était pas appelée théocratie pour rien et rares étaient les cadres du Clos assez fous pour fricoter avec un Souffleur tel que mon père ; c'était là faire montre d'un respect très relatif des principes d'Emindi, le soi-disant fondateur et père éternel de notre belle contrée.

 Bien loin du guide immortel des récits, "Emindi" n'était plus depuis longtemps qu'un titre offert au principal dirigeant du Clos de Vali, et donc du pays. Sa défiance originelle envers les utilisateurs de l'Aia, ou "Souffleurs" par chez nous, avait en revanche bien survécu aux âges. "Les hommes meurent, mais les peurs restent" disait mon père. Qu'importent leurs vertus ou leurs intentions, les manieurs de Souffle sont ainsi restés ostracisés et pointés du doigt comme porteurs de catastrophes. Inutile de préciser que, proche de l'impie telle que je l'étais, les affabulations grotesques de mon éducation religieuse ne déclenchèrent jamais chez moi le moindre élan spirituel ; quand bien même, je me dois de l'avouer, elles eurent le tact de me divertir.

 Quoi qu'il en soit, mon père Soufflait.

 Mais on ne s'en tirait pas trop mal. Située à l'extrémité ouest du pays, aux abords de l'Apogée et de l'inhospitalière Sen Syss, notre région était un point de passage et de rencontre important où négociants du nord tout comme nomades du sud venaient marchander. De fait, les lois issues des dogmes nationaux s'y faisaient plus laxistes. En sa qualité de responsable de la cité de Trépas-du-Lièvre et de ses environs, Giren était fort conscient des bénéfices qu'apportait une tolérance accrue sur le sujet de l'Aia. Car mon père vivait de la coupe d'Arbres-Sels, en apparence de majestueux cousins de l'orme, mais dont le bois était si dur qu'il était impensable de les abattre par l'unique force d'une hache. Il fallait une puissance que seul le Souffle associé à ses muscles pouvait fournir, Un fait que Giren n’ignorait pas ; en conséquence de quoi il fermait les yeux sur ses méthodes avec bienveillance.

 « Talia, si t'as fini on y retourne ! »

 Pressé comme toujours, papa avait guetté l'instant précis où j'enfournais mon ultime bouchée pour me rappeler au travail. Je ronchonnai un brin, fidèle à mon habitude, oubliant volontairement que la visite de Giren m'avait déjà donné l'occasion de faire traîner ma pause de midi.

 À l'extérieur de la grange nous attendaient une large charrette vide et une poignée de religieux de tous âges. Si Giren seul était venu, jamais mon père n'aurait pris la peine de s'habiller correctement, mais le vieux moine se voyait accompagné par toute une petite troupe suivant divers protocoles alambiqués, aucun d'entre eux n'étant dupe des arrangements entre Giren et “Llimn l'Abatteur”. Une moitié soutenait l'initiative de tolérance quand la seconde se contentait d'éviter le sujet. Toujours est-il que l'équipée en robe s'en retourna vite vers la civilisation une fois leur ancien récupéré et quelques formulaires signés par la grosse paluche velue du mien.

 Ceci fait, nous pouvions enfin reprendre le travail. J'embarquai dans la charrette d'un pied connaisseur. Papa de son côté troqua sa chemise pour un harnais de cuir et s'attela lui-même aux brancards de l'engin. L'idée d'utiliser des chevaux ne fut jamais concrétisée pour deux raisons : la première étant que mon monstre de paternel surpassait en puissance celle de deux bourrins ; la seconde que les animaux non entraînés paniquaient facilement à l'approche de la Sen Syss. Or, c'était précisément par là que se trouvaient les Bois de Sel, formant la frontière naturelle entre Vali'Etani et ces terres mystérieuses.

 Le paysage restait représentatif de la région : de vastes plaines verdoyantes où les arbres se faisaient plus que discrets, parsemées d'énormes rochers aux coloris parfois surprenants. On pouvait apercevoir la chaîne de L'Apogée loin à l'Ouest, récif montagneux atypique fait de flèches rocheuses démesurées plutôt que de véritables montagnes. Dans la direction opposée se poursuivait Vali'Etani, vers la jungle dense formant le cœur du pays et bien trop éloignée pour nous laisser entrevoir son orée.

 La Sen Syss, elle, s'étendait au sud sur l'équivalent d'un continent entier. Les explorateurs de toutes époques chantaient ses merveilles autant que ses dangers, et seuls les nomades natifs de l'endroit semblaient parvenir à y vivre correctement. On la disait le berceau de l'Aia et chacun la savait... capricieuse, transformant d'un jour à l'autre son relief et la nature même de son sol, rendant impossible d'y bâtir une civilisation sédentaire. Là où trônait une colline un soir, on pouvait trouver un lac au petit matin et une forêt le jour suivant. Créatures mythiques, phénomènes défiant la logique et la raison ; la Sen Syss était le terreau d'un nombre incalculable de légendes, et il suffisait d'admirer le ciel pour se convaincre qu'au moins une partie d'entre elles étaient fondées. Chaque nuit proposait un tableau différent de la veille. Parfois, de longs et élégants voiles lumineux nageaient paisiblement au gré du vent ; d'autres fois, la scène céleste s'enflammait dans d'impressionnants orages multicolores. Énumérer les multiples visages de ciel était une quête sans fin.

