Chapitre 6
Anthoea observait la paume de sa main, les yeux dans le vague. Était-elle contaminée ? Peut-être que la maladie s’y propageait déjà. Une maladie que les machines ne sauraient pas combattre. Toucher quelqu’un, c’était du suicide. Glenn avait relevé l’évidence, mais elle le frappait de plein fouet.
Sur le lit tout proche, le corps féminin dormait, épuisé par sa crise de larmes. Une couverture douce recouvrait son épaule et seule une partie de son visage était visible. Le modèle qui avait été créé était vraiment ravissant, une très grande douceur s’en dégageait.
Le premier objectif avait été validé, ensemble. C’était un objectif on ne peut plus basique : « avoir un contact physique direct », l’explication qui suivait annonçait seulement que leur peau devait se toucher, sans barrière, sans tissu, sans quoi que ce soit pour s’opposer entre les deux épidermes. La durée du contact, la zone de peau concernée, tout cela était à leur libre convenance. Sur l’immense grille de différents programmes, ce premier pas avait été coché et à présent, l’objectif était grisé, il apparaissait un peu plus petit. Aucune validation supplémentaire ne serait nécessaire pour lui. Pour le reste de leur très longue vie, ce serait fait.
Néanmoins, ce n’était pas parce que l’objectif était validé, qu’Anthoea ou Glenn serait à l’aise avec l’idée de recommencer. Or pour la suite du programme, leurs peaux allaient devoir être bien davantage en contact. Pire encore, leurs langues et leurs sexes se toucheraient également. Anthoea frémit sans savoir exactement quelle émotion y correspondait.
Glenn remua dans son sommeil attirant son attention et le fil de ses pensées décousues se porta sur la suite des évènements. Parler à Glenn, lui parler vraiment lui paraissait indispensable et en même temps, ce n’était pas l’un des objectifs. Seulement, la proximité physique impliquait bien des choses, des choses que jamais Anthoea n’aurait pu prévoir d’ailleurs. Comment penser que ce rapprochement purement physique impliquerait une proximité mentale ou émotionnelle ? En soupirant, Anthoea déploya son corps pour s’éloigner et s’isoler, le temps de contacter Marguerite. Discuter avec une personne proche et amicale lui ferait du bien.
Marguerite apparut dans la petite pièce prévue pour l’isolement et les visites dès qu’Anthoea l’appela. Son corps n’avait pas évolué mais l’inverse aurait été étonnant. Marguerite portait l’une de ses robes de divas qui étaient tant appréciées, sa couleur d’un violet sombre s’accordait parfaitement à sa barbe joliment tressée. Dans un premier temps, le silence régna. Marguerite fit le tour de la pièce en jetant un regard appréciateur sur ce qui était l’œuvre d’Anthoea à n’en point douter. Son acolyte avait toujours eu un don pour gérer l’espace et clairement, ce type de banc qui entourait la pièce tout en se fondant dans le décor, pourtant discret, lui parut tout à fait ravissant.
- Cela faisait longtemps que tu n’avais pas aménagé un intérieur.
- … oui, c’est vrai. J’ai fait ça rapidement…
- C’est très charmant.
- Je t’enverrais une copie des paramètres si tu veux.
- Volontiers. Je pourrais danser dans un tel espace. Ça aurait son côté intimiste mais ce n’en serait que mieux !
Anthoea hocha doucement de la tête. La fatigue était de plus en plus lourde à porter.
- Par contre, ce n’est pas toi qui as choisi ton nouveau corps.
- Non, mais ce n’était pas à moi de le choisir.
- Hum… Je suppose qu’une personne qui a du goût sur deux, c’est mieux que rien !
Anthoea se prit à rire doucement.
- Alors rappelle-moi… Modèle de base hein ?
- Oui.
- Ce n’est pas évident à première vue… dit Marguerite tout en se penchant et en pinçant les lèvres. Masculin ou féminin ?
- Masculin.
- Tu me montres ?
- Si tu veux oui.
Anthoea déshabilla son nouveau corps, faisant tomber les habits : une combinaison des plus basiques, jusqu’au sol et glissant ses pieds nus en dehors pour finir de s’en dégager. En écartant les bras pour exposer le modèle choisi, Anthoea se fit la réflexion qu’à l’époque, les humains avaient développés une chose liée au corps. Une chose qui n’existait plus à présent. Ils appelaient ça « pudeur ». Ça existait toujours pour les sentiments, les émotions, les pensées, les envies ou même pour des pans entiers d’habitats. Mais les corps ? Ça n’avait aucun sens à leurs yeux. Les habits n’étaient pas là pour les cacher mais pour essayer de respecter une forme de coutume plus que désuète… et peut-être aussi par pur amusement.
- Tes fesses sont lisses.
- Une particularité des modèles masculins.
- D’accord…
Marguerite recula et s’installa sur l’un des sièges prévus pour. Ce n’était qu’une projection, mais tellement parfaite que Glenn n’aurait pas eu l’air plus là en s’installant à côté.
- Et si tu me racontais comment ça se passe ?
- … c’est Glenn.
Marguerite ferma les yeux sur le choc et d’une voix blanche, un peu hachée, demanda :
- Mais tu as quand même accepté ?