 Pour l'heure, cependant, la Terre des Périls était paisible et dégagée. Un vif éclat rouge à l'horizon attirait de temps en temps notre attention, mais rien qui ne sorte de l'inordinaire. J'étais même un peu déçue, quand bien même ce calme était fréquent en journée.

 Nous rejoignîmes les Bois de Sel en une grosse demi-heure. De loin, ils ressemblaient à un amas de larges pelotes blanches pailletées, réfléchissant l'humeur du ciel selon les mouvements du vent. Sur place, néanmoins, à l'ombre de vastes ramures immaculées, la terre cristallisait sa surface en une substance minérale, lisse et platinée, où venaient mourir les feuilles de Sel en la recouvrant d'une poussière éclatante qui crissait sous nos pas.

 Tout cela était très blanc. Très très blanc. Trop à mon goût. Si ce n'étaient les petites lucioles multicolores que l'on apercevait parfois, et qui, hélas, fuyaient à l'approche des hommes, l'endroit était un véritable purgatoire chromatique. La cime des arbres tanguait légèrement sous l'action d'une brise constante, mais les branches basses restaient inertes, se contentant de laisser le minerai qui constituait leur écorce luire chaotiquement selon l'angle d'observation. Seul son audible, la délicate cacophonie des feuilles s'entrechoquant doucement ressemblait plus à d'innombrables tintements de verre qu'à tout ce qu'une forêt ordinaire pouvait produire. Giren sautillait d'excitation chaque fois que lui venait la chance d'admirer de nouveau cette végétation unique, là où j'avais personnellement fini par me lasser. Je n'aimais pas le blanc.

 Du même pas alerte qu'à l'embarquement, je descendis du véhicule et attrapai l'un des larges sacs de jute qui y traînaient. Mon rôle n'était pas d'aider mon père à abattre les arbres ; ma propre force étant un facteur tout à fait négligeable dans la manœuvre. Je devais en revanche ramasser autant de sel d'Aia que possible, à savoir les résidus des feuilles échouées. Une tâche fort simple, à défaut d'être intéressante. Le vrai désagrément venait de la peine que je pouvais éprouver le soir à rendre à mes longs cheveux revêches et pleins de sel un semblant de tenue et de propreté. Quoi qu'il en soit, rompue à cette activité, je m'y attelai sans attendre tandis que Papa se désharnachait. Lui non plus ne souhaitait pas traîner et s'arma rapidement de son imposant outil de travail. Faite de la même essence que celle qu'elle s'apprêtait à fendre et d'une lame titanesque au poids supérieur au mien, la hache de l'Abatteur était une œuvre d'art à part entière. Le métal utilisé venait de lointaines terres au-delà de la jungle et de l'océan, et fut été traité par un érudit de façon à faciliter le Souffle pratiqué par mon père. Bien trop lourde pour le commun des mortels, l'imposant ouvrage dansait dans ses mains comme une brindille pouvait le faire dans les miennes. Mais même cette monstrueuse machine à trancher n'était pas suffisante pour mettre à terre un Arbre-Sel. Pas en moins de plusieurs semaines de travail.

 Papa brandit l'outil à deux mains au niveau de ses épaules, ferma les yeux et se concentra. D'un regard extérieur, il ne faisait que rester immobile dans une position inconfortable, mais je savais ce qui se cachait derrière cet étrange silence précédant chacune ses frappes. Le tranchant d'une telle lame, aussi entretenu soit-il, n'avait aucun réel espoir d'entamer l'écorce et n'était pas destiné à ce rôle. Invisible, une autre lame voyait peu à peu le jour le long du fil de la hache. Bien plus affûtée. La grande fendeuse n'était qu'un guide, un moule sur lequel mon père forgeait son véritable outil : une force de coupe éphémère, modelée par l'Aia, plus terrifiante encore que tout ce que pouvait créer un forgeron conventionnel. Un œil attentif pouvait capter les infimes fluctuations de l'air que provoquait ce phénomène aux abords du métal, mais c'était là son seul témoin visible.

 Presque deux minutes s'écoulèrent.

 Puis il frappa.

 Le sol trembla dans une détonation sourde, faisant s'agiter les feuillages alentour en un chaos cristallin. La puissance de l'impact aurait déraciné un jeune chêne, mais c'est à peine si la hache s'enfonça. De centimètres en centimètres, il allait falloir le reste de l'après-midi pour que ce tronc têtu s'admette vaincu. Plusieurs heures durant lesquelles j'allais profiter avec régal de ce genre d'agressions sonores. Ô joie.

 Bon, pour être honnête, je n'y prêtais en réalité plus vraiment attention. Tout cela faisait depuis longtemps partie intégrante de mon quotidien. Ironiquement, plus que le bruit, c'était le silence qui me mettait mal à l'aise. Devant entrer dans un état de profonde concentration à chaque nouvelle frappe, Papa n'était pas disposé à la conversation pendant notre labeur, et je me retrouvais ainsi fort seule, avec pour unique distraction le ciel de la Sen Syss. Or, celui de l'instant restait ennuyeux. Même la lumière rouge aperçue plus tôt s'était retirée. Plusieurs secousses plus tard, heureusement, l'Arbre-Sel abdiqua dans un plaisant vacarme. J'avais de mon côté rempli la dizaine de sacs à ma disposition, comme prévu et comme je l'avais déjà fait dans la matinée. Une journée ordinaire, en somme. Pourtant, bien que victorieux, l'Abatteur semblait contrarié.

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