- … oui.
- Glenn…
- Oui.
La tête de Marguerite partie vers l’arrière et ses yeux se fermèrent. Anthoea avait eu tellement honte de lui avouer son projet, sa motivation était évidente, mais de là à accepter avec une telle personne ?
- Tu ne te moques pas ? demanda Anthoea, d’une voix un peu cassée.
- Non… Je pourrais mais… Je suis triste pour toi. Vous vous êtes déjà disputé ?
- Oui…
- Tu vas bien ?
Anthoea haussa d’une épaule, incapable de mentir mais tout aussi incapable de trouver la réponse qui ne serait pas autre chose que la vérité. Oui, tout allait bien : Glenn avait plus de douceur que tout ce qui aurait pu être envisagé. Non, tout n’allait pas bien : leurs émotions étaient explosives et blessantes.
- Tu sais que tu peux arrêter à tout moment n’est-ce pas ? Tu n’as aucune obligation. Personne ne te jugera ! Si ça ne va pas, peu importe jusqu’où ça a été, tu es libre !
- Je sais, mais je n’en suis pas encore là. Je crois… Je crois que ça pourrait marcher.
- Un programme avec Glenn tu veux dire ?
- Oui.
Un long silence s’en suivi… puis Marguerite lâcha sombrement :
- Je comprend mieux la qualité de ton modèle.
Cela fit rire Anthoea.
- Par contre, Glenn doit être magnifique… plus que jamais.
Le rire d’Anthoea se coupa. Oui, le corps qui avait été construit était magnifique… mais Glenn avait perdu son corps d’origine et ça semblait si important que jamais Anthoea n’aurait pu dénigrer son ancienne apparence.
- Surtout que c’était un vieux modèle non ?
- Oui… Oui. Un vieux modèle. Et si on parlait d’autres choses ? Racontes moi ta dernière représentation !
Marguerite hésita puis acquiesça avant de s’exclamer avec un empressement et une joie qui n’avaient rien de feint :
- Jud était là !
- Jud… qui suit également le programme de danse ?
- Oui ! Oh tu aurais vu son nouveau corps ! Une merveille ! Et mieux encore, après la représentation, j’ai eu ses compliments.
Le petit sourire mutin de Marguerite voulait tout dire.
- Et tu sais quoi ! On va peut-être même faire une danse en duo ! Voir… une représentation complète ! Jud a dit que mon travail était ravissant !
Durant près d’une heure, Marguerite lui décrit le monde de possibilité que ça pouvait lui ouvrir et la joie ressentie devant tout ça. Pour le moment, il n’y avait que cette joie, sincère et forte, demain ou dans les jours qui suivraient, elle serait rejointe par le doute, l’angoisse, l’anxiété, le stress, le trac… Marguerite était toujours ainsi, mais Anthoea adorait partager ses moments d’euphories.
- On pourrait même organiser un ballet ! Tu imagines ?
- Il faudrait seulement supprimer tous les portés, nota doucement Anthoea figeant Marguerite qui se tourna lentement dans sa direction.
- Oui… Bien-entendu.
Il y eut un instant de silence et le doute sembla s’inscrire dans les yeux normalement pétillants de Marguerite.
- Vous l’avez fait ?
- Fait quoi ?
- Vous vous êtes touchés ?
- Oui…
Sans même le vouloir, Marguerite recula un peu, mal à l’aise. Anthoea baissa la tête, triste que la remarque qui lui avait échappée, provoque un tel cataclysme dans les émotions de l’autre. Marguerite frémit, de la tête aux pieds, et sa robe vibra un peu scintillant très joliment.
- C’était comment ?
- Tu veux vraiment le savoir ?
- Oui ! Sinon je ne demanderais pas.
- Et si ça te faisait envie ?
La surprise qui se peignit sur les traits doux de Marguerite était authentique. L’idée même ne lui avait jamais traversé l’esprit. C’était si horrifiant ! Comment cela pourrait-il devenir tentant ? Aucune chance !
- C’est impossible.
- Son corps… Le corps de Glenn. Il a une température différente des meubles ou du sol. Je le savais mais une partie de moi s’attendait à ce qu’il soit… tiède. Comme du plastique. Mais ce n’est pas le plus perturbant. Il a une masse, comme une chaise chez toi… et une force qui réponds. C’est très différent de se toucher soi-même. Je ne sais pas si tu te souviens de l’expérience de piscine à boule ?
- J’en ai encore une… souffla Marguerite.
- Parfois, une boule roule et vient te toucher. C’est inattendu et ça fait une pression sur ton corps. Tu vois ce que je veux dire ?
- Oui.
- Et bien là, c’est tout le temps… Tout le temps surprenant, c’est lourd, chaud et tellement présent. C’est vraiment intense.
Marguerite eut l’air d’hésiter, se redressa d’un bond et tout en tenant des pans de sa longue robe commença à faire les cent pas. Au bout d’un long moment, après que le silence se soit installé confortablement, sa voix, un peu tremblante demanda :
- Tu as envie de recommencer ?
- Ça me fait vraiment peur… mais oui. J’ai envie de recommencer et de ne jamais arrêter.
